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SheFighter : la première école jordanienne d’autodéfense pour les femmes

Malgré la résistance de certains hommes, SheFighter a contribué à former environ 12 000 femmes aux arts martiaux et au fitness, et à les émanciper
La fondatrice de SheFighter, Lina Khalifeh, enseigne à son élève comment frapper (photo fournie par SheFighter)

Dans un studio situé au quatrième étage d’un immeuble de l’une des rues les plus animées d’Amman, Farah tient un cours de self-défense.

Elle montre à ses élèves – des femmes âgées de 15 à 30 ans – une série d’enchaînements de coups de pied et de poings, en les aidant à faire le poirier et des abdos, des directs, des crochets du gauche… Elle se promène dans le studio animé, bavardant et riant tout en corrigeant les mouvements de ses élèves et les conseillant sur la façon d’améliorer leurs techniques.

« Les arts martiaux enseignent la discipline », explique-t-elle. « Cela vous permet de mûrir. Cela vous aide à développer votre personnalité et élargit vos perspectives. »

Farah est entraîneur à SheFighter, la première école d’autodéfense jordanienne créée uniquement pour les femmes et ouverte en 2012. L’intérêt de Farah pour l’autodéfense est né quand elle était elle-même élève, assistant à des cours d’autodéfense dans l’espoir de s’entretenir et de retrouver la forme. Mais elle s’est bien plus impliquée. « Je voulais apprendre à donner des coups de pieds et de poings, en partie parce que tout le monde dit que les filles ne peuvent pas frapper », rit-elle. « Je voulais également apprendre la meilleure façon de retrouver la forme. » 

Des dizaines de femmes et jeunes filles assistent aux cours quotidiens à la salle de gym SheFighter, un espace aménagé avec des sacs de frappe colorés, des poids et haltères empilés dans un coin, et dont les murs sont décorés en rose et en violet vif et ornés de citations pour motiver les élèves. Celles-ci se relaient pour s’assurer ou s’assoient et regardent leurs amies tester leurs mouvements. Il y a beaucoup de rires.

Les jeunes filles s’entraînent à donner des coups de pied (photo fournie par SheFighter)

Le projet SheFighter est une idée originale de Lina Khalifeh, jeune entrepreneuse jordanienne qui a consacré sa vie aux arts martiaux. Dans son bureau, rempli de photographies et de notes, on peut clairement entendre la musique pop punk qui provient du studio, mais qui masque à peine le rire et les cris des cours.

Lina raconte qu’elle est « une combattante » depuis qu’elle est enfant et qu’elle a commencé sa carrière en arts martiaux en apprenant le taekwondo. Ses intérêts se sont élargis et les jeunes filles venant à SheFighter apprennent différents arts martiaux mixtes avec un accent sur l’autodéfense, en plus du yoga et du fitness. C’est l’une des nombreuses façons dont le club diffère de ceux de l’enfance de Khalifeh.

« Quand j’étais plus jeune, il y a quinze ans peut-être, tout le concept des femmes dans les arts martiaux était négatif. J’assistais aux entraînements dans un studio où il n’y avait que des hommes et des garçons. Je devais naviguer entre quatre ou cinq studios à cause du harcèlement que je subissais de la part des entraîneurs », a-t-elle expliqué.

Malgré les défis, elle a persévéré et obtenu une ceinture noire en taekwondo. Elle est également devenue experte en kickboxing, kung-fu et boxe, jusqu’à représenter la Jordanie dans les compétitions et championnats internationaux.

La fondatrice de SheFighter Lina Khalifeh observe des adolescentes s’entraîner (photo fournie par SheFighter)

Développement rapide

L’idée de lancer un studio pour les femmes est née lorsque Lina Khalifeh était étudiante à l’université. Elle a commencé à enseigner l’autodéfense à ses amies dans le sous-sol de la maison de ses parents, mais l’espace était extrêmement restreint, ne favorisant pas l’amplitude des mouvements ou l’expansion.

