Aller au contenu principal

Élections en Turquie : le mince espoir de changement des journalistes persécutés

Les journalistes et représentants des médias confrontés aux poursuites et à l’exil sous Erdoğan observent la perspective lointaine d’un nouveau gouvernement avec un optimisme prudent
Des journalistes se rassemblent devant un tribunal d’Ankara derrière une bannière sur laquelle on peut lire « le journalisme n’est pas un crime » pour manifester contre l’emprisonnement des reporters, le 10 mars 2020 (AFP)

Depuis de nombreuses années, la Turquie est régulièrement qualifiée de « plus grand geôlier au monde pour les journalistes ».

Si le pays n’a jamais vraiment été un paradis pour cette corporation, la présidence de Recep Tayyip Erdoğan a été marquée par un nombre sans précédent de journalistes jetés en prison, frappés d’interdiction de voyager ou contraints à l’exil.

Ce dimanche, la population turque s’est rendue aux urnes pour les premières élections depuis des années réellement susceptibles de déloger Erdoğan et son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement).

Mais si les personnes persécutées sous l’AKP se réjouiraient certainement de se débarrasser du parti, elles sont loin d’être persuadées qu’un gouvernement mené par l’Alliance de la nation formée par l’opposition transformerait la Turquie en flambeau de la liberté de la presse.

Ragıp Zarakolu a connu les vagues de répression et d’expression en Turquie depuis plus de 50 ans.

« Je pense que l’ère Erdoğan est la pire »

- Ragıp Zarakolu, journaliste

Vivant aujourd’hui en Suède, où sa présence a joué un rôle dans le veto turc à l’adhésion de la Suède à l’OTAN (la Turquie a réclamé son extradition pour renoncer à son veto), le journaliste nommé au prix Nobel de la paix a vu l’intérieur d’une cellule de prison à maintes reprises en raison de ses écrits.

En 1971, un putsch a renversé le gouvernement turc et, dans la vague d’arrestation qui a suivi, visant largement la gauche, il s’est retrouvé emprisonné.

« À cette période, j’ai passé deux ans en prison et j’ai été libéré grâce à une loi d’amnistie », raconte Ragıp Zarakolu à Middle East Eye.

Malgré le retour à un gouvernement civil, il n’a pas tardé à retourner en prison, puis à y séjourner encore à plusieurs reprises lors des décennies suivantes.

Sa maison d’édition, Belge, qui se concentre sur les journalistes emprisonnés et les sujets souvent jugés tabous dans le paysage médiatique turc, a fait l’objet de multiples perquisitions et attaques par des groupes d’extrême droite.

Cependant, malgré tout cela, il affirme que ces 21 dernières années ont été la pire période à ses yeux pour la liberté de la presse.

« Je pense que l’ère Erdoğan est la pire parce qu’il y a eu des périodes extraordinaires sous l’armée, après les coups d’État militaire », explique-t-il.

Séismes en Turquie : les médias turcs ont échoué à remplir leur fonction essentielle 
Lire

« Mais Erdoğan est à la tête d’un soi-disant gouvernement civil. Ce qu’il a fait est une honte pour la politique civile. »

Ragıp Zarakolu a été emprisonné une fois de plus pendant six mois en 2011, quand Erdoğan était Premier ministre, supposément pour un discours qu’il a prononcé lors de la conférence inaugurale du Parti de la paix et de la démocratie (BDP), un parti pro-kurde, en 2009.

En 2013, il a déménagé en Suède et, compte tenu de la répression qui a suivi la tentative de coup d’État en 2016 en Turquie, il n’est pas rentré chez lui depuis.

Aujourd’hui, alors que les Turcs sont invités à départager les deux candidats qui ont remporté le premier tour de la présidentielle, le président Erdoğan et le candidat de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu, une – fragile – lueur d’espoir laisse entrevoir un changement de situation.

Zarakolu estime que tout nouveau gouvernement mené par l’Alliance de la nation devrait promulguer une loi d’amnistie pour les journalistes poursuivis et arrêtés, semblable à ce qui s’était passé lors d’autres « périodes problématiques » en Turquie.

