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L’aide à la Syrie paralysée par la répression turque contre les organisations étrangères

Les opérations sont « à l’arrêt » alors que la Turquie sévit contre les ONG internationales qui travaillent dans le pays
Des enfants syriens jouent dans un camp à Kilis, près de Gaziantep, dans le sud de la Turquie, en octobre dernier (AFP)

Les organisations internationales d’aide humanitaire travaillent dans un climat de peur croissant dans le sud de la Turquie, alors qu’Ankara suspend les autorisations de travail, arrête et expulse des travailleurs et complique des réglementations gouvernementales déjà labyrinthiques.

Les organisations non gouvernementales internationales (ONGI) dans le sud de la Turquie sont « à l’arrêt », selon un travailleur humanitaire interrogé par MEE.

En raison de la répression, les ONGI sont de moins en moins en mesure de coordonner des programmes d’aide vitaux à destination de centaines de milliers de réfugiés à la fois en Turquie et de l’autre côté de la frontière, en Syrie. Dans plusieurs organisations, les membres du personnel assignés à des missions concrètes sur le terrain sont contraints de travailler à domicile de peur d’être arrêtés ou expulsés.

« Toute l’organisation est en panne – nous ne pouvons rien faire ; nous ne faisons rien »

– Employé d’une ONG dans le sud de la Turquie

« De nombreuses organisations, dont la nôtre, sont à l’arrêt », a déclaré un employé turc d’une ONGI dans le sud de la Turquie, qui a souhaité conserver l’anonymat pour des raisons de sécurité. « Nous ne pouvons pas avoir du personnel syrien ou expatrié dans nos bureaux sur le terrain. Les gens travaillent de chez eux et nous ne faisons aucune activité de sensibilisation. Toute l’organisation est en panne – nous ne pouvons rien faire ; nous ne faisons rien. »

La répression des ONGI survient alors que la Turquie adopte une attitude plus isolationniste et intensifie la pression sur la société civile et la liberté d’expression.

Le mois dernier, 15 membres de l’équipe de l’ONG International Medical Corps (IMC) à Gaziantep, tous titulaires d’un permis de travail turc valide, ont été arrêtés. Quatre ont été expulsés vers leur pays d’origine, mais les 11 autres membres du personnel – tous syriens – sont toujours en détention.

MEE comprend que les Syriens faisant partie des travailleurs humanitaires emprisonnés sont menacés d’expulsion vers la zone de guerre voisine.

« Le gouvernement turc a arrêté les Syriens qu’ils ont trouvés au travail », a déclaré à MEE un ancien membre du personnel d’IMC dans le sud de la Turquie. « Mes amis sont en prison et je pense qu’ils ont peur d’être renvoyés en Syrie. »

Distribution d’aide à la frontière entre la Syrie et la Turquie (AFP)

Aucune justification officielle n’a été donnée pour les arrestations. MEE comprend toutefois que les travailleurs ont obtenu des permis de travail délivrés dans la province d’Hatay au lieu de la ville de Gaziantep, où ils sont basés, ce qui les a fait enfreindre la législation turque.

L’AFAD, l’organisme d’intervention d’urgence du gouvernement turc qui coordonne l’intervention en faveur des réfugiés syriens, a confirmé à MEE que les expulsions de travailleurs humanitaires avaient été effectuées pour cette raison.

Depuis que les violences ont commencé en Syrie il y a plus de six ans, la Turquie accueille de grandes ONGI, qui reçoivent et utilisent les milliards de dollars fournis par les donateurs internationaux et les gouvernements pour coordonner les efforts de secours.

Gaziantep, une ville située à 60 km de la frontière entre la Turquie et la Syrie, a servi de plaque tournante. Au moment où les ONGI se sont installées pour répondre à la crise syrienne, les autorités turques ont adopté une posture relativement laxiste au sujet des permis de travail, des permis de circulation et des papiers.

