Can Dündar : les journalistes turcs sont des « combattants de la liberté dont la lutte ne fait que commencer »
ISTANBUL, Turquie – Le procès contre Can Dündar, rédacteur en chef du journal Cumhuriyet, s’est ouvert vendredi dernier dans le cadre d’une affaire très controversée, qui fait partie de celles qui ont le plus agité la presse turque depuis des années.
Can Dündar est accusé d’espionnage pour avoir publié des clichés de convois secrets d’armes turques vers la Syrie. Le procès est mené par un tribunal secret qui interdit la présence des médias dans la salle d’audience.
« À l’époque, je savais qu’il s’agissait d’une affaire importante, et j’étais parfaitement préparé à ses éventuelles conséquences, mais je n’avais jamais imaginé que je serais accusé d’espionnage », a déclaré Can Dündar à Middle East Eye dans sa dernière interview avant son procès.
S’il est condamné, Can Dündar risque deux peines consécutives d’emprisonnement à perpétuité.
« Ils [les autorités] se sont fait prendre en train de faire du trafic d’armes vers la Syrie sans que le Parlement turc et l’opinion publique ne soient au courant. Il s’agit d’un crime de guerre international », a-t-il affirmé.
Les autorités réfutent ces accusations et soutiennent que Can Dündar a fait échouer une mission de renseignement national de la plus haute importance.
« Il s’agit d’espionnage car les agences de renseignement de tous les pays ont des pouvoirs quasiment illimités d’un point de vue légal, a déclaré le président turc Recep Tayyip Erdoğan le mois dernier au sujet du délit dont Can Dündar est accusé. Je ne peux pas me sentir en paix lorsque quelqu’un se mêle de l’aide que notre Organisation du renseignement national fournit aux Turkmènes de Bayırbucak. »
Cette affaire a attiré l’attention au niveau international et s’est retrouvée au centre d’un mouvement d’indignation sur la liberté de la presse, qui touche le pays à plus grande échelle : les autorités turques sont accusées de chercher à réprimer la dissidence et de sévir contre les journalistes.
Au cours des derniers mois, le gouvernement a pris le contrôle du réseau de médias d’opposition Feza et a procédé à l’arrestation de journalistes, suscitant la réaction du Comité de protection des journalistes qui a condamné ces actions et accusé les autorités turques de placer la liberté de la presse « sous un état de siège ».
Plus tôt cette semaine, Recep Tayyip Erdoğan avait déclaré à CNN qu’il n’était pas « en guerre contre la presse » et qu’il ne faisait « rien dans le but de s’opposer à la liberté d’expression ou à la liberté de la presse ».
« Au contraire, la presse turque s’est montrée très critique vis-à-vis de ma personne et de mon gouvernement, et elle m’a attaqué avec beaucoup de sévérité. Et, en dépit de ces attaques, nous avons apporté une réponse très patiente », a-t-il ajouté.
Cependant, il semble que les lignes de front soient maintenant installées, et de nombreux journalistes qui s’opposent au gouvernement affirment être visés personnellement.
L’affaire Dündar met en évidence cette lutte acharnée qui a lieu actuellement.
Sécurité ou censure ?
En janvier 2014, des camions de l’Agence nationale du renseignement (MIT) ont été arrêtés à proximité de la frontière syrienne.
Les représentants du MIT, qui étaient responsables de la livraison de la cargaison d’armements aux groupes présents sur le sol syrien, auraient pointé leurs pistolets sur les gendarmes. Après une confrontation, les gardes-frontières ont fouillé les camions et découvert des armes et des munitions dissimulées sous des ravitaillements humanitaires. Finalement, après l’intervention sollicitée de hauts responsables de l’État, les camions se sont vu accorder l’accès en Syrie.
Mais le mal était fait. Ce secret d’État dont la majorité du gouvernement n’était pas au courant était maintenant rendu public : la Turquie armait certains groupes rebelles du nord de la Syrie. Dans un premier temps, le gouvernement a démenti ces accusations, avant d’admettre plus tard être « venu en aide » à certains groupes turkmènes combattant le président syrien Bachar al-Assad.
En mai 2015, Can Dündar organisa une conférence dans son bureau au sujet d’un article qui allait changer sa vie, et il convoqua ses avocats dans l’espoir de le publier cette même semaine.
« Nous étions assis précisément dans cette pièce en compagnie de nos avocats, qui nous ont avertis des conséquences que pourrait avoir la publication d’un sujet que le gouvernement souhaitait manifestement garder secret, a relaté Can Dündar.
« Nous avions peur que les autorités ne fassent une descente dans nos bureaux et s’emparent des documents à ce sujet, donc je suis parti à Londres la nuit précédant la publication de l’article ».
Pour Can Dündar, il fallait absolument publier ces informations en dépit des dangers évidents.