« Je pense que c’est la solution la plus pratique, [et c’est ce] qui convient également à l’histoire politique turque », argumente-t-il.

Un « changement de mentalité »

Ragıp Zarakolu n’est que l’une des nombreuses cibles de l’hostilité de l’État turc.

Selon Reporters sans frontières (RSF), 34 journalistes sont incarcérés en Turquie, tandis que selon une étude menée par le média de gauche Bianet, au moins 195 journalistes ou représentants des médias ont été poursuivis en justice en janvier, février et mars de cette année.

Au cours des vingt dernières années, des centaines d’autres ont été poursuivis et arrêtés.

Les motifs sont nombreux.

Certains ont été accusés d’avoir des liens avec des groupes armés interdits tels que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et le Parti et Front révolutionnaire de libération populaire (DHKP-C), tandis que d’autres ont travaillé pour des médias liés au mouvement de Fethullah Gülen, l’ancien allié d’Erdoğan devenu son ennemi à qui on a imputé la tentative de coup d’État de 2016. 

En outre, d’autres ont été accusés de révéler des secrets d’État ou des scandales de corruption, d’« injures » envers le président ou d’avoir semé « la peur et la panique ».

Certains ne savent même pas exactement pourquoi ils ont été visés.

« [Si l’opposition arrive au pouvoir...,] cela ne doit pas être considéré comme une bénédiction… Je ne pense pas que cela s’accompagnera d’un environnement totalement libre pour la presse »

- Canan Kaya, journaliste

Après le séisme qui a frappé la Turquie en février, lequel aurait fait plus de 50 000 morts et réduit une grande partie du sud-est à l’état de ruines, plusieurs journalistes ont fait l’objet d’enquêtes pour leur couverture de la catastrophe.

Une enquête a notamment été ouverte contre Canan Kaya, rédactrice en chef du site d’information Medya Koridoru, parce qu’elle aurait « ouvertement diffusé des informations trompeuses au public » après avoir diffusé une interview le 13 février avec un journaliste local évoquant la situation à Adiyaman, une province du sud-est.

« Adiyaman a été l’une des provinces les plus dévastées par le tremblement de terre et où les pertes humaines étaient élevées, la population avait un besoin urgent de tentes. J’ai fait une émission sur YouTube pour comprendre pourquoi il n’y avait pas de tentes et j’y ai invité un journaliste d’Adiyaman », expose-t-elle à MEE.

Ce dernier a mentionné que l’entrepôt de l’autorité en charge de la gestion des catastrophes et des situations d’urgence dans la ville était resté fermé les trois premiers jours suivant le séisme et que la population locale était en colère face à la lenteur de la réaction devant la catastrophe.

« On m’a accusée de diffuser de fausses informations. Cependant, aucune preuve n’a confirmé que mes données étaient fausses et l’information selon laquelle l’entrepôt était vide et donc fermé a été partagée après que le sujet a été mis à l’ordre du jour. Le gouvernement a été offensé en entendant cela et a choisi de me punir moi », estime Canan Kaya.

« La presse turque traverse une période difficile en matière de liberté de la presse. Bon nombre de nos amis sont en prison et la plupart d’entre eux sont au chômage. Nous aussi tentons d’effectuer notre travail malgré la menace de la prison. »

Le directeur local de RSF en Turquie fait partie de ceux qui risquent la prison pour leur travail.

Erol Önderoğlu a été traduit devant les tribunaux dix-sept fois pour son implication dans la rédaction en chef tournante symbolique d’Özgür Gündem, un organe de gauche pro-kurde qui a été fermé à plusieurs reprises et vu son personnel emprisonné pour des liens supposés avec les organisations militantes kurdes.

Il a été acquitté en 2019 mais la décision a été infirmée l’année d’après et il est actuellement accusé de « propagande terroriste », de « glorification d’un crime ou d’un criminel » et d’« apologie d’un crime », des accusations qui le rendent passible de quatorze ans et demi de prison.