À LIRE : Anarchie au sein des YPG : des volontaires étrangers se jurent de faire la « révolution » en Turquie

Les ONGI font toutefois l’objet d’une surveillance accrue depuis l’échec du coup d’État de l’an dernier contre le président Recep Tayyip Erdoğan.

L’arrestation et l’expulsion de membres du personnel d’IMC est le dernier exemple en date de la pression exercée contre les ONGI.

En mars, Mercy Corps, une organisation basée aux États-Unis, a été forcée d’interrompre ses opérations en Turquie après qu’Ankara a révoqué son enregistrement.

Au cours du même mois, dix membres du personnel de DanChurchAid, une organisation humanitaire danoise qui fournit de l’aide humanitaire en Syrie, ont été arrêtés, et cinq ont ensuite été expulsés vers différents pays européens. Les autres seraient toujours en détention.

Une montée du nationalisme ?

Selon des analystes, l’hostilité croissante envers les ONGI fournissant une aide humanitaire aux réfugiés syriens est un signe de la montée du nationalisme en Turquie. On pense également que celle-ci est née de soupçons selon lesquels l’aide profiterait aux militants kurdes, auxquels la Turquie s’oppose avec véhémence.

Plutôt qu’une révocation absolue des autorisations de travail des organisations, comme cela a été le cas avec Mercy Corps, les sources ont décrit comment la répression se déroule désormais par le biais de réglementations qui étranglent de plus en plus leur champ d’action.

Depuis décembre, toutes les ONG à Hatay, à la frontière avec la province syrienne d’Idleb, doivent enregistrer 48 heures à l’avance toute réunion de sept personnes ou plus auprès des autorités locales.

« Le gouvernement turc veut prendre les emplois pour les Turcs [...] Ils veulent prendre ces emplois pour leurs fils turcs »

– Ancien membre du personnel d’IMC

Selon un document publié par le gouvernorat d’Hatay, consulté par MEE, les ONG doivent fournir « l’emplacement, la date et l’heure » de la réunion ainsi que « l’identité et les coordonnées des participants ».

« Lors des réunions en salle et en extérieur, les participants doivent être fouillés par des agents de sécurité privée », a poursuivi l’ordonnance, que le gouvernorat a semblé justifier par des raisons de sécurité en citant « les actes terroristes et les attentats à la bombe qui se sont produits récemment en Turquie ».

Site d’une explosion survenue à Gaziantep en octobre 2016. Les autorités ont invoqué des préoccupations en matière de sécurité pour justifier les nouvelles restrictions (AFP)

Middle East Eye a contacté plusieurs ONGI ayant des bureaux dans le sud-est de la Turquie. Les deux tiers des 2,9 millions de Syriens se trouvant en Turquie résident dans la région.

La plupart n’ont pas n’ont pas souhaité formuler de commentaires, ni confirmer ou démentir le fait qu’ils ont reçu des visites de police ou qu’ils ont dû licencier des travailleurs syriens.

« Nous continuons d’entretenir une relation étroite avec le gouvernement turc », a déclaré un porte-parole de l’Organisation internationale pour les migrations, qui a un bureau à Gaziantep.

Les besoins en aide augmentent et non l’inverse

La répression survient alors que l’ONU laisse entendre que les ressources d’aide humanitaire sont insuffisantes en Turquie.

Les institutions gouvernementales et les services turcs sont « de plus en plus submergés et les ressources s’amenuisent » à mesure que le nombre de réfugiés a augmenté, selon le groupe de travail intersectoriel de l’ONU dans le sud-est de la Turquie.

Il est actuellement difficile de savoir si les organisations turques seront en mesure d’absorber le travail effectué par les ONG internationales expulsées.

Le porte-parole de l’AFAD a souligné que l’aide ne serait pas affectée. « L’aide humanitaire se poursuivra, nous ne prévoyons aucun problème majeur », a-t-il déclaré à MEE.

Avant d’être expulsée de Turquie, Mercy Corps desservait à elle seule jusqu’à un demi-million de personnes en Syrie chaque mois et une population de 100 000 personnes en Turquie.

