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Le cinéma tunisien s’interroge sur la radicalisation

La sortie cette semaine du film Fatwa met en exergue une thématique déjà abordée dans d’autres films cette année. La radicalisation, effet de mode ou réel questionnement ?
Scène du film Fatwa du réalisateur tunisien Mahmoud ben Mahmoud (capture d’écran)
Par Lilia Blaise à TUNIS - Tunisie

C’est l’histoire de la quête d’un père pour comprendre la radicalisation et la mort de son fils. L’action se déroule en 2013, dans une Tunisie déchirée par les débats identitaires et les menaces de mort autour d’une personnalité politique, une députée, qui n’est pas sans rappeler les cas de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, deux figures de la gauche tunisienne assassinés en 2013.

Le film Fatwa du réalisateur Mahmoud ben Mahmoud, sorti mercredi 13 février dans les salles tunisiennes, fait resurgir des souvenirs pesants : ceux d’un pays en pleine crise, à l’image de celle que le pays a traversée après les premières élections démocratiques de 2011, mais aussi en plein débat sur la question religieuse et sa place dans la politique. 

Dans ce film intimiste au message politique, le réalisateur a pris le parti de montrer la radicalisation à travers le deuil des parents et leur environnement, vécue par ceux qui en sont témoins.

Il n’est pas le seul à avoir eu cette idée : dans le film Weldi, qui vient de sortir en salles, le réalisateur Mohamed ben Attia, qui signe son deuxième long métrage, montre aussi un père, qui, face au départ de son fils en Syrie, voit sa vie bouleversée. 

Dans un court métrage primé aussi aux dernières Journées cinématographiques de Carthage (JCC), Brotherhood, la jeune cinéaste Meryam Joobeur explore le retour d’un jeune Tunisien de Syrie et son rapport difficile avec sa famille de bergers, dans une campagne pauvre, isolée et hostile. 

La radicalisation et son impact sur les familles, plus que le processus d’endoctrinement ou de basculement, interrogent depuis plusieurs années les cinéastes tunisiens, toutes générations confondues. 

« L’Occident nous demande ces sujets- là. Les fonds d’aides occidentaux et orientaux y sont plus sensibles » 

- Nejib Ayed, producteur et directeur des JCC

Effet de mode ou réel questionnement, chaque cinéaste tente d’apporter sa vision en prenant l’humain et le film de genre comme cadre référentiel. Selon certaines critiques, choisir le thème de la radicalisation est un moyen aisé d’obtenir des financements étrangers pour financer la production. D’autres parlent d’un thème de prédilection commun au monde arabe. 

Une problématique « taboue »

« En tant que directeur des JCC, j’ai remarqué que la thématique de l’islam politique et ses dérives violentes, était très présente dans les sélections des festivals de 2013 à 2016. Ce n’est pas une question de générations mais plus une question de mode », observe Nejib Ayed, producteur et directeur des JCC depuis deux ans. 

Selon lui, cette tendance s’explique : « L’Occident nous demande ces sujets-là. Les fonds d’aides occidentaux et orientaux y sont plus sensibles alors que les publics locaux n’aiment pas forcément ces thèmes, qui commencent à être galvaudés ou impopulaires », ajoute-t-il en admettant que ces films restent utiles par leur traitement d’une problématique « encore taboue » et via « leur reconnaissance à l’international ».

Pour les cinéastes, la question du financement n’est pas forcément déterminante dans le choix de la thématique. Mohamed ben Attia, réalisateur de Weldi s’est appuyé sur des financements via une coproduction et une aide du ministère tunisien de la Culture et la notoriété de son premier long-métrage Hedi, un vent de liberté, mais sans pression sur le scénario. 

« Ne pas en faire une thèse »

« L’idée du film m’est venue après un fait divers entendu sur la RTCI [radio publique tunisienne]. Un père témoignait du départ de son fils et cela m’avait beaucoup ému », raconte-t-il. Il dessine alors une trame qui se focalise sur l’expérience et la souffrance d’un père face au départ brutal de son enfant. Les raisons de la radicalisation restent floues, volontairement. 

