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Les plus grands rivaux politiques turcs en pourparlers pour une coalition

Alors que des signes indiquent une possible coalition AKP-CHP, selon certains analystes les pourparlers entre les deux partis ne sont qu’une manœuvre de propagande
Des fanions de campagne de l’AKP et du CHP suspendus à Ankara (AFP)

Alors que le Parti pour la justice et le développement (AKP) est toujours à la recherche d’un partenaire de coalition après n’avoir pas réussi à se sécuriser une majorité simple lors des élections législatives de dimanche, il se pourrait qu’une autoproclamée grande coalition avec la formation laïque du Parti républicain du peuple (CHP) devienne une réalité.

D’après nos informations, l’AKP et le CHP tâtent le terrain pour déterminer s’ils peuvent surmonter leurs profondes divergences et former le prochain gouvernement turc.

Grâce à cette coalition, il se peut que l’AKP réussisse à maintenir d’actualité le processus de paix avec les Kurdes et à empêcher que le soutien que ces derniers lui portent ne s’érode ; cependant, le parti devra aussi se confronter aux conditions imposées par le CHP, en particulier l’abandon des projets du président Recep Tayyip Erdogan, qui visent à faire évoluer le pays d’un système parlementaire à un système présidentiel.

Au cours des discussions non-officielles qui ont lieu entre l’AKP (qui a recueilli 41 % des suffrages) et le CHP (qui en a obtenu 25 %), les négociateurs parleraient, selon le journal turc Hurriyet Daily News, de la manière de faire d’un gouvernement de coalition AKP-CHP la meilleure option en vue de la normalisation et de la restauration de la stabilité en Turquie.

Mercredi, une rencontre surprise a eu lieu entre entre Deniz Baykal, fraîchement élu pour le CHP, et M. Erdogan, au cours de laquelle M. Baykal (le doyen des députés, qui a démissionné de la présidence du CHP en 2010 à la suite d’un scandale) a été nommé président temporaire de l’Assemblée. Les observateurs ont vu dans cette rencontre un nouveau signe de la possible formation d’une alliance CHP-AKP.

La rencontre et les pourparlers interviennent à la veille d’une réunion prévue d’avance, lors de laquelle M. Erdogan doit donner mandat au Premier ministre Ahmet Davutoglu pour former le nouveau gouvernement.

Il y a tout juste quelques jours, une alliance AKP-CHP aurait représenté une issue surprenante aux élections. Les analystes pensaient qu’il était plus probable que l’AKP unisse ses forces soit avec le parti pro-kurde HDP, soit avec les nationalistes d’extrême droite du MHP, un scénario qui aurait alors compromis le processus de paix kurde.

Mais, après les élections, tous les groupes d’opposition ont refusé d’intégrer une coalition avec l’AKP. Désormais, les conservateurs religieux de l’AKP et les kémalistes laïques du CHP, qui sont considérés comme de grands rivaux en raison de leurs opinions particulièrement divergentes en ce qui concerne l’avenir de la Turquie, vont peut-être convenir de mettre leurs conflits de côté.

« Tandis que les partis d’opposition étaient contre l’idée de former une coalition avec l’AKP, que ce fût avant les élections ou immédiatement après, le CHP est maintenant en train de contempler cette option comme un moyen d’entrer au gouvernement », témoigne le journaliste turc Cagri Ozdemir.

Une coalition AKP-CHP se concentrerait potentiellement sur des mesures en faveur du renforcement de l’économie et de l’intensification des investissements sociaux, tout en soutenant la poursuite du processus de paix kurde, puisque les positions des deux partis à ce sujet ne sont pas très éloignées.

« Même si le CHP s’opposait au processus de paix il y a deux ans, il soutient désormais le projet depuis que le parti a réalisé qu’il était nécessaire pour lui de prendre le train en marche », dit M. Ozdemir.

« Mais le CHP fera pression pour que les négociations soient rendues plus transparentes. Son premier problème avant [les élections] était que les négociations se tenaient à huis clos », dit-il, en faisant référence aux réunions qui ont eu lieu exclusivement entre l’AKP et le parti illégal PKK, avec très peu d’informations divulguées au public en ce qui concerne des points précis.

Une alliance CHP-AKP a donc gagné en potentiel avec le membre pro-kurde du HDP Salahettin Demirtas, qui a encouragé publiquement les discussions entre le CHP et l’AKP suite aux élections, ce qui a porté certains à croire en la probabilité pour le HDP d’aller dans le sens d’un tel partenariat.

Mais, alors que la coalition pourrait apporter de la stabilité en Turquie ainsi qu’aider l’AKP à récupérer certains territoires perdus aux élections, en particulier dans le sud-est kurde, le soutien du HDP se ferait sous conditions.