Cependant, une fois qu’elle a ouvert son premier studio de 100 mètres carrés, les choses se sont développées rapidement, avec une demande pour des cours supplémentaires. Mais Lina faisait tout toute seule et n’a pas tardé à se sentir épuisée.

Pour contrer cet épuisement et pour aider à répondre à la forte demande, elle emploie aujourd’hui une équipe d’entraîneuses et d’administratrices pour faire fonctionner la salle de gym ; et SheFighter s’est étendu bien au-delà de son studio d’Amman. Il y a des cours d’autodéfense pour les écolières dans des zones ayant un nombre élevé de réfugiés et de familles jordaniennes vulnérables, ainsi que des ateliers pour les femmes de la campagne qui ont souffert de violences et d’abus.

En maintenant quatre ans, SheFighter a contribué à entraîner environ 12 000 femmes aux arts martiaux, autodéfense et fitness – tout en acquérant une reconnaissance internationale.

Les éloges d’Obama

En mai dernier, après avoir participé à un concours d’entrepreneuriat, Lina a été invitée à la Maison Blanche avec deux autres jeunes entrepreneurs favorisant le développement et le commerce au Moyen-Orient. Le président Obama a mis l’accent sur son travail et le projet SheFighter dans un discours. « J’étais vraiment heureuse, je n’arrivais même pas à dormir », a déclaré Khalifeh à propos de cette expérience. « Ils ont voulu mettre en évidence l’émancipation des femmes et apparemment je suis l’une des rares personnes sur le terrain à travailler à l’autodéfense des femmes. »


Cette immense reconnaissance publique était un joli clin d’œil au travail qu’elle accomplit et a donné un coup de pouce à ses efforts.

Lina Khalifeh estime que son rôle va au-delà de celui d’une simple enseignante et elle endosse souvent le rôle de thérapeute et amie, outre celui d’entraîneur personnel. Elle débute ses cours par une discussion, des exercices d’expression et de renforcement de la confiance, et les termine généralement par des exercices de frappe permettant aux participantes de se défouler. Lina a adopté un style d’enseignement quelque peu agressif – encourageant les femmes à être sûres d’elles et indépendantes.

« En fait, vous les trouverez [les femmes de la campagne] plus fortes que les filles de la ville, parce qu’elles endurent beaucoup », estime Khalifeh à propos de la plupart des femmes « vulnérables » que cible SheFighter. « J’ai rencontré beaucoup, beaucoup de femmes fortes. Elles disent qu’elles ont un mari violent et elles ne se laissent pas faire. Elles ne le laissent jamais toucher leur fille ou leurs enfants et elles finissent par quitter la maison. Vous pouvez voir qu’elles sont fortes quand vous leur parlez. »

Pour les femmes du cours SheFighter, la force peut prendre de nombreuses formes. Les entraîneurs et les participantes indiquent que la plupart des filles sont hésitantes lorsqu’elles commencent les cours, mais après quelques semaines, elles se lancent dans le sport sans réserve et se sentent plus assurées d’être en mesure de gérer elles-mêmes des situations difficiles.

Aux cours du soir, de nombreuses femmes disent continuer à venir pour rester en forme ; tandis que d’autres souhaitent prendre confiance en elles ou tout simplement se faire des amies.

« Cela nous enseigne que les femmes peuvent se battre et se défendre », a expliqué Lujain (15 ans). Elle vient à SheFighter depuis deux semaines et assiste aux cours cinq soirs par semaine. Son préféré est Fight Night, où les filles mettent à l’épreuve leurs aptitudes au combat, se défiant les unes les autres.

« Dans notre société, des choses se produisent et les gens peuvent penser que les hommes nous sont supérieurs, mais ce n’est pas correct », a-t-elle poursuivi. « Beaucoup de celles qui viennent ici ont des problèmes et ces cours les aident. Mais même si vous n’avez pas de problèmes – problèmes familiaux ou ce genre de chose – cela vous met en forme, vous rend forte et stimule l’estime de soi. »

Les enfants exécutent des mouvements d’autodéfense dans une atmosphère sécurisée (photo fournie par SheFighter)

Résistance des hommes

L’émancipation est au cœur de la mission de SheFighter : des slogans sur les murs du studio invitent les filles à « s’exprimer même si [leur] voix tremble », et l’estime de soi et la confiance sont des thèmes sur lesquels Lina Khalifeh revient encore et encore dans les interviews. Mais les femmes qu’elle croise ne sont pas toutes convaincues de ces besoins.

