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Comment la technologie d’espionnage israélienne pénètre au plus profond de nos vies

Israël normalise dans les pays occidentaux l’usage de technologies envahissantes et oppressives dont les Palestiniens sont les victimes depuis des dizaines d’années
Une femme utilise son iPhone devant le bâtiment de la société israélienne NSO à Herzliya (Israël) en 2016 (AFP)

Les armes de l’ère numérique développées par Israël pour opprimer les Palestiniens sont rapidement réutilisées dans le cadre d’applications beaucoup plus larges, et ce contre les populations occidentales qui considèrent pourtant leurs libertés comme acquises.

Si le statut de « start-up nation » a été octroyé à Israël il y a plusieurs dizaines d’années, sa réputation dans le domaine de l’innovation de haute technologie a toujours reposé sur un côté obscur, qu’il est de plus en plus difficile d’occulter.

Les territoires palestiniens occupés ont servi de banc d’essai en vue de mettre au point non seulement de nouveaux systèmes d’armes conventionnelles, mais également de nouveaux outils de surveillance et de contrôle de masse

Il y a quelques années, l’analyste israélien Jeff Halper avertissait qu’Israël avait joué un rôle central sur la scène internationale dans la fusion des nouvelles technologies numériques et de l’industrie de la sécurité intérieure. Le danger était selon lui que nous allions tous devenir progressivement des Palestiniens.

Israël, notait-il, a effectivement traité les millions de Palestiniens soumis à son régime militaire comme des cobayes dans des laboratoires à ciel ouvert – et ce, sans rendre de comptes. Les territoires palestiniens occupés ont servi de banc d’essai en vue de mettre au point non seulement de nouveaux systèmes d’armes conventionnelles, mais également de nouveaux outils de surveillance et de contrôle de masse.

Comme l’a récemment observé un journaliste de Haaretz, l’opération de surveillance menée par Israël contre les Palestiniens compte « parmi les plus vastes de ce type au monde. Elle inclut la surveillance des médias, des réseaux sociaux et de la population dans son ensemble ».

Big Brother fait du commerce

Toutefois, ce qui a commencé dans les territoires occupés ne devait jamais se limiter à la Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza. Il y avait tout simplement trop d’argent et d’influence à gagner en commercialisant ces nouvelles formes hybrides de technologie numérique offensive.

Aussi petit soit-il, Israël est depuis longtemps un leader mondial sur le marché extrêmement lucratif de l’armement, vendant à des régimes autoritaires ses systèmes d’armes « testés sur le champ de bataille », c’est-à-dire sur les Palestiniens.

Or, ce commerce de matériel militaire est de plus en plus éclipsé par le marché des logiciels belligérants, c’est-à-dire des outils servant à livrer des cyberguerres.

Un soldat israélien utilise un drone pour surveiller la population palestinienne dans la ville d’Hébron, en Cisjordanie occupée, en 2015 (AFP)
Un soldat israélien utilise un drone pour surveiller la population palestinienne dans la ville d’Hébron, en Cisjordanie occupée, en 2015 (AFP)

Ces armes de nouvelle génération sont très demandées par les États, qui peuvent les utiliser non seulement contre leurs ennemis extérieurs, mais également contre les dissidents à l’intérieur, qu’ils soient défenseurs des droits de l’homme ou simples citoyens.

Israël peut à juste titre se présenter comme une autorité mondiale en la matière, dans la mesure où il contrôle et opprime les populations vivant sous son règne. Mais le pays a tenu à ne pas mettre ses empreintes digitales sur une grande partie de cette nouvelle technologie digne de Big Brother, choisissant d’externaliser le développement de ces outils informatiques en le confiant aux gradés de ses tristement célèbres unités de sécurité et de renseignement militaires.

Néanmoins, Israël approuve implicitement ces activités en fournissant des licences d’exportation aux entreprises qui les mènent. Par ailleurs, les plus hauts responsables de la sécurité du pays sont souvent étroitement associés à leurs travaux.

Tensions avec la Silicon Valley

Une fois leur uniforme rangé au placard, ces Israéliens peuvent tirer profit de leurs années d’expérience dans le domaine de l’espionnage des Palestiniens en créant des sociétés dont l’objet est de développer des logiciels similaires pour des applications plus générales.