En tout cas, les travailleurs humanitaires syriens se trouvant dans l’incapacité de faire leur travail à l’heure actuelle pensent qu’ils ne seraient pas embauchés par des organisations turques.

« Selon moi, le gouvernement turc veut prendre les emplois pour les Turcs, a affirmé l’ancien membre du personnel d’IMC. Ils veulent prendre ces emplois pour leurs fils turcs. »

Et ce, malgré les avantages pratiques du partage d’une même langue et de la connaissance du pays que les Syriens ont sur les Turcs lorsqu’ils travaillent avec la population réfugiée.

« Les médecins turcs ont été invités à améliorer leur arabe, mais cela n’a pas eu lieu... Ils embauchaient un traducteur pour chaque spécialiste. C’était une tâche impossible pour l’organisation, a poursuivi le travailleur. Le personnel du bureau n’a pas besoin de parler arabe mais doit bel et bien parler anglais, ce qui est un gros problème pour les Turcs. »

L’impossibilité de se conformer aux exigences turques

Le ministère de l’Intérieur, auquel l’AFAD a adressé des questions au sujet de la problématique des travailleurs humanitaires expulsés, n’a pas répondu aux demandes de commentaires formulées par MEE. Néanmoins, des responsables ont précédemment indiqué que si les ONGI se conformaient à toutes les exigences des autorités turques, elles pouvaient opérer au besoin.

« Ankara essaie d’envoyer un signal politique à la communauté internationale : le gouvernement AKP surveille étroitement cette industrie et les donateurs internationaux doivent adhérer aux règles de l’AKP s’ils ont l’ambition d’opérer à l’extérieur de la Turquie », a expliqué à MEE Hetav Rojan, analyste spécialiste des affaires turques et kurdes basé au Danemark, en se référant à l’AKP, le parti au pouvoir.

Réfugiés syriens à Kilis, à la frontière entre la Syrie et la Turquie (AFP)

Des travailleurs au sein d’ONGI ont décrit la difficulté de s’y conformer, en partie en raison de l’énorme nombre d’arrestations et de licenciements d’employés du gouvernement à la suite de la tentative de coup d’État lancée l’été dernier contre le président Erdoğan.

Environ 120 000 personnes ont vu leur emploi être suspendu dans les secteurs public et privé et plus de 40 000 personnes ont été arrêtées.

« Les règles n’arrêtent pas de changer, ce qui fait qu’il est vraiment difficile de s’y conformer », a déclaré le travailleur humanitaire qui opère actuellement dans le sud de la Turquie. « Les responsables du gouvernement n’arrêtent pas de changer [suite à la purge post-coup d’État] ; vous pouvez avoir été en relation avec un responsable avant, puis un nouveau arrive, ce qui est super inutile. »

Une plus grande misère pour les Syriens des deux côtés de la frontière

Si plus d’ONGI sont forcées de fermer boutique dans le sud de la Turquie, ce seront les Syriens se trouvant en Turquie et de l’autre côté de la frontière qui en souffriront.

La province syrienne d’Idleb abrite des dizaines de milliers de déplacés internes.

Les civils qui s’y trouvent rapportent des frappes aériennes quotidiennes lancées par les forces du régime syrien qui aggravent chaque jour la situation humanitaire dans ce qui forme de plus en plus une « zone d’encerclement » pour les forces d’opposition et les civils.

Les agences des Nations Unies et leurs partenaires sont autorisées à entrer en Syrie depuis la Turquie pour fournir de l’aide humanitaire, y compris des fournitures médicales et chirurgicales, au moins jusqu’à janvier 2018, en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. En mars 2017 uniquement, 400 camions ont approvisionné des centaines de milliers de personnes en nourriture et en autres produits de première nécessité, selon des documents de surveillance de l’ONU.

L’approvisionnement en aide humanitaire pourrait cependant s’avérer beaucoup plus difficile en cas d’intensification des restrictions imposées aux ONGI en Turquie.

