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Arabie saoudite-Iran : qu’est-ce qui motive ce rapprochement diplomatique ?

Face à une nouvelle administration américaine et à des revers dans sa politique régionale, Riyad a modéré le ton sur l’Iran sur fond d’informations de pourparlers bilatéraux
Mohammed ben Salmane a déclaré fin avril qu’il voulait des « relations privilégiées » avec l’Iran (Reuters/photo d’archives)
Mohammed ben Salmane a déclaré fin avril qu’il voulait des « relations privilégiées » avec l’Iran (Reuters/photo d’archives)
Par Ali Harb

« Nous savons que nous sommes une cible de choix pour le régime iranien… Nous n’attendrons pas que la bataille atteigne l’Arabie saoudite. Nous ferons en sorte que la bataille soit menée là-bas en Iran. »

- Prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, 2017

« L’Iran est un pays voisin. Nous voulons de bonnes relations privilégiées avec l’Iran. Nous ne voulons pas que l’Iran soit dans une situation difficile. Au contraire, nous voulons un Iran prospère. »

- Prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, 2021

Même selon les normes de la volatile géopolitique au Moyen-Orient, le revirement de Mohammed ben Salmane (MBS) – de l’évocation d’une guerre à son désir de relations de bon voisinage avec l’Iran – est très soudain.

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Donald Trump est parti, la nouvelle administration américaine négocie avec le gouvernement iranien et les Houthis intensifient leurs attaques contre le royaume ; le prince héritier se tourne donc désormais vers la diplomatie après des années de politique étrangère agressive qui n’ont pas produit les résultats escomptés.

« Ce changement est vraiment incroyable. Le ton lui-même est tout autre », estime Jean-François Seznec, expert en affaires saoudiennes et chercheur à l’Atlantic Council et au Middle East Institute.

Le prince héritier n’est pas certain du soutien inconditionnel de l’administration Biden à l’Arabie saoudite, explique le spécialiste à MEE.

« Donc, plutôt que d’avoir à se préparer à une guerre avec l’Iran sans le plein soutien des États-Unis, je pense qu’il préfère l’option “parlons et voyons ce qui se passe”. »

Riyad et Téhéran négocient secrètement depuis le mois dernier pour apaiser les tensions entre les deux pays, selon de nombreux médias

« Relations privilégiées »

Lors d’un entretien avec Al Arabiya fin avril, MBS a évoqué les sujets de tensions avec l’Iran : son soutien aux milices et ses programmes de missiles balistiques et nucléaires. Il a toutefois indiqué que le royaume œuvrait avec des « partenaires dans la région et dans le monde » pour résoudre les problèmes et nouer des liens « positifs » avec Téhéran.

Il a décrit l’Iran comme un État voisin avec lequel les désaccords pourraient être surmontés, et des « relations privilégiées » établies.

Moins de quatre ans plus tôt, peu avant de remplacer son cousin Mohammed ben Nayef en tant que prince héritier, MBS avait dépeint la République islamique comme un régime intrinsèquement « extrémiste » cherchant à s’étendre pour diffuser une version politisée de l’islam chiite.

À l’époque, il avait laissé entendre que la tenue de pourparlers avec l’Iran était futile parce que l’idéologie de Téhéran ne répondait pas aux négociations. « Les points communs sur lesquels nous pouvons nous mettre d’accord avec ce régime ? Ils sont presque inexistants », assurait celui qui était alors vice-prince héritier en 2017.

« MBS et MBZ ont réalisé qu’ils devaient au moins trouver d’autres moyens de désamorcer les tensions, parce que de toute évidence, il leur fallait trouver des moyens de coexister parce que l’Iran est leur voisin »

- Kristian Coates Ulrichsen, spécialiste du Moyen-Orient

Aujourd’hui, le dirigeant (de fait) saoudien modère son ton, non seulement sur l’Iran, mais aussi sur les ennemis les plus directs du royaume au Yémen – les Houthis. 

Après des années de bombardements féroces au Yémen et de rejet des rebelles yéménites qualifiés de « terroristes » soutenus par l’Iran, il a tendu un rameau d’olivier sans ambiguïté aux Houthis.

Il a réitéré la proposition de cessez-le-feu du royaume et fait allusion à la perspective d’un soutien économique au Yémen, exhortant les rebelles à s’asseoir à la table des négociations. Le prince héritier a même reconnu que les Houthis étaient Yéménites et Arabes – pas de simples agents de l’Iran.

Le chef du