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Inondations en Libye : Elseddik et Saddam Haftar, les frères en compétition pour le pouvoir

Les fils du seigneur de guerre Khalifa Haftar, qui ont emprunté des chemins politique et militaire très différents, gagnent en visibilité depuis le passage de la tempête Daniel
Quel frère – Elseddik à gauche ou Saddam à droite – pourra obtenir des soutiens en Libye et à l’international et succéder à Khalifa Haftar ? (Facebook)
Quel frère – Elseddik à gauche ou Saddam à droite – pourra obtenir des soutiens en Libye et à l’international et succéder à Khalifa Haftar ? (Facebook)

Le 11 septembre, alors que la tempête Daniel commençait à semer le chaos sur les côtes libyennes, Elseddik Haftar était à Paris pour lancer discrètement sa candidature à la présidentielle.

« Je pense avoir tous les moyens pour soulager et stabiliser la Libye, et mettre en place la cohésion et l’unité des Libyens », a-t-il déclaré aux journalistes.

Le fils aîné de Khalifa Haftar, le commandant de l’est qui dirige une coalition de milices connue sous le nom des Forces armées arabes libyennes et contrôle l’est et le sud de la Libye, est rapidement rentré chez lui pour faire face à une catastrophe naturelle dévastatrice.

Selon le dernier bilan officiel provisoire annoncé lundi 25 septembre par les autorités de l’est de la Libye, les inondations ont fait au moins 3 875 morts, alors que des milliers d’autres personnes sont toujours portées disparues. L’effondrement de deux barrages dans la ville de Derna a entraîné la submersion de quartiers entiers par la mer.

Traduction : « Mon père, grâce à son leadership avisé, a senti les choses quelques jours avant la catastrophe. Une alerte totale a été instituée : l’armée […] a donné l’ordre à tous les citoyens d’évacuer toute la zone. Mais comme c’était sans précédent dans notre région, de nombreux habitants n’ont pas réagi. »

À son retour, Elseddik a déclaré que son père avait « pressenti » la catastrophe avant qu’elle ne frappe et avait ordonné une évacuation. Mais Mais des commentateurs libyens ont vivement contesté cette affirmation, affirmant que les habitants avaient en réalité reçu l’ordre de rester chez eux.

Le frère d’Elseddik, Saddam Haftar, est rapidement devenu lui aussi un sujet d’actualité internationale.

Au volant d’un véhicule, il a déclaré à Sky News lundi : « Oui, nous avons besoin d’aide, mais les équipes de secours font leur travail. »

Lorsqu’il lui a été demandé si les autorités auraient pu empêcher la catastrophe, notamment en rénovant les barrages qui se sont effondrés, il a affirmé que « tout allait bien » et qu’il n’avait « aucune critique ».

Le procureur général de Libye a depuis ordonné le placement en détention provisoire de huit responsables dans le cadre d’une enquête sur la rupture des deux barrages.

Khalifa Haftar est père d’au moins six fils. Parmi eux, Elseddik et Saddam ont gagné en visibilité publique dans l’est de la Libye depuis les inondations meurtrières. Arrivés à un moment charnière de parcours très différents, ils nourrissent tous les deux des ambitions politiques nationales.

Elseddik, le civil qui ressemble à son père

Comme plusieurs de ses frères, dont Saddam, Elseddik est né et a grandi à Benghazi sous le règne de Mouammar Kadhafi.

Pendant la jeunesse des frères, leur père vivait en exil aux États-Unis (de 1991 à 2011). Kadhafi avait désavoué l’ancien colonel après une campagne militaire ratée au Tchad.

« [Les fils de Haftar] étaient connus de Kadhafi. Il n’avait pas de problème avec eux », explique à Middle East Eye Jalel Harchaoui, chercheur spécialiste de la Libye et membre associé au Royal United Services Institute, un think tank spécialisé dans la défense et la sécurité. « Haftar n’était pas considéré comme un opposant dangereux en exil… Il n’était pas comme un ayatollah. »

Quand son père est revenu en Libye après la chute de Kadhafi en 2011, prenant finalement le contrôle de vastes régions de l’est de la Libye, Elseddik est resté discret.

