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Israël peut surveiller tous les appels téléphoniques en Cisjordanie et à Gaza

En se livrant à une « intrusion brutale dans leur vie privée », le Service de sécurité intérieure israélien jouit d’un système de contrôle sur les Palestiniens, selon une source des renseignements
Une femme utilise son téléphone dans une salle d’audience à Naplouse, en Cisjordanie occupée, en février 2021 (AFP)
Par Lubna Masarwa à JÉRUSALEM

Israël est en mesure d’écouter toutes les conversations téléphoniques qui ont lieu en Cisjordanie et à Gaza, affirme à Middle East Eye un ancien membre de l’unité 8200, un service d’élite de l’armée israélienne spécialisé dans le renseignement électromagnétique.

Tous les téléphones portables et fixes importés à Gaza par le passage frontalier de Keret Shalom – dans le sud de Gaza – sont équipés d’un mouchard israélien, et toute personne qui utilise l’un des deux seuls réseaux mobiles desservant les territoires occupés – Jawwal et Wataniya – est également surveillée, indique l’ancien membre des services de renseignement.

« Il s’agit parfois de conversations privées, voire intimes […] Les soldats sauvegardent les conversations et les envoient à leurs amis »

– Un ancien membre de l’unité 8200

À tout moment, des centaines de soldats écoutent les conversations en cours. La surveillance audio est répartie en deux groupes. Le premier concerne les Palestiniens politiquement actifs ou considérés par Israël comme des menaces pour sa sécurité. Le second niveau de surveillance est utilisé par le Shin Bet, le Service de sécurité intérieure, pour trouver des « points de pression » au sein de la société palestinienne.

« Il peut s’agir de trouver des gays que l’on pourra mettre sous pression pour les pousser à dénoncer des proches, ou de trouver un homme qui trompe sa femme. Si l’on trouve quelqu’un qui doit de l’argent à quelqu’un d’autre, cela signifie pour ainsi dire qu’on pourra contacter cette personne et lui proposer de l’argent pour payer sa dette en échange de sa collaboration », détaille le vétéran de l’armée.

« C’est tout un monde dans lequel le Shin Bet peut obtenir du pouvoir sur les Palestiniens et les obliger en fin de compte à collaborer ou à révéler des choses sur d’autres personnes, et tout cela fait partie du système de contrôle », affirme-t-il.

Vivre sans intimité

Le vétéran de l’armée s’est exprimé à la suite des révélations du Washington Post au sujet de Blue Wolf, une technologie de reconnaissance faciale qui alerte les soldats aux postes de contrôle pour les aider à arrêter des suspects.

La « sale besogne » de ce système de surveillance de masse incombe aux soldats israéliens juifs qui ont étudié l’arabe dans le cadre de leur service militaire. Ils sont suivis par des soldats druzes ou des soldats juifs d’origine syrienne dont l’arabe est la langue maternelle. Ils transcrivent les conversations et les textes sont traduits et envoyés aux unités de renseignement de l’armée et au Shin Bet.

D’après le vétéran de l’armée, la capacité d’Israël à envahir la vie privée et publique des Palestiniens ne souffre aucune limite. Et il ne semble y avoir aucune limite à ce que font les soldats des conversations qu’ils interceptent.

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« Il s’agit parfois de conversations privées, voire intimes. Les soldats riaient lorsqu’ils entendaient parler de sexe. Les soldats sauvegardent les conversations et les envoient à leurs amis. Il s’agit d’une intrusion brutale dans la vie privée de tous les Palestiniens qui vivent là-bas », affirme-t-il.

Les soldats qui agissent ainsi ne considèrent pas leur travail de surveillance comme un problème sur le plan moral ou éthique.

« Leur entourage et leur famille leur disent que c’est approprié, tout le monde les soutient. Leur commandant, leurs parents, l’État, leurs amis… Les soldats n’ont aucune raison de penser que ce qu’ils font n’est pas bien », a-t-il déclaré.

Les récentes révélations sur Pegasus et Blue Wolf ne sont pas une nouveauté pour les Palestiniens qui ont grandi sous une surveillance constante.

La surveillance de masse est si systématique que le haut commandement de l’armée a dû prendre des mesures pour inciter les soldats à prendre des photos des Palestiniens passant par les postes de contrôle.

Des récompenses auraient ainsi été proposées aux unités capables de rassembler le plus grand nombre de photos de Palestiniens à ajouter à la base de données, décrite par un ancien soldat comme le « Facebook des Palestiniens » de l’armée.

Un « système de contrôle »

Parfois, le but de ces clichés n’est autre que d’intimider la population.