L’une des principales raisons serait la perturbation des flux de trésorerie, selon un rapport publié la semaine dernière par la Century Foundation.

« Ankara essaie d’envoyer un signal politique à la communauté internationale »

– Hetav Rojan, analyste spécialiste des affaires turques

Si plus d’ONGI étaient victime d’une purge dans le sud de la Turquie, il pourrait y avoir « une perturbation majeure de la fourniture d’aide humanitaire dans le nord de la Syrie, en partie en raison de la façon dont cela affecterait le flux d’argent provenant des donateurs », a déclaré Sam Heller, auteur du rapport.

« Ces ONGI – qui sont en mesure de satisfaire les normes des donateurs occidentaux en matière de rapports et de suivi alors que la plupart des ONG locales ne le peuvent pas – sont un intermédiaire essentiel pour les fonds provenant des donateurs, dont l’USAID, le Département britannique du développement international (DfID) et l’Union européenne. »

Les Syriens à Gaziantep s’inquiètent de plus en plus des répercussions sur leurs amis et leur famille se trouvant de l’autre côté de la frontière.

« Les organisations internationales telles qu’IMC font un gros travail en Syrie, en particulier en matière de santé et d’hygiène », a déclaré un Syrien vivant à Gaziantep, qui avait travaillé précédemment avec des ONGI avant de partir en Turquie. « Nous craignons que cette situation n’ait un effet vraiment négatif sur ces services et donc sur les Syriens. »

Pourquoi la Turquie chasse-t-elle des travailleurs humanitaires ?

Les observateurs et les travailleurs humanitaires attribuent la pression croissante exercée sur les ONGI au sentiment nationaliste et anti-occidental qui se développe en Turquie.

Dans la presse pro-gouvernementale turque, les accusations abondent au sujet d’organisations internationales qui hébergeraient des espions et aideraient les militants kurdes.

Un article publié par le journal Sabah a accusé les organisations étrangères d’« [opérer] sous le couvert de l’"aide humanitaire" » ou d’avoir « offert un million de dollars au PKK syrien ».

Les organisations humanitaires ont rejeté les allégations.

« Il y a une attitude visant à "chasser les étrangers" », a déclaré l’un des travailleurs humanitaires interrogés par MEE. « Les gens s’intéressaient autrefois aux étrangers originaires de l’UE et des États-Unis, et maintenant, ils sont [considérés comme] les pires. »

Des Kurdes brandissent des drapeaux alors qu’un hélicoptère médical de la coalition dirigée par les États-Unis survole le site de frappes aériennes turques, près de la ville kurde syrienne de Derick, en avril 2017 (AFP)

La réticence à l’idée de laisser passer toute sorte d’aide pouvant terminer dans des zones contrôlées par les forces kurdes pourrait également entrer en ligne de compte.

Selon Rojan, l’expulsion des ONGI s’apparente à une punition pour le soutien apporté par les États-Unis aux Forces démocratiques syriennes, une alliance majoritairement kurde qui combat en Syrie.

Tard ce mardi, les États-Unis ont annoncé leur intention de fournir une aide militaire à la milice kurde du YPG, un élément clé des FDS. Ankara considère les YPG comme une extension du PKK, le groupe militant interdit par la Turquie.

Rojan a expliqué que la réaction des responsables de l’AKP à l’expulsion de Mercy Corps – qu’ils ont accusé de pactiser avec le PKK – était « une continuation claire de la rhétorique nationale de l’AKP, qui a ciblé Washington au cours des dernières années en accusant l’administration de coopérer avec les FDS en vue de concevoir des opérations autour de Raqqa et dans le nord de la Syrie en général ».

Pour les employés des ONGI en Turquie et les personnes qui dépendent de l’aide qu’elles fournissent, l’avenir est incertain. « Je me demande vraiment ce qui arrivera au personnel syrien, a déclaré l’employé turc au sein d’une ONGI. Nous sommes en situation de crise depuis cinq semaines, mais cela semble faire beaucoup plus longtemps. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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