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Les applications utilisant une technologie de surveillance sophistiquée d’origine israélienne sont de plus en plus courantes dans nos vies numériques. Certaines ont été utilisées de manière relativement anodine. Waze, qui surveille la congestion routière, permet aux conducteurs d’atteindre leurs destinations plus rapidement, tandis que Gett met les clients en liaison avec les taxis situés à proximité via leur téléphone.

Mais certaines des technologies les plus secrètes produites par les développeurs israéliens demeurent beaucoup plus proches de leur format militaire original.

Ces logiciels offensifs sont vendus aux pays qui souhaitent espionner leurs propres citoyens ou des États rivaux, ainsi qu’aux sociétés privées qui espèrent gagner ainsi un train d’avance sur leurs concurrents ou mieux manipuler et exploiter commercialement leurs clients.

Une fois intégrés aux plateformes de réseaux sociaux, qui comptent des milliards d’utilisateurs, ces logiciels espions offrent aux agences de sécurité étatiques une portée potentielle quasi-universelle. Cela explique la relation parfois tendue entre les sociétés israéliennes et la Silicon Valley, cette dernière luttant pour prendre le contrôle de ces malwares – comme le montrent deux exemples différents de l’actualité récente.

« Kit d’espionnage » pour téléphone portable

Signe de ces tensions, WhatsApp, une plateforme de réseaux sociaux appartenant à Facebook, a tout récemment intenté le premier procès de ce type devant un tribunal californien contre NSO, la plus grande société de surveillance israélienne.

WhatsApp accuse NSO de cyberattaques. Au cours d’une période de seulement deux semaines se terminant début mai et examinée par WhatsApp, NSO aurait ciblé les téléphones portables de plus de 1 400 utilisateurs dans 20 pays.

Les soldats ont écrit que les Palestiniens étaient « totalement exposés à l’espionnage et à la surveillance des services de renseignement israéliens […] à des fins de persécution politique et pour créer des divisions au sein de la société palestinienne »

Le logiciel espion de NSO, appelé Pegasus, a été utilisé contre des défenseurs des droits de l’homme, des avocats, des responsables religieux, des journalistes et des travailleurs humanitaires. Reuters a révélé fin octobre que de hauts responsables de pays alliés des États-Unis avaient également été pris pour cibles par NSO.

Après avoir pris le contrôle du téléphone d’un utilisateur à son insu, Pegasus en copie les données et active le microphone de l’appareil à des fins de surveillance. Le magazine Forbes l’a décrit comme « le kit d’espionnage mobile le plus invasif au monde ».

NSO a octroyé une licence d’utilisation du logiciel à des dizaines de gouvernements, notamment à des régimes connus pour leurs violations des droits de l’homme tels que l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Kazakhstan, le Mexique et le Maroc.

Amnesty International s’est plaint de ce que son personnel figurait parmi les personnes visées par les logiciels espions de NSO. L’ONG de défense des droits de l’homme soutient actuellement une action en justice contre le gouvernement israélien pour avoir délivré à la société une licence d’exportation.

Liens avec les services de sécurité israéliens

NSO a été fondée en 2010 par Omri Lavie et Shalev Hulio, tous deux présentés comme des gradés de la fameuse unité 8200 du renseignement militaire d’Israël.

En 2014, des lanceurs d’alerte ont révélé que l’unité espionnait régulièrement les Palestiniens, cherchant dans leurs téléphones et ordinateurs des preuves d’inconduites sexuelles, de problèmes de santé ou de difficultés financières pouvant être utilisées pour les pousser à collaborer avec les autorités militaires israéliennes.

Le ministre israélien Ze’ev Elkin, à gauche, en compagnie du Premier ministre Benyamin Netanyahou et du secrétaire du Cabinet Tzachi Braverman à Jérusalem, le 13 mai 2018 (AFP)
Le ministre israélien Ze’ev Elkin, à gauche, en compagnie du Premier ministre Benyamin Netanyahou et du secrétaire du Cabinet Tzachi Braverman à Jérusalem, le 13 mai 2018 (AFP)

Les soldats ont écrit que les Palestiniens étaient « totalement exposés à l’espionnage et à la surveillance des services de renseignement israéliens. Ceux-ci sont utilisés à des fins de persécution politique et pour créer des divisions au sein de la société palestinienne en recrutant des collaborateurs et en poussant les divers éléments de la société palestinienne les uns contre les autres. »

Bien que les autorités aient délivré des licences d’exportation à NSO, Ze’ev Elkin, ministre israélien de la Protection environnementale, de Jérusalem et de l’Intégration, a nié « l’implication du gouvernement israélien » dans le piratage de WhatsApp. « Tout le monde comprend qu’il ne s’agit pas de l’État d’Israël », a-t-il déclaré à la radio israélienne début novembre.