« Il y a une résistance contre l’apprentissage de l’autodéfense par les femmes, en particulier dans les communautés rurales. Je rencontre des femmes qui disent : ‘’j’ai un fiancé. Cela ne m’arrivera jamais parce qu’il me protégera’’. Elles semblent penser que la protection et la défense ne vient que d’un partenaire masculin », a expliqué Khalifeh.

« Mais je pense que si une femme ne veut pas apprendre l’autodéfense ou les arts martiaux, elle est dans le déni, persuadée qu’elle ne sera jamais attaquée. Elle pourrait être attaquée par son partenaire masculin ou par quelqu’un qui l’attaquera dans la rue quand son partenaire masculin ne sera pas là. »

Est-ce que cette attitude indique un problème plus large dans l’opinion que les femmes ont d’elles-mêmes ?

« Les femmes deviennent plus dépendantes des hommes, pour beaucoup de choses », a poursuivi Khalifeh. « Les femmes n’ont pas assez confiance en leur propre force, dans ce qu’elles peuvent faire dans la vie, dans ce qu’elles peuvent réaliser, dans le fait qu’elles peuvent devenir des leaders, tout ce qu’elles veulent devenir. Elles disent toujours qu’elles ne peuvent pas le faire, que c’est pour les hommes ; ou qu’elles préfèrent ne pas le faire, que ce n’est pas pour elles. Mais elles ne se rendent pas compte de la force qu’elles ont en réalité.

« Il ne s’agit pas seulement de violences, mais également de pression. Il y a une pression sur les femmes pour les empêcher de se développer. Des maris, des frères, des pères, tous interfèrent dans les décisions des femmes… Les hommes deviennent plus dominants dans les relations. »

Une voix d’émancipation

Le projet SheFighter a connu l’ingérence. Lina a reçu des menaces d’hommes par le passé : ils l’ont attendue à l’extérieur du studio à la fin des cours et l’ont même menacée d’une action en justice contre le club. La plupart du temps, ils n’apprécient pas que leurs partenaires apprennent l’autodéfense et veulent les empêcher de venir en classe.

D’autres critiques sont venues des conférences et des rassemblements auxquels Khalifeh – qui a découvert qu’elle est devenue une sorte de porte-parole de l’émancipation des femmes en Jordanie – assiste régulièrement.

« Ils me disent toujours, pourquoi avez-vous lancé quelque chose pour les femmes et pas pour les hommes. Ils affirment, nous sommes pour l’égalité, mais nous voulons l’égalité pour les femmes et les hommes », a-t-elle expliqué. « J’ouvre les pages jaunes et leur montre tous les cours d’autodéfense pour les hommes. Il nous faut quelque chose venant des femmes. Ces gens sont instruits… je pense qu’ils ont tout simplement peur du changement. »

Dans la salle de gym à Amman, les membres n’ont pas besoin d’être convaincues que les classes pour les femmes sont une bonne chose. SheFighter est une salle de gym, mais c’est aussi un espace sûr pour les femmes et les filles.

Les membres apprennent à se protéger dans un environnement solidaire et ludique (photo fournie par SheFighter)

Tandis que les adolescentes prennent des sacs de frappe et s’efforcent à terminer leurs 50 pompes, de jeunes enfants, amenés par leurs mères, courent autour du studio. Toutes les membres, ainsi que les femmes qui travaillent à SheFighter, disent que c’est l’atmosphère solidaire et conviviale qui fait vraiment la spécificité du club.

« C’est tellement amusant ici », a déclaré Lujain. « C’est vraiment une belle expérience de venir ici et de rencontrer de nouvelles personnes. » Dans la lutte pour l’émancipation des femmes, SheFighter n’en est qu’au début.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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