« En tant que journaliste, je me préoccupe de deux choses : d’abord, de savoir s’il s’agit d’une histoire vraie ou non, et deuxièmement : est-elle d’intérêt public ? Nous avions des photos, donc cette affaire était vraie, de toute évidence. Et tout cela était absolument d’intérêt public – le fait que je sois poursuivi aujourd’hui en est la preuve. »
Un secret révélé
Pendant des années, il y avait eu des soupçons sur le fait que la Turquie puisse armer directement certains groupes sur le sol syrien dans le cadre d’une tentative pour renverser Bachar al-Assad, bien qu’Ankara ait réfuté ces allégations avec véhémence. Cependant, les révélations de Can Dündar ont prouvé que de telles accusations étaient fondées, et elles ont mis à nu la politique syrienne de Recep Tayyip Erdoğan.
Le président Erdoğan était furieux, et, en novembre, les autorités ont arrêté Can Dündar ainsi que le chef de son bureau d’Ankara, Erdem Gül. Trois mois plus tard, la Cour constitutionnelle a ordonné leur libération puis déclaré que leurs « droits à la liberté individuelle et leur liberté d’expression avaient été violés », mais les autorités n’ont rien voulu savoir.
Recep Tayyip Erdoğan a alors annoncé qu’il n’obéirait pas et qu’il ne respecterait pas la décision de la Cour constitutionnelle, affirmant que cette affaire « n’avait rien à voir avec la liberté d’expression » puisqu’il « s’agissait d’une affaire d’espionnage ».
Cependant, Can Dündar a déclaré que le président Erdoğan en avait fait une affaire personnelle et qu’il estimait que ses révélations ne relevaient pas du secret d’État mais qu’il s’agissait plutôt d’un secret du palais présidentiel. Le président et le responsable de l’Organisation du renseignement national, Hakan Fidan – l’allié puissant mais discret du président –, sont tous deux plaignants dans le procès.
« C’est une croisade personnelle contre moi. C’est pourquoi je suis convaincu de n’avoir pas révélé un secret d’État mais plutôt le secret d’Erdoğan – le transfert d’armements était une affaire entre le président et le MIT », a affirmé Can Dündar.
Le gouvernement turc n’a pas donné suite aux demandes d’interview de MEE avant la publication de cet article, mais des dizaines de déclarations publiques ont été faites au sujet de la liberté de la presse, qui permettent de mettre en évidence la division actuelle.
Depuis son accession à la présidence en 2014, plus de 1 800 affaires « d’outrage au président » ont été ouvertes en Turquie, dont une large portion à l’encontre de journalistes.
Au même moment, Recep Tayyip Erdoğan a élargi son emprise et exerce maintenant un contrôle direct sur de nombreux organes de presses, et Can Dündar affirme qu’il est aujourd’hui le plus grand magnat de la presse en Turquie du fait de son approche autoritaire du monde médiatique.
Sur environ 30 journaux en vente dans les kiosques turcs, seulement quatre ou cinq sont critiques vis-à-vis du gouvernement. Cumhuriyet, le journal de Can Dündar, est le plus important d’entre eux avec un tirage à 60 000 exemplaires par jour.
« Une sorte de maccarthysme »
Certains journalistes ont promis de riposter, et Can Dündar a déclaré être prêt à se faire le champion de leur cause, quelles que soient les conséquences.
« Quiconque critique Erdoğan est catalogué comme terroriste. Nous vivons actuellement une sorte de maccarthysme dans ce pays. »
En attendant son procès, Can Dündar s’est rendu dans la ville à majorité kurde de Diyarbakır pour rendre visite à la reporter kurde Beritan Canözer, qui a passé plusieurs mois derrière les barreaux avant d’être libérée cette semaine. Elle avait été accusée de « propagande au profit d’une organisation terroriste », mais tous les chefs d’accusation qui pesaient sur elle ont été retirés un peu plus tôt cette semaine.
« Quand j’étais en prison, j’ai pris la décision d’apporter mon soutien à tous les journalistes emprisonnés. Mettre un seul journaliste derrière les barreaux, c’est comme nous incarcérer tous », a déclaré Can Dündar. « Ma visite à Diyarbakır était un acte de solidarité car nous sommes tous deux victimes du manque de liberté de la presse. Le seul tort de Beritan a été de prendre des notes pendant une manifestation. Comment l’incriminer pour cela ?
« En tant que journalistes critiques, notre mission devient plus importante à mesure que notre nombre diminue […] car nous défendons nos droits et les derniers espoirs de démocratie en Turquie, a soutenu Can Dündar. C’est comme si nous étions des sortes de combattants de la liberté, et notre lutte ne fait que commencer. »
La semaine dernière, plusieurs consuls européens ont assisté au procès de Can Dündar et d’Erdem Gül, ce qui a irrité le président Erdoğan.
« Qui êtes-vous ? En quoi ça vous regarde ? Ce n’est pas votre pays. C’est la Turquie, s’est énervé Recep Tayyip Erdoğan. Vous avez le droit de circuler librement dans les bâtiments consulaires et dans les limites de vos consulats. Pour le reste du territoire, il vous faut une autorisation. »
À la fin de l’interview, Can Dündar s’est penché sur la perspective d’un nouveau séjour derrière les barreaux.
« L’isolement cellulaire peut être difficile à supporter, mais en prison on se sent bien plus fort, a témoigné Can Dündar, qui a passé la plus grande partie de sa peine de trois mois en isolement. En tant que journaliste, j’emporte ma profession avec moi dans la cellule. Il me suffit d’un stylo et d’une feuille de papier pour être heureux. »
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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