Grèce : à Thessalonique, des monuments ottomans rappellent un passé cosmopolite perdu
Dans le quartier haut de gamme d’Ano Poli à Thessalonique se trouve une fontaine sans prétention qui peut toutefois attirer l’attention des passants.
Elle est l’un des rares monuments publics de la ville grecque à présenter des inscriptions en arabe et en turc ottoman.
Datant du début du XXe siècle, le texte raconte l’histoire de son bienfaiteur, un mufti local appelé Ibrahim, qui la fit construire à la mémoire de sa petite-fille décédée, Namika Hanim.
L’inscription méticuleusement gravée demande à tous ceux qui boivent l’eau de la fontaine de s’arrêter et dire une prière pour l’âme de la jeune Namika.
Au tournant du XXe siècle, les fontaines étaient nombreuses à Thessalonique. De tels monuments ornés se trouvaient le long des ruelles sinueuses d’Ano Poli, nichés entre les maisons ottomanes caractérisées par leurs balcons en surplomb distinctifs et leurs somptueuses portes en bois.
Les innombrables minarets des nombreuses mosquées de Thessalonique dominaient le paysage urbain et l’appel à la prière retentissait dans les quartiers animés.
À l’époque ottomane, Thessalonique, connue sous le nom de Salonique, était à bien des égards une ville typiquement ottomane, ayant été intégrée à l’empire des décennies avant Constantinople.
Sa population reflétait la diversité de l’empire et comprenait des juifs, des Grecs, des Turcs, des Albanais, des Arméniens, des Bulgares et bien d’autres communautés.
Hellénisation post-ottomane
Tout au long du XXe siècle, Thessalonique fut le témoin d’événements qui transformèrent radicalement son apparence démographique et physique.
Les projets de modernisation de la période ottomane préparèrent le terrain aux changements à venir, notamment la démolition des anciens murs byzantins le long du front de mer et la construction d’une grande promenade à sa place.
Lorsque la ville passa sous domination grecque en 1912, le désir d’helléniser l’environnement bâti façonna la politique urbaine et anima les urbanistes.
Un incendie catastrophique en 1917 imposa une réinvention à grande échelle de la ville.
Le feu ravagea une grande partie du centre-ville, détruisant des quartiers juifs ainsi que des mosquées, des synagogues et d’autres monuments.
Bien qu’ambitieux, les efforts de reconstruction effacèrent en grande partie le caractère juif et musulman des zones touchées.
Quelques années plus tard, en 1923, la population musulmane de Thessalonique fut soumise au désastreux accord d’échange de populations signé par les gouvernements grec et turc.
L’écrasante majorité de la population musulmane locale, composée de Turcs et d’Albanais entre autres ethnies, fut forcée de quitter la ville par bateau en direction de la nouvelle république turque.
Seul un petit groupe de musulmans qui acceptèrent d’opter pour une citoyenneté étrangère (non grecque) après l’accord afin de ne pas être expulsés furent autorisés à rester dans la ville.
Les signes de l’influence ottomane furent effacés de la sphère publique : les mosquées furent fermées puis réaffectées à divers usages, les minarets de la ville furent démolis, les cimetières musulmans détruits et de nombreux bâtiments de l’époque ottomane furent repensés de manière à les doter d’une apparence plus hellénique.
Les inscriptions en ottoman furent en outre effacées de monuments tels que l’emblématique Tour blanche et la fontaine Hamidiye.
Les traces de la communauté musulmane de la ville furent reléguées dans l’obscurité.
Restaurer une histoire perdue
Les structures ottomanes qui ont survécu aujourd’hui sont en grande partie abandonnées. Les quatre mosquées restantes de la ville se trouvent dans divers états de conservation.
La plus grande et la plus importante est la mosquée Hamza-Bey, dont l’histoire fascinante remonte à plus de 500 ans en arrière.
Construite à l’origine au milieu du XVe siècle, la mosquée est située à un carrefour très fréquenté au cœur du quartier commerçant de Thessalonique.
Pendant des siècles, elle fut l’un des principaux lieux de culte musulmans de la zone, entourée d’autres structures ottomanes telles qu’un bazar couvert et divers hammams (bains publics).
À l’instar de nombreuses autres structures associées aux Ottomans, elle fut abandonnée lors de l’échange de populations en 1923 et finalement transformée en cinéma, connu localement sous le nom d’Alkazár.
Après l’échange de populations, le cinéma devint extrêmement populaire parmi les réfugiés grecs turcophones arrivés d’Anatolie au cours de la même vague de migration qui avait déraciné la communauté musulmane de Thessalonique.
Le cinéma servait de lieu idéal pour la projection de films en turc et était populaire auprès des Grecs anatoliens empreints de nostalgie.
Il fut finalement fermé dans les années 1990 et l’accès à la mosquée est restreint depuis.
Plus récemment, la construction d’une station de métro à proximité a conduit à l’érection de barrières et d’échafaudages qui obstruent la vue de la structure.
En mai 2023, le ministère grec de la Culture et des Sports a annoncé que la mosquée Hamza-Bey serait entièrement restaurée et rouverte en tant que musée en 2025, dans le cadre d’un projet d’investissement de plusieurs millions d’euros.
Le musée abritera les différents artefacts découverts lors de la construction du métro.
La restauration de la mosquée Hamza-Bey représente une étape importante dans la politique locale envers le patrimoine musulman et ottoman de Thessalonique.
Les discussions sur comment et pourquoi la ville devrait restaurer et valoriser son héritage ottoman étaient pratiquement inexistantes jusqu’en 2011, année où l’élection de Yiánnis Boutáris à la mairie de Thessalonique a inauguré de nouveaux débats sur la promotion de la ville en tant que métropole historiquement cosmopolite.
Boutáris, qui a mené campagne sur la base d’un programme progressiste, a constamment plaidé pour une inclusion complète des sites musulmans et ottomans de la ville.
Le maire a fait valoir que la restauration de tels sites profiterait à Thessalonique à plusieurs niveaux, notamment en attirant les touristes, en forgeant des relations plus solides avec le monde musulman et en promouvant l’histoire diversifiée de la ville.
Après son arrivée au pouvoir, Boutáris a mis en œuvre son programme inclusif : il a proposé la création d’un musée d’art islamique dans la mosquée Ishak-Pacha (Alaca İmaret), laissée à l’abandon, et a permis aux musulmans du coin d’effectuer les prières de l’Aïd pour la première fois depuis des décennies dans la mosquée emblématique Yeni Camii.
Un certain nombre de facteurs, dont la crise économique qui a ébranlé le pays et un manque de coopération au niveau gouvernemental, ont empêché la pleine mise en œuvre des propositions du maire.
La position courageuse de Boutáris et ses politiques progressistes ont cependant provoqué une réaction violente des fascistes et ultra-nationalistes, qui ont agressé l’homme alors âgé de 75 ans en 2018.
Néanmoins, la vision ambitieuse et inclusive du maire pour Thessalonique continuera probablement d’inspirer les futurs décideurs politiques et les militants du patrimoine culturel, en vue de mettre en lumière des sites évocateurs du passé musulman de la ville.
De la fontaine Namika Hanim à la mosquée Hamza-Bey, les sites et monuments ottomans et musulmans de Thessalonique racontent l’un des chapitres les plus fascinants de l’histoire de la ville.
En plus de faire honneur à la vision de Boutáris, valoriser cette histoire et souligner la richesse culturelle de Thessalonique accroîtrait son attrait touristique et servirait de modèle à d’autres villes et villages de Grèce et des Balkans.
Traduit de l’anglais (original).
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