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LECTURE : Yusif Sayigh. Arab Economist, Palestinian Patriot

Des mémoires personnelles en Galilée d'avant 1948 à la vue de l'intérieur du drame des débuts conflictuels de l'OLP, il s'agit-là une lecture privilégiée
Yusif Sayigh, deuxième à partir de la gauche, photographié dans une prison d'un camp de guerre israélien en 1948-49 (American University in Cairo Press)

On se souviendra toujours de Rosemary Sayigh pour son œuvre inspirée, Palestinians: From Peasants to Revolutionaries: A People’s History (Zed, 1979/2007), écrite suite à ses entrevues visionnaires au cours des années 1970 avec les réfugiés des camps palestiniens au Liban. À l'aide de la technologie de l’époque (des cassettes audio), elle avait glané des informations exclusives sur les communautés exilées après les traumatismes de 1948 et 1967. Dans ce nouvel ouvrage, qui raconte comment son défunt mari a marqué l'histoire, désintéressée, elle fait profil bas.

Rosemary a épousé Yusif Sayigh, économiste politiquement actif, en 1953. Au cours des années passées à l'Université américaine de Beyrouth, il était le seul expert en finances au sein du mouvement de défense des droits palestiniens, doté en plus d'un bon sens organisationnel. Il était fondamentalement surchargé de travail puisque sa vie était rythmée par deux activités. Au début des années 1980, au cours d'une période de convalescence suite à une opération à cœur ouvert, sa partenaire, aussi bien dans la vie que pour ses travaux universitaires, a enregistré l'essentiel de ce qui constitue ce livre.

Vingt heures d’enregistrement de souvenirs donnent ainsi naissance à une micro-histoire extraordinaire de sa jeunesse, qui parvient à représenter les choses telles qu'elles étaient, sans qu'il en soit le point central. Bien que personnelle, à la fois pleine de fierté et de regrets, l'histoire de la vie de Yusif est une série de fenêtres permettant de voir la Galilée et la ville de Tibériade telles qu'elles étaient autrefois. Des pages fascinantes nous décrivent les vêtements, les boissons et les jeux d'argent dans les villages, la mobilité forcée sous l'occupation du Mandat britannique, un accord de libre-échange entre la Palestine et le Liban, la propriété coopérative des bus locaux et d'autres surprises encore.

L'un des inconvénients de ce genre de non-biographie est l'absence de critique. En effet, Yusif est régulièrement salué pour tout, de son humilité et sa sensibilité à son talent pour la gestion. Et pour cause, il y a de quoi faire des louanges à quelqu'un marié à la même personne pendant un demi-siècle et qui ne tarit pas d'éloges à son propos.

Dans un souci permanent d'objectivité, le Parti social nationaliste syrien (PSNS) et l'émancipation panarabe sont comparés, le premier, appelé « esprit syrien » par Yusif Sayigh, faisant quasiment l'objet d'un culte pour Antoun Saadé. Ainsi, la musique des Arabes est devenue la musique syrienne. Yusif, le témoin lucide, rappelle sans cesse au lecteur que, durant l'époque du morcellement des anciennes zones ottomanes par la France et la Grande-Bretagne après la guerre, les Palestiniens se considéraient Arabes. Les liens culturels et topographiques que partageait la Palestine avec la Syrie ont été rompus politiquement et de façon concrète lorsque Paris a réclamé Damas.

Les communautés juives sont observées sociologiquement, se distinguant malicieusement des communautés chrétiennes et musulmanes au cours des décennies du Mandat britannique, qui ont précédé la création d'Israël. Dans ces passages, il est facile d'assimiler les juifs sionistes aux aryens d'Hitler par leurs actions, considérant la caste arabe comme de la vermine déshumanisée.

Même le mufti incompris, Haj Amin al-Husseini, est rationnellement analysé. Yusif l'a connu des années après que le Mandat britannique a imposé l'exil du libérateur religieux. Ainsi, il est supposé d'une part que le mufti exilé était un organisateur médiocre et que, d'autre part, il n'aurait pas voulu gérer un important mouvement politique susceptible d’échapper à son propre contrôle.