Traqués par les caméras

La semaine où WhatsApp lançait son action en justice, la chaîne de télévision américaine NBC révélait que la Silicon Valley souhaitait néanmoins travailler avec des start-ups israéliennes profondément impliquées dans les exactions liées à l’occupation.

Microsoft a considérablement investi dans AnyVision, une société qui développe une technologie sophistiquée de reconnaissance faciale utilisée par l’armée israélienne pour opprimer les Palestiniens.

Les connexions entre AnyVision et les services de sécurité israéliens sont à peine cachées. Le comité consultatif de la société compte parmi ses membres Tamir Pardo, ancien chef du Mossad, l’agence d’espionnage israélienne. Son président, Amir Kain, était auparavant à la tête du Malmab, le département du ministère israélien de la Défense chargé de la sécurité.

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Le principal logiciel d’AnyVision, Better Tomorrow, a été surnommé « Occupation Google », car la société affirme qu’il peut identifier et traquer tout Palestinien à l’aide des images produites par le vaste réseau de caméras de surveillance placées par l’armée israélienne dans les territoires occupés.

En dépit de problèmes éthiques évidents, l’investissement de Microsoft suggère que son objectif pourrait être d’intégrer le logiciel dans ses propres programmes. Cela a suscité de vives inquiétudes parmi les groupes de défense des droits de l’homme.

Shankar Narayan, de l’American Civil Liberties Union, a notamment mis en garde contre un avenir bien trop familier pour les Palestiniens vivant sous le contrôle d’Israël : « L’usage généralisé de la surveillance faciale renverse le principe de la liberté et génère une société dans laquelle tout le monde est traqué, peu importe ce qu’il fait, tout le temps », a-t-il déclaré à NBC.

« La reconnaissance faciale est peut-être l’outil le plus parfait pour un contrôle gouvernemental complet dans les espaces publics. »

Selon Yael Berda, chercheur à l’Université de Harvard, Israël conserve une liste de quelque 200 000 Palestiniens en Cisjordanie qu’il souhaite surveiller 24 heures sur 24. Des technologies telles que AnyVision sont considérées comme essentielles pour garder ce vaste groupe sous surveillance permanente.

Les cyberentreprises israéliennes ont été impliquées de plus en plus profondément dans les efforts visant à manipuler le discours public sur Israël

Un ancien employé d’AnyVision a déclaré à NBC que les Palestiniens étaient traités comme des cobayes. « La technologie a été testée sur le terrain dans l’un des environnements de sécurité les plus exigeants au monde et nous la déployons maintenant dans le reste du marché », a-t-il déclaré.

Le 15 novembre, Microsoft a annoncé le lancement d’une enquête sur les allégations selon lesquelles la technologie de reconnaissance faciale mise au point par AnyVision violait son code d’éthique en raison de son utilisation dans des opérations de surveillance en Cisjordanie occupée.

Interférence dans les élections

Utiliser ces technologies d’espionnage aux États-Unis et en Europe intéresse de plus en plus le gouvernement israélien lui-même, dans la mesure où l’occupation des territoires palestiniens fait désormais l’objet d’une controverse et d’un contrôle minutieux dans le discours politique mainstream.  

Au Royaume-Uni, le changement de climat politique a été mis en évidence par l’élection de Jeremy Corbyn, un militant de longue date des droits des Palestiniens, à la tête du parti travailliste. Aux États-Unis, un petit groupe de législatrices qui soutiennent de manière visible la cause palestinienne a récemment fait son entrée au Congrès, notamment Rashida Tlaib, la première femme américano-palestinienne à occuper ce poste.

Les membres du Congrès américain Ilhan Omar, Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib et Ayanna Pressley tiennent une conférence de presse à Washington le 15 juillet (AFP)
Les membres du Congrès américain Ilhan Omar, Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib et Ayanna Pressley tiennent une conférence de presse à Washington le 15 juillet (AFP)

Plus généralement, Israël redoute le BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), mouvement de solidarité international qui appelle à un boycott d’Israël – sur le modèle du boycott de l’Afrique du Sud durant l’apartheid – jusqu’à ce qu’il cesse sa répression du peuple palestinien. Le BDS est en pleine expansion, notamment aux États-Unis, où il s’est fortement développé sur de nombreux campus universitaires.