Hatice Cengiz (à droite), la fiancée du journaliste saoudien assassiné Jamal Khashoggi, s’exprime à côté du représentant turc de RSF, Erol Önderoğlu, au Mémorial des reporters de Bayeux, le 10 octobre 2019 (AFP)
Hatice Cengiz (à droite), la fiancée du journaliste saoudien assassiné Jamal Khashoggi, s’exprime à côté du représentant turc de RSF, Erol Önderoğlu, au Mémorial des reporters de Bayeux, le 10 octobre 2019 (AFP)

Önderoğlu redoute qu’un nouveau gouvernement ne perpétue les mêmes problèmes.

« Je crains que nous ayons un paysage médiatique très polarisé », indique-t-il à MEE.

« Je pense que les vainqueurs des élections devront se montrer extrêmement constructifs afin d’assurer l’indépendance de la justice, afin de sauvegarder les droits fondamentaux et de mettre fin aux problèmes chroniques d’oppression des médias critiques. »

Erol Önderoğlu fait valoir qu’il faut un « changement de mentalité » dans la politique turque en ce qui concerne les médias et que les politiciens devraient arrêter de se servir de la presse pour proférer des attaques partisanes ou de considérer les journalistes avec une hostilité innée.

« Dans un scénario négatif, chaque camp pourrait renforcer ses médias et raviver les hostilités et les politiques clivantes », dit-il.

Il pense néanmoins qu’une victoire de l’opposition pourrait apporter aux petits journaux indépendants davantage de « soutien financier, de revenus publicitaires et les pérenniser ».

« Il y a une grande chance de reconstruire, de se réconcilier et de se restructurer par une approche sincère avec différents acteurs des médias », estime-t-il.

« Le devoir sacré de transmettre la vérité »

Le candidat de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu a été prompt à souligner sa foi en la liberté de la presse.

Dans un message à l’occasion de la journée internationale de la liberté de la presse le 3 mai, il a salué « les journalistes qui remplissent le devoir sacré de transmettre la vérité au public et de défendre sa liberté d’information ».

Cependant, malgré ces affirmations, la coalition de l’Alliance de la nation de Kılıçdaroğlu a un passif d’attaques contre les libertés publiques et de la presse.

Outre son propre Parti républicain du peuple (CHP), l’alliance de l’opposition comprend le parti İYİ, mené par la politicienne nationaliste Meral Akşener, susceptible de faire partie de tout futur gouvernement.

Celle-ci a été ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de droite du dirigeant islamiste Necmettin Erbakan entre 1996 et 1997, après la démission de son prédécesseur en raison de son implication dans le scandale de l’affaire de Susurluk.

De gauche à droite : Ali Babacan, Kemal Kılıçdaroğlu, Temel Karamollaoğlu, Meral Akşener, Ahmet Davutoğlu, Gültekin Uysal (AFP)
De gauche à droite : Ali Babacan, Kemal Kılıçdaroğlu, Temel Karamollaoğlu, Meral Akşener, Ahmet Davutoğlu, Gültekin Uysal (AFP)

En 1996, le rapport d’Amnesty International a été cinglant au sujet de la Turquie, décrivant des « centaines de prisonniers d’opinion » dans les prisons du pays et notant qu’« au moins 35 personnes [avaient] “disparu” alors qu’elles étaient sous la garde des forces de sécurité et des dizaines de personnes [… avaient] été tuées dans des circonstances suggérant des exécutions extrajudiciaires par des membres des forces de sécurité ».

Le rapport précisait que le gouvernement d’alors avait refusé de permettre à un chercheur d’Amnesty de pénétrer dans le pays et avait gardé à vue un délégué pendant deux jours avant de l’expulser.

« Malheureusement, Meral Akşener est elle aussi issue de ce milieu, elle a des racines nationalistes d’ultra-droite. Je pense que c’est un autre danger pour tout avenir politique turc », juge Ragıp Zarakolu.

