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À Istanbul, des affrontements entre Turcs et Syriens font jaillir une étincelle dangereuse

Les relations entre les réfugiés et les communautés d’accueil dans la plus grande ville de Turquie se détériorent, et le nouveau maire est accusé d’attiser les flammes
Magasins avec des enseignes en arabe dans le quartier de Fatih, à Istanbul (AFP)
Par Omer Faruk Gorcin à ISTANBUL, Turquie

Une boîte de Pandore semble avoir été ouverte à Istanbul après qu’une émeute anti-Syriens a éclaté samedi suite à la propagation d’une rumeur selon laquelle un garçon syrien aurait injurié une jeune Turque de 12 ans. 

Dans le quartier de Küçükçekmece, une foule en colère, principalement composée de jeunes hommes, s’est rassemblée autour de l’avenue Âşık Veysel, attaquant des magasins disposant d’enseignes en arabe.

La police a utilisé des gaz lacrymogènes et des canons à eau pour les disperser.

Dimanche soir, un scénario similaire s’est déroulé au même endroit, et la police a de nouveau dû intervenir pour disperser la foule. 

Lundi matin, rien ne semblait sortir de l’ordinaire dans la zone, hormis une présence policière notable. Toutefois, lorsque Middle East Eye s’est rendu dans des magasins appartenant à des réfugiés syriens, il y avait des vitres et des enseignes brisées. Les regards étaient nerveux. 

« J’ai vu des pierres et je crois avoir aussi vu des armes à feu »

Le premier restaurant syrien dans lequel MEE est entré n’avait pas été endommagé.

« Lorsque nous avons entendu les cris, nous avons fermé les volets », a rapporté le propriétaire, qui a refusé de s’exprimer davantage en ajoutant : « Je suis désolé, frère. Je ne veux surtout pas avoir de problèmes. » 

Un restaurant syrien à Istanbul (MEE/Ömer Faruk Görçin)
Un restaurant syrien à Istanbul (MEE/Ömer Faruk Görçin)

Halid al-Hamed, un autre gérant de restaurant, a raconté à MEE le déroulé des événements : « Nous étions en train de travailler comme d’habitude. Mais samedi soir, après 22 h 30, environ 70 personnes ont attaqué mon restaurant. Tout s’est passé si vite. J’ai vu des pierres et je crois avoir vu aussi des armes à feu. J’ai fermé les volets après que deux de mes clients ont été légèrement blessés. »

« Ce n’est qu’une rumeur qui a causé tout ce chaos. Nous ne nous attendions pas à des choses aussi graves », a ajouté l’Aleppin de 34 ans.

« Quelqu’un a peut-être fait quelque chose de mal, mais nous, nous n’avions rien fait de mal. Une main a cinq doigts et aucun d’eux n’est pareil aux autres. De la même manière, les Syriens ne sont tous pas pareils. 

« Quelqu’un a peut-être fait quelque chose de mal, mais nous, nous n’avions rien fait de mal »

- Halid al-Hamed, réfugié syrien

« Mon restaurant est fermé depuis samedi. Aujourd’hui, je vais nettoyer le désordre et rouvrir les lieux demain. Je suis vraiment contrarié. »

Un autre propriétaire de commerce originaire d’Alep, qui a préféré rester anonyme, a également témoigné auprès de MEE : « D’après ce que j’ai entendu dire, ils ont attaqué mon épicerie après 1 h 30. Je ne quitte pas mon épicerie car je n’ai pas d’autre choix. Mais je serai plus prudent. Je fermais toujours mon magasin entre minuit et 1 heure du matin. Mais à partir de maintenant, je fermerai à 21 h 30. » 

Ce propriétaire a déclaré qu’il n’avait pas peur de ses voisins, mais qu’il n’était pas sûr de ceux qui venaient d’autres quartiers.

Selon les habitants, 15 % à 25 % de la population du quartier est syrienne, mais comme les lieux appartenant à des Syriens sont généralement situés dans des petites rues et peu visibles, plusieurs ont peut-être échappé aux dégâts.