Traduction : « Elseddik Haftar a été nommé président honoraire du Haut Comité pour la réconciliation nationale. »

L’Armée nationale libyenne (aujourd’hui Forces armées arabes libyennes) a fait la guerre aux factions occidentales après la division du pays en 2014, notamment par une offensive de quatorze mois pour prendre Tripoli qui a finalement été repoussée. Elseddik n’y a pas participé.

« Il n’a jamais été associé à un groupe armé ou à des questions de sécurité. C’est un véritable civil », souligne le chercheur. « C’est la raison pour laquelle il a gagné en importance. »

Dans ce rôle civil, Elseddik participe à des cérémonies (inauguration de postes de police, de stades). Sa ressemblance frappante avec son père a contribué à renforcer la visibilité de la famille sur le terrain.

« Cela permet à son père de projeter son influence et sa présence », poursuit Jalel Harchaoui. « C’est une façon de dire ‘’nous sommes engagés dans un projet constructif. Nous avons une vision civile’’. »

Alors qu’Elseddik n’a jamais été considéré comme une personnalité puissante, ces derniers mois, quelque chose a changé.

L’élection présidentielle qui devait se tenir en Libye en 2021 a rencontré plusieurs obstacles. Il y a eu, entre autres, des désaccords sur l’éligibilité des responsables militaires ou des citoyens ayant la double nationalité, qui voulaient se porter candidats. Elseddik, en tant que civil né à Benghazi, ne devrait pas rencontrer de tels problèmes, contrairement à son père et à certains de ses frères.

« Elseddik est comme un atout imprévu pour la famille Haftar »

- Jalel Harchaoui, chercheur spécialiste de la Libye

« Il est comme un atout imprévu pour la famille Haftar », admet Jalel Harchaoui. « Si Saddam, Khaled [un autre frère] et leur père, ne peuvent pas se présenter parce que ce sont des militaires, vous passez au suivant sur la liste… »

En février, le discret Elseddik a créé plusieurs comptes sur les réseaux sociaux.

Sur son nouveau profil Twitter, il indique « intellectuel » en guise de profession. Ses comptes Instagram et Facebook sont, curieusement, gérés depuis le Liban.

Plus tôt cette année, Elseddik est devenu le président honoraire d’Al-Merrikh SC, un des meilleurs clubs de football soudanais, qui a récemment connu des difficultés financières.

Les Haftar auraient fait don de 2 millions de dollars au club en difficulté. Elseddik, la nouvelle figure honorifique du club, a ensuite été reçue par le leader des Forces de soutien rapide (FSR), Mohamed Hamdan Dagalo (connu sous le nom de Hemetti). Il insista sur le fait que la réunion n’avait pas de dimension politique.

Emadeddin Badi, chercheur principal non résident au programme Moyen-Orient de l’Atlantic Council, un think tank spécialisé dans les relations internationales, doute de l’impact d’Elseddik.

« Honnêtement, il est considéré comme une blague. Il est le fils aîné de Haftar et a affiché ses ambitions politiques, mais il a peu de crédibilité », explique-t-il à MEE.

Saddam, une « figure autoritaire en devenir »

Contrairement à son frère aîné, Saddam Haftar est plus connu et mène plusieurs fronts.

Âgé d’une trentaine d’années (il est le plus jeune des fils Haftar), il est également né à Benghazi, où il a grandi. Comme l’homme dont il porte le nom, les analystes estiment qu’il a une tendance autoritaire.

« Saddam est en train de devenir une figure autoritaire », estime Emadeddin Badi. « Il tente de prendre le contrôle de certains aspects de l’entreprise familiale qu’est l’ANL, tout en se diversifiant dans de nouvelles entreprises, dont beaucoup sont illicites. »

Il a participé, en tant que soldat, aux campagnes de son père depuis 2014, notamment la prise de la Cyrénaïque et la tentative avortée de pris de contrôle de Tripoli.