« L’idée n’était pas de faire une thèse sur le sujet, surtout étant donné la complexité des facteurs qui peuvent amener à la radicalisation. Je voulais montrer le facteur commun et universel qui conduit vers ce processus à savoir une certaine misère idéologique, un capitalisme à outrance, qui peuvent faire basculer n’importe quel jeune », explique Mohamed ben Attia à Middle East Eye

https://www.youtube.com/watch?v=PBj6wrwbHT0&t=14s

Dans le huis clos où se joue le drame, le père est cariste dans un port et s’apprête à prendre sa retraite. Il espère pour son fils le même modèle de réussite sociale que le sien : faire des études, se marier et acheter une voiture. Mais son fils lui échappe, tout comme la dépression latente de ce dernier, et c’est avec son départ que le père va se remettre en question.

Dans Fatwa, de Mahmoud ben Mahmoud, un cinéaste de l’ancienne génération, la confrontation avec la radicalisation est plus brutale puisque c’est la mort du fils qui catalyse le drame. Le père absent revient dans un pays où il découvre les changements politiques de l’après-révolution. Son ex-femme, qui se bat pour ses idées, est menacée de mort et il découvre que les fréquentations douteuses de son fils l’ont sans doute tué. 

Là encore, le rapport entre le fils et le père questionne le spectateur dans une société patriarcale, où les non-dits pèsent parfois sur des liens familiaux, par ailleurs très soudés.

« Nous sommes encore dans une société où l’on a du mal à assumer que ces questions soient traitées ouvertement » 

- Mahmoud ben Mahmoud, réalisateur 

« Je voulais vraiment faire le portrait d’un musulman ordinaire et parler de son désarroi face aux transformations du pays. Comment son islam transmis de façon héréditaire se retrouvait confronté à la montée du radicalisme religieux. Pour moi, c’était cela qui allait permettre le lien d’identification avec le grand public », témoigne le réalisateur qui a également reçu le prix du meilleur film arabe au festival du Caire. 

Contrairement à Mohamed ben Attia, le réalisateur s’est retrouvé face aux questions des productions étrangères. « En France, on m’a demandé pourquoi je ne centrais pas l’intrigue autour de la figure de la mère car c’était, selon eux, la première victime. D’autres auraient aimé que je parle davantage du processus de radicalisation » raconte-t-il. Le réalisateur a préféré établir un début de discussion ou de pédagogie sur une question encore sensible.

« La grande difficulté a été de doser subtilement chacune des répliques, d’éviter la caricature. Nous sommes encore dans une société où l’on a du mal à assumer que ces questions soient traitées ouvertement », déclare Mahmoud ben Mahmoud. 

Les deux films Weldi et Fatwa, se rejoignent dans leur style épuré, tous deux influencés par la coproduction des cinéastes belges, les frères Dardenne. Ce style sans fioritures et réaliste, Meryam Joobeur, jeune cinéaste tuniso-américaine, l’a aussi adopté dans son court métrage Brotherhood. Si elle choisit d’explorer la relation du père et du fils, mise à mal par le retour de ce dernier, c’est aussi pour questionner la problématique de la virilité de la société tunisienne. 

Des styles réalistes pour parler de l’humain

« On sait très bien que les méthodes d’embrigadement de l’État islamique tournent en partie autour d’une idée de la masculinité. Il y a un effet Rambo où l’on promet au candidat au djihad, une femme, des armes et une mort glorieuse. J’ai voulu montrer un autre aspect de cette masculinité », explique Meryam à MEE

Dans son film, le fils qui rentre est loin d’être glorifié et regrette son départ. La femme qu’il ramène n’est pas sa vraie femme mais une réfugiée qu’il a prise sous son aile et il tente désespérément de renouer avec sa famille, brisée par son départ. « Finalement, ce qui lui reste, c’est la dynamique autour du noyau familial et l’aspect humain. C’est cela que je voulais explorer », ajoute Meryam. Le film a été primé au festival de Toronto ainsi qu’au festival de court métrage de Clermont-Ferrand.

Si le succès du film d’horreur tunisien Dachra, qui a cumulé 100 000 entrées en une semaine, montre la soif du public tunisien pour des thématiques qui sortent de l’actualité, la radicalisation dans le cinéma tunisien fait aussi office d’archive sur une période mouvementée de la transition démocratique. 

Les cinéastes tunisiens commencent à poser les termes d’un débat, à échelle humaine et pas seulement émotionnelle ou sensationnaliste, sur un sujet encore sensible.

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