Agitation croissante

Selon le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, la Turquie accueille actuellement environ 4 millions de réfugiés enregistrés, dont 3,6 millions sont des déplacés de force venant de Syrie. 

Plus d’un demi-million de Syriens sont enregistrés comme vivant à Istanbul, selon le ministère turc de l’Intérieur.

Plus au sud, les villes de Gaziantep, Şanlıurfa et Hatay ont chacune accueilli des centaines de milliers de réfugiés, représentant respectivement 21 %, 21 % et 26 % de leur population, toujours selon le ministère de l’Intérieur.

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À Kilis, 80 % de la population est constituée de réfugiés syriens, précise le ministère.

Le conflit en Syrie ne montrant aucun signe de fin prochaine, après huit ans de guerre, l’agitation grandit dans certains quartiers face à la présence persistante des réfugiés.

Cependant, de nombreux citoyens turcs sont accueillants et certains à Istanbul ont exprimé leur surprise devant cette violence soudaine.

« Je vis dans ce quartier depuis 1989 et je connais les visages des gens qui vivent et travaillent ici », a déclaré Ramazan Olmez, un Stambouliote turc qui travaille dans le secteur de la construction.

« Cette nuit-là, j’ai vu des visages différents. Ils avaient entre 16 et 25 ans, des jeunes qui semblaient être manipulés par la même source. Je peux dire que quelqu’un les a organisés, les a emmenés ici et les a montés contre les Syriens. Ils ne m’ont pas semblé agir comme une foule consciente. »

Une enseigne syrienne brisée à Istanbul après les violences du week-end (MEE/Ömer Faruk Görçin)
Une enseigne syrienne brisée à Istanbul après les violences du week-end (MEE/Ömer Faruk Görçin)

La première rumeur que Ramazan Olmez a entendue ce jour-là prétendait qu’un Syrien avait violé une enfant de 12 ans.

« Je n’y croyais pas. J’ai senti la provocation », a-t-il confié à MEE. « Mes deux locataires sont Syriens. J’échange avec des Syriens. Ils ne m’ont posé aucun problème à ce jour. C’est pourquoi je n’ai pas cru à une telle allégation exagérée. »

« Notre nation ne croirait pas à de telles provocations. Notre nation est patiente et hospitalière », a-t-il assuré.

Olmez s’est dit optimiste, estimant que les attaques racistes et les prises de positions politiques ne porteront pas préjudice aux amitiés plus profondes nouées entre Turcs et Syriens.

Il a toutefois tenu à souligner qu’il convenait d’accorder une attention particulière au timing de ces incidents, survenant juste après les élections locales à Istanbul.

« Je ne serais pas surpris si les provocateurs derrière toutes ces attaques se révélaient être les partisans de notre nouveau maire, qui souhaite ardemment chasser les Syriens », a-t-il déclaré.

« On est en Turquie. On est à Istanbul »

Ekrem İmamoğlu, qui est devenu le nouveau maire d’Istanbul après un nouveau scrutin controversé il y a à peine neuf jours, affirme considérer le « problème syrien » comme l’un des problèmes les plus urgents de la ville.

Lors d’une conférence de presse pour les médias étrangers vendredi dernier, il a déclaré que les difficultés économiques, les embouteillages et la question des réfugiés étaient les trois principaux problèmes de la ville. 

Il a expliqué que « le problème des réfugiés affect[ait] la société jusque dans ses racines les plus profondes » et qu’il se concentrerait spécifiquement sur ce problème en mettant en œuvre une feuille de route en trois étapes. 

« Un réfugié doit être isolé dans un camp si c’est nécessaire, ou il doit être rééduqué »

- Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul

İmamoğlu a déclaré que la première phase consisterait à mettre en place un système de registre pour les femmes et les enfants afin de mieux les aider. 