Les autres dirigeants de l’Alliance de la nation ont également un passif déplorable en matière de liberté de la presse.

Le dirigeant du Parti du bonheur islamiste, Temel Karamollaoğlu, a été maire de Sivas à l’époque du massacre qui a eu lieu dans la ville en 1993, au cours duquel 37 journalistes et intellectuels, pour la plupart alévis, ont été immolés par une foule d’extrême droite. Ses relations avec le massacre restent très controversées.

Par ailleurs, les chefs du Parti pour la démocratie et le progrès (DEVA) et du Parti du Futur (Gelecek) – Ali Babacan et Ahmet Davutoğlu – faisaient partie des gouvernements d’Erdoğan.

« Malheureusement, je n’ai pas vu de réaction claire et ferme de l’opposition quant aux pressions sur la presse kurde »

- Veysel Ok, codirecteur de Media and Law Studies Association

Veysel Ok, codirecteur de Media and Law Studies Association (MLSA), qui surveille et soutient les journalistes poursuivis en Turquie, accueille avec enthousiasme les promesses de protéger la liberté de la presse formulées par l’opposition, tout en exprimant des inquiétudes.

Avocat lui-même condamné pour avoir « dénigré publiquement les institutions judiciaires de l’État » en 2015, Veysel Ok fait observer que la majorité des journalistes emprisonnés en Turquie en ce moment sont Kurdes.

« Malheureusement, je n’ai pas vu de réaction claire et ferme de l’opposition quant aux pressions sur la presse kurde », déplore-t-il auprès de MEE.

« Cela renforce la conviction selon laquelle l’opposition pourrait ne pas adopter une approche axée sur la liberté envers les médias kurdes si elle arrive au pouvoir. »

Canan Kaya, représentée dans sa propre affaire par les avocats de MLSA, abonde en son sens et pense qu’il est trop tôt pour se prononcer.

« Bien sûr, si l’opposition arrive au pouvoir, on connaîtra une période de répit puisqu’on a connu le pire », prédit-elle.

« Cependant, cela ne doit pas être considéré comme une bénédiction… Je ne pense pas que cela s’accompagnera d’un environnement totalement libre pour la presse. Cela n’a jamais été le cas. Le journalisme critique n’est pas accepté par les politiciens quels qu’ils soient. »

« J’attends »

Lors de la campagne électorale de cette année, il y a eu la vague habituelle d’arrestations visant les journalistes.

La semaine dernière, le Comité pour la protection des journalistes a annoncé que depuis le 20 avril, quatre journalistes de diverses publications avaient été condamnés à des peines de prison allant de quatre à vingt mois. Ils étaient accusés notamment de « faire des personnes chargées de combattre le terrorisme des cibles » ainsi que de « violation de propriété » et d’« obtention ou diffusion illégale de données personnelles ».

Avant les élections, le pouvoir turc renforce son arsenal contre la presse
Lire

Les analystes préviennent que le contrôle direct et indirect des médias par le gouvernement, souvent étendu à 90 %, a biaisé la perception publique de la politique dans le pays et risque de compromettre l’équité des élections.

Dans le même temps cependant, le développement des réseaux sociaux et de nouveaux médias indépendants a fourni des sources alternatives d’information en Turquie et coupé court à la couverture pro-gouvernement.

Pour la première fois depuis de nombreuses années, l’avenir politique de la Turquie est incertain et la perspective d’un retour des exilés semble plus proche que jamais.

Zarakolu dit avoir connu des hauts et des bas en Turquie et s’il est relativement satisfait en Suède, il espère au moins à l’avenir une période – même brève – lui permettant de revenir dans son pays natal.

« Évidemment, j’attends. Cela fait partie de l’histoire politique turque, après les périodes autoritaires, il y a une sorte de “printemps”, une espèce de “printemps turc”.

« Cela pourrait ne pas durer, mais au moins je pourrais y aller à ce moment-là, je pourrais me rendre en Turquie. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation et mis à jour.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].