En conséquence, les cyberentreprises israéliennes ont été impliquées de plus en plus profondément dans les efforts visant à manipuler le discours public sur Israël, notamment en interférant dans les élections à l’étranger.

Deux exemples notoires ont brièvement fait la une des médias. Psy-Group, qui se présentait comme un « Mossad privé à louer », a été fermé l’année dernière après que le FBI a ouvert une enquête à son sujet pour avoir interféré dans l’élection présidentielle américaine de 2016. Son « Project Butterfly » visait selon le New Yorker à « déstabiliser et perturber les mouvements anti-israéliens de l’intérieur ».

Et l’année dernière, la société Black Cube a été accusée de surveillance hostile sur des membres éminents de la précédente administration américaine dirigée par Barack Obama. Black Cube semble étroitement lié aux services de sécurité israéliens et ses locaux ont été situés un temps sur une base militaire israélienne.

Interdit par Apple

Un certain nombre d’autres entreprises israéliennes cherchent à estomper la distinction entre espace privé et espace public.

Onavo, une société israélienne de collecte de données créée par deux vétérans de l’Unité 8200, a été rachetée par Facebook en 2013. Apple a interdit son application VPN l’année dernière après qu’il a été révélé qu’elle offrait un accès illimité aux données des utilisateurs.

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Selon un article de Haaretz, le ministre israélien des Affaires stratégiques, Guilad Erdan, lequel dirige une campagne secrète visant à diaboliser les militants BDS à l’étranger, a tenu des réunions régulières avec une autre société, Concert, l’année dernière. Ce groupe secret, qui est exempté des lois israéliennes sur la liberté d’information, a reçu environ 36 millions de dollars de financement de la part du gouvernement israélien. Ses administrateurs et actionnaires sont « la crème » de l’élite israélienne de la sécurité et du renseignement.

Une autre société israélienne de premier plan, Candiru – qui doit son nom à un petit poisson amazonien réputé pour envahir secrètement le corps humain, où il devient un parasite – vend ses outils de piratage principalement aux gouvernements occidentaux, bien que ses opérations soient entourées de secret.

Son personnel provient presque exclusivement de l’unité 8200. Preuve de l’étroite corrélation entre les technologies publiques et secrètes développées par les entreprises israéliennes, le directeur général de Candiru, Eitan Achlow, dirigeait auparavant Gett, l’application de services de taxi.

L’élite de la sécurité israélienne tire profit de ce nouveau marché de la cyberguerre, exploitant – comme elle l’a fait pour le commerce des armes conventionnelles – une population palestinienne à disposition et captive, sur laquelle elle peut tester sa technologie.

Si cet avenir dystopique se poursuit, New York, Londres, Berlin et Paris ressembleront de plus en plus à Naplouse, Hébron, Jérusalem-Est et Gaza

Il n’est pas surprenant qu’Israël normalise progressivement dans les pays occidentaux l’usage de technologies envahissantes et oppressives dont les Palestiniens sont les victimes depuis des dizaines d’années.

Les logiciels de reconnaissance faciale permettent un profilage racial et politique toujours plus sophistiqué. Les opérations secrètes de collecte de données et de surveillance effacent les frontières traditionnelles entre les espaces privés et publics. Et les campagnes de doxxing qui en résultent permettent d’intimider, menacer et décrédibiliser ceux qui sont opposés ou, à l’instar de la communauté des droits de l’homme, essaient de mettre les puissants face à leurs responsabilités.

Si cet avenir dystopique continue de se déployer, New York, Londres, Berlin et Paris ressembleront de plus en plus à Naplouse, Hébron, Jérusalem-Est et Gaza. Et nous finirons tous par comprendre ce que signifie vivre dans un État de surveillance engagé dans une cyberguerre contre ceux sur lesquels il règne.

- Jonathan Cook est un journaliste anglais basé à Nazareth depuis 2001. Il a écrit trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et remporté le prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Son site web et son blog sont disponibles sur : www.jonathan-cook.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Jonathan Cook is the author of three books on the Israeli-Palestinian conflict, and a winner of the Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. His website and blog can be found at www.jonathan-cook.net
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