Faisant valoir que « répartir les réfugiés syriens dans tout le pays » était une erreur, le nouveau maire a déclaré que la deuxième étape consisterait à élaborer une stratégie nationale afin de poursuivre une « politique de contrôle » plus poussée à l’égard des réfugiés. 

Reprochant aux autres pays de garder le silence sur la « tragédie » en Syrie et dans ses environs, il a déclaré : « Je suis déterminé à porter cette question à l’attention du monde entier, en les exhortant à coopérer et à faire preuve de solidarité contre la tragédie humaine qui s’y déroule, plutôt que de se concentrer sur le pétrole de la Syrie. »

İmamoğlu a indiqué que la troisième et dernière étape consisterait à aider les réfugiés à retourner dans leur pays d’origine.

L’absence de description détaillée sur la manière de mettre en œuvre ces trois étapes semble indiquer que la question des réfugiés pourrait rester dans la liste des trois priorités d’İmamoğlu pendant un certain temps.

En outre, contrairement à ses déclarations de vendredi et après les événements du week-end, le nouveau maire a fait lundi une série de remarques controversées sur la question des réfugiés qui lui ont valu la réprobation générale.

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Dans une interview avec la chaîne Haber Global TV, Ekrem İmamoğlu a déclaré à propos de l’utilisation de l’arabe en ville : « Vous ne pouvez pas lire les panneaux dans certains quartiers. On est en Turquie, on est à Istanbul. » 

Les propos du maire faisaient écho de manière inquiétante aux attaques de ce week-end contre les enseignes en arabe, qui sont devenus les premières cibles du vandalisme. 

İmamoğlu a ajouté à propos des événements du week-end : « Des escalades se sont produites dans certains quartiers. Nos citoyens sont inquiets, nos citoyens sont dans la rue car ils n’ont pas d’endroit sûr. Ils se disent : “je trouverai le remède par moi-même”.

« Nous ne serons pas une administration qui commet des actes racistes. Mais cette situation ne peut pas perdurer ainsi. Vous ne pouvez pas changer la démographie [de la ville] d’un seul coup. C’était une erreur. »

Le nouveau maire d’Istanbul a également déclaré : « Un réfugié doit être isolé dans un camp si c’est nécessaire, ou il doit être rééduqué ».

Il a en outre imputé le chômage aux réfugiés syriens : « Certains de nos concitoyens ont perdu leur emploi. Le taux d’emploi a baissé en raison du nombre de réfugiés travaillant de manière informelle. » 

Lorsque l’intervieweur a soulevé le caractère dangereux de ses propos, İmamoğlu a dit ne pas être du même avis.

Nous devons dire « stop » à un moment donné

Avenue Âşık Veysel, la controverse faisait encore rage sur la véracité des rumeurs à l’origine supposée des violences du week-end.

Un Turkmène âgé de 61 ans, venu du nord de la Syrie à Istanbul lorsque la guerre a éclaté, a confié qu’il était difficile de vivre en Turquie en tant qu’invité et que les réfugiés souhaitaient rester en bons termes autant que possible avec leurs hôtes. 

« Si de telles rumeurs reflétaient la moindre part de vérité, nous nous en excuserions »

- Un réfugié syrien

« Si de telles rumeurs reflétaient la moindre part de vérité, nous nous en excuserions », a-t-il déclaré sous le couvert de l’anonymat.

Selon lui, une rumeur contradictoire s’est répandue parmi les Syriens : « Ils disent qu’un groupe d’habitants du coin a tenté de s’immiscer dans une cérémonie de mariage syrienne. Les invités au mariage leur ont résisté et l’émeute a commencé. »

D’après un pâtissier turc âgé de 22 ans, qui a également souhaité rester anonyme, les rumeurs hostiles aux Syriens ont touché une corde sensible.

« Hier, c’était la fille de mon voisin, aujourd’hui ce sera ma fille, demain, la vôtre », a-t-il lancé. « Nous devons dire ‘’stop’’ à un moment donné. Nous devions réagir. C’est tout ce que je peux dire. » 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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