« Une coalition AKP-CHP bénéficiera du soutien du HDP si elle se voit accorder le mandat de pousser à plus de réformes, en particulier pour un projet de nouvelle constitution qui suivrait les réclamations kurdes », a dit Aaron Stein, membre associé du groupe de réflexion RUSI basé à Londres.

Les ambitions présidentielles d’Erdogan

Le principal obstacle à une alliance AKP-CHP se trouvera dans les ambitions de Recep Tayyip Erdogan visant à établir un système présidentiel en Turquie, ce à quoi le CHP est fermement opposé.

La position adoptée par M. Erdogan jouera par conséquent un rôle crucial dans les négociations entre les deux partis, prédisent les analystes.

« L’éventuel problème vient de M. Erdogan lui-même, et de sa disposition à abandonner ses aspirations présidentielles en dépit d’une conséquence dans les urnes », a dit M. Stein.

Cagri Ozdemir confirme : « La plus grande question avant de se mettre d’accord sur l’entrée dans une coalition sera celle du système présidentiel. Si une coalition AKP-CHP est formée, les ambitions de M. Erdogan pour un système présidentiel partiront en fumée », dit M. Ozdemir.

Un autre sujet de désaccord majeur concerne les accusations de corruption portées à l’encontre de l’AKP en décembre 2013. Il est possible que le CHP réclame que quatre anciens ministres impliqués dans les cas de corruption de 2013 soient envoyés devant le tribunal.

« Former une telle coalition nécessiterait de rouvrir les cas de corruption qui ont été bloqués sous le précédent gouvernement. Dans tous les cas, avec la perte de sa majorité parlementaire, l’AKP ne peut empêcher qu’une enquête soit menée sur ces dossiers si les autres partis décident de poursuivre ce plan d’action », a écrit mardi Sinan Ulgen, un chercheur invité à Carnegie Europe, à Bruxelles.

Mais, selon Aaron Stein, M. Erdogan n’accorderait pas son soutien à une coalition qui remettrait sur le tapis les accusations de corruption, ce qui laisse libre cours aux spéculations sur d’éventuelles divisions de plus en plus fortes au sein de l’AKP.

« L’AKP réfléchira sur ce qui n’a pas été fait correctement. Il y a déjà un certain malaise au sein de l’AKP à cause de l’attitude de M. Erdogan, [et certains ont l’impression que c’est ce] qui a tiré l’AKP vers le bas. »

« Il se peut que des voix dissidentes au sein de l’AKP choisissent d’écarter M. Erdogan afin de pouvoir conserver un système parlementaire normalisé », a-t-il ajouté.

Cependant, bien que M. Stein croie qu’une scission au sein d’AKP soit improbable, il dit : « S’il y a un moment propice pour mettre Erdogan à l’écart, c’est bien celui-ci ».

Une élection encore possible?

Dans une déclaration publiée suite à l’élection, Recep Tayyip Erdogan a appelé tous les partis politiques à agir avec responsabilité afin d’assurer au gouvernement de ne pas rester à la dérive, mais certains analystes s’attendent à ce qu’il fasse en sorte d’obtenir des élections anticipées.

« Il se pourrait que M. Erdogan cherche à obtenir une élection anticipée puisqu’une coalition serait certes en faveur de l’AKP, mais pas dans son propre intérêt, car cette issue comporte bien plus de dangers pour M. Erdogan lui-même », explique M. Stein.

En parallèle, alors qu’une coalition permettrait au CHP d’être au gouvernement, ce scénario est lui aussi risqué pour le parti laïque.

Selon Erden Erdem, politologue à l’université Hacettepe, les pourparlers ne sont qu’une manœuvre de propagande, puisque, pour le CHP, entrer dans une coalition avec l’AKP lui ferait perdre une très grande partie de son électorat.

« Ceux qui soutiennent le CHP sont en colère contre l’AKP et contre M. Erdogan, et, dans le cas présent, le CHP bénéficie de ces soutiens du fait de sa campagne contre eux. Si le CHP intègre une coalition avec l’AKP, il perdra de ses soutiens », dit M. Erdem.

« Il n’y a littéralement aucune chance de coalition CHP-AKP. La raison de cette réunion est que le CHP ne veut pas être perçu comme responsable d’une crise à l’intérieur du pays », ajoute-t-il.

Selon Aaron Stein, tout le monde s’entend sur le fait que des élections anticipées ne seraient pas bonnes pour le pays, et, par conséquent, aucun des partis de veut porter la responsabilité de ce qui pourrait advenir si le pays était laissé sans gouvernement.

Les résultats des consultations seront rapportés aux dirigeants des deux partis dans les jours à venir.

Traduction de l'anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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