Yusif Sayigh était directeur d'un hôtel de Tibériade durant les années de guerre 1943-1944 lorsqu’Asmahan, star de comédies musicales, y séjourna alors qu'elle travaillait sous couverture pour faire coopérer les druzes avec les forces britanniques. Sayigh a aussi fait preuve de diligence dans sa tentative de bloquer la vente de terres aux juifs. Lorsque la solution à deux États, promue par la communauté internationale, a fait la une des journaux, il a écrit le rapport Arab Land Hunger, qui classe les terres non seulement selon leur superficie mais aussi selon leur valeur agricole. Il a dirigé l’Arab National Treasury, qui, tout comme le Haut Comité arabe, rassemblait des Palestiniens chrétiens et musulmans.

La période précédant immédiatement la Nakba est décrite comme une sorte d'ère de garnison israélienne, avec des points de contrôle dirigés par des colons, les Britanniques ayant été réduits à réagir ou à partir. Il compare cette période à « Beyrouth en pleine guerre civile ». Les efforts palestiniens pour la défense armée étaient relativement faibles, Yusif ayant même essayé de lever les fonds nécessaires, en vain. En 1948, il est fait prisonnier de guerre.

Il est rapidement devenu expert en finances, enseignant pendant plus de 20 ans à l'Université américaine de Beyrouth (AUB). Des pages fascinantes sont consacrées à certains de ses nombreux articles économiques. Estimé aussi bien dans la région que par des institutions américaines telles que la Fondation Ford, il a détruit le mythe selon lequel les musulmans ne peuvent pas être entrepreneurs. Un économiste israélien qui avait mal traduit le Coran en était à l'origine.

Une génération plus tard, la naissance de l'OLP est décrite en partie comme une mascarade. L'auteur a toujours endossé un rôle de soutien, apportant des conseils de qualité en matière d'organisation pendant trois années cruciales (1969-1971), parfois au risque de sa vie et bien entendu de son compte bancaire. Imaginez un mari et père de famille, travaillant à mi-temps, percevant un demi-salaire et prenant une année complète de congés non rémunérés. Et tout ça, pour la cause.

Tout ce que je savais de Yusif Sayigh, c'était sa dispute avec Yasser Arafat après la signature des accords d'Oslo à propos des malversations présumées de millions de dollars et, plus important, son exigence d'être la seule autorité responsable des fonds pour le développement versés par la Banque mondiale. Si les années d'après la Nakba sont le point faible de ces mémoires, la création de l'OLP y est détaillée avec lucidité. Mieux encore, on y trouve une analyse poussée de l'incapacité palestinienne à exploiter les incitatifs financiers américains et européens destinés à mener à bien les accords d'Oslo.

D'une certaine manière, cet économiste est parvenu à trouver un équilibre entre ses désirs personnels et ses objectifs politiques en refusant pots-de-vin, promotions et privilèges, qui auraient pu l'empêcher de dénoncer des vérités dérangeantes.

Yusif Sayigh, comme d'autres, a continué de porter Abou Ammar (Yasser Arafat) dans son cœur, mais il n’a pas oublié que son chef adoré avait commis de nombreuses erreurs et avait été victime de son propre succès. Il a poursuivi son travail avec l'OLP, même si celle-ci a ignoré son plan de développement (de même que ses conseils pour le Koweït).

Cependant, il a visiblement toujours été consulté en raison de ses capacités intellectuelles, et était trop admirable pour être écarté. Yusif était peut-être le seul penseur de l'OLP à défier le chef de l'organisation mais aussi à le faire redescendre sur terre. « Je me suis disputé avec Abou Ammar en personne, et même avec des gens encore plus importants que lui [aïe !]. Je ne renoncerai jamais à mon droit de me disputer ». Le récit de Yusif Sayigh sur ce drame justifie à lui seul le prix du livre.

Arab Economist est une séance de conversations, et si vous gardez ceci à l’esprit, c'est en effet une lecture privilégiée. Vous serez heureux d'avoir l'impression de l'avoir connu.

Yusif Sayigh: Arab Economist, Palestinian Patriot – A Fractured Life Story, édité par Rosemary Sayigh (American University in Cairo Press, 388 pages, février 2015).

- Andy Simons est un bibliothécaire de la British Library à la retraite qui a milité pour la campagne de solidarité pour la Palestine, le Palestinian Return Centre et CADFA. Il a organisé le Tottenham Palestine Literature Festival de 2014 et a édité Palestine: The Reality écrit par JMN Jeffries.

Traduction de l’anglais (original) par Laura Smigelski.

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