Muhammad Ragheb Salah, un ancien prisonnier qui a passé dix ans derrière les barreaux et qui vit dans le village de Barqa, près de Naplouse, a été photographié avec sa carte d’identité et sa voiture à trois reprises en trente minutes à différents check-points.

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La troisième fois, il s’est confronté au soldat : « Je suis sorti de la voiture et je me suis dirigé vers le soldat pour lui demander pourquoi il faisait ça. Je lui ai dit qu’on m’avait arrêté à deux autres postes de contrôle quelques minutes auparavant et que l’on m’avait fait la même chose. Le soldat a répondu qu’il ne faisait qu’exécuter les ordres de l’armée et qu’il envoyait ses photos au commandant militaire de la région par WhatsApp. »

Adnan Balawna, de Naplouse, explique que les soldats choisissent souvent des voitures spécifiques à photographier ou prennent des photos de toutes les voitures qui passent par le poste de contrôle.

« Cela m’inquiète lorsque les soldats me ciblent dans une foule de personnes, cela me rend très anxieux, surtout si une attaque venait à être perpétrée contre des soldats à ce check-point ou même à un autre le même jour, parce que toutes les personnes qui ont été photographiées ce jour-là feraient l’objet d’une enquête. Ces personnes seraient potentiellement soumises à un interrogatoire, même si elles n’ont rien à voir avec ce qui s’est passé », affirme-t-il.

Dans le collimateur de la communauté internationale

Israël fait l’objet d’une pression internationale croissante pour son recours à ses logiciels espions.

Le gouvernement américain a mis sur liste noire NSO Group, le créateur du logiciel Pegasus, après que des militants dans le domaine de la cybersécurité ont obtenu une base de données divulguée contenant 50 000 numéros de téléphone sélectionnés par les clients de NSO Group. Candiru, une deuxième société israélienne de logiciels espions, a également été mise sur liste noire. Les États-Unis ont déclaré que les activités de ces sociétés étaient contraires aux intérêts américains en matière de sécurité nationale.

Eitay Mack est un avocat spécialisé dans les droits de l’homme qui a lancé une campagne visant à dénoncer les ventes d’armes israéliennes secrètes en demandant au ministère de la Défense du pays de publier les documents et dossiers relatifs aux ventes d’armes et de systèmes militaires à des pays soumis à un embargo militaire, engagés dans une guerre civile et coupables de violations systématiques des campagnes de défense des droits de l’homme. La Cour suprême a rejeté sa pétition concernant la technologie de traçage fabriquée par une entreprise israélienne du secteur informatique et fermé la porte à toute pétition ultérieure.

« Je suis sous surveillance partout […] Ma vie est désormais étalée en direct et ils peuvent la suivre comme ils veulent, plus rien n’est privé »

– Issa Amro, activiste palestinien

« Du point de vue du Shin Bet, chaque Palestinien est une menace », estime Eitay Mack.

« Les activistes non violents les dérangent particulièrement, car ils peuvent prendre la tête d’un mouvement populaire et provoquer des protestations à grande échelle, tout en suscitant la sympathie de la communauté internationale. De ce point de vue, il n’y a aucun Palestinien qui ne soit pas une menace. Aucun Palestinien ne peut s’en libérer », affirme-t-il.

Selon l’avocat, le but n’est pas de surveiller les militants palestiniens ou de prévenir des attaques.

« Ils savent comment gérer les organisations terroristes ; ce qui les inquiète le plus, ce sont les organisations de la société civile, parce qu’elles pourraient entraîner la fin de l’occupation et parce qu’elles s’attirent la sympathie de la communauté internationale. »

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Selon Issa Amro, un activiste palestinien originaire d’Hébron, la nouveauté relève du fait que la surveillance peut aujourd’hui être effectuée par les soldats ordinaires et par les colons.

« Voilà la nouveauté : un soldat sait désormais tout de moi avant même que je ne le rencontre. Ils m’ont photographié personnellement un nombre incalculable de fois, et grâce à leurs programmes, ils peuvent savoir qui je suis avant que j’arrive à un check-point. »

Les colons disposent également d’un système spécial de caméras : « Je peux marcher dans la rue et me faire agresser et frapper par des colons parce que je m’appelle Issa. Je suis sous surveillance partout : dans la rue, à la maison, aux postes de contrôle, n’importe où. Ils sont même au courant de mes allées et venues, ma vie est désormais étalée en direct et ils peuvent la suivre comme ils veulent, plus rien n’est privé. »

Atif Daglas a contribué à ce reportage.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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