Il est considéré par la plupart des observateurs comme le successeur le plus probable de son père en tant que future figure de proue de l’ANL.

Saddam dirige la brigade Tariq Ibn Ziyad (du nom du leader militaire musulman qui a conquis l’Andalousie), une des ailes armées les plus influentes de l’ANL.

L’organisation a été accusée par Amnesty International de commettre des crimes de guerre et des abus graves visant à « étouffer toute contestation » envers le père de Saddam.

« Il compte sur l’usage d’une sévère répression à travers les unités prétoriennes qu’il a renforcées, ce qui sera probablement sa stratégie principale pour revendiquer le trône de son père lorsque les choses se compliqueront », anticipe le chercheur.

Les soldats de Saddam ont également démoli des propriétés de l’époque coloniale italienne dans la vieille ville de Benghazi, suscitant des alertes quand concernant l’impact sur le patrimoine architectural.

Il aurait été impliqué dans plusieurs activités de trafic, selon Africa Report, notamment de drogue, carburant, or et déchets métalliques provenant d’usines confisquées.

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Le général aurait également été lié au trafic de personnes : il a été accusé par des survivants du naufrage meurtrier survenu en Grèce en juillet d’avoir  « supervisé » les départs de bateaux de l’est de la Libye vers l’Europe.

Sur la scène internationale, Saddam entretient des relations étroites avec Mohammed ben Zayed al-Nahyan, président des Émirats arabes unis, et la Russie, y compris le groupe Wagner, qui a joué un rôle clé dans l’aide apportée à Haftar pour prendre le contrôle du territoire libyen.

« Il faut voir dans sa proximité accrue avec la Russie le reflet de l’air du temps géopolitique. La perception d’un fléchissement des États-Unis a sapé la position mondiale de l’Amérique, et de nombreux dirigeants autoritaires nouent des alliances sur cette base. »

Il y a deux ans, Saddam a même atterri en Israël, bien que la Libye n’ait aucune relation avec ce pays. Des articles ont fait un lien avec un possible accord de normalisation en échange du soutien militaire et diplomatique apporté à son père.

Pour Jalel Harchaoui, le fait que les gouvernements occidentaux ne mentionnent pas le nom de Saddam dans les nombreuses accusations portées contre lui a renforcé le général.

« À part être le descendant le plus impitoyable et criminel de son père, [Saddam] ne peut se prévaloir d’aucune légitimité »

- Emadeddin Badi, chercheur pour l’Atlantic Council

« Ils [ces gouvernements] ne parlent pas de lui. Il doit donc se demander : quelle est la probabilité que je fasse l’objet de sanctions ? La probabilité est faible », reconnaît le spécialiste qui rappelle que le président Bachar al-Assad en Syrie, également accusé de crimes de guerre et d’abus généralisés, a été réhabilité sur la scène internationale avec l’aide des Émirats arabes unis et d’autres pays.

« [Saddam] bénéficie d’une couverture diplomatique et idéologique. Tant que des diplomates britanniques et français ne diront rien à son sujet, il a devant lui un boulevard, une large avenue de possibilités. »

Reste à savoir quel frère, le cas échéant, pourra obtenir des soutiens et succéder au père, âgé de 79 ans.

« Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, Haftar incarne un moment spécifique de l’histoire. Il a pris le contrôle de Benghazi, où il y avait un réel problème de sécurité de véritables préoccupations parmi la population. »

L’analyste estime que la prise de contrôle de cette ville par Haftar, face à une multitude de groupes de combattants islamistes, lui a donné une forme de légitimité.

« Mais à sa mort, on ne sait pas comment les tribus réagiront », précise Jalel Harchaoui, doutant que l’un des fils de Haftar puisse compter sur les partisans de son père.

« À part être le descendant le plus impitoyable et criminel de son père, [Saddam] ne peut se prévaloir d’aucune légitimité », souligne Emadeddin Badi. « La concrétisation de ses ambitions dépend largement de la volonté des puissances occidentales à les soutenir. »

Traduit de l’anglais (original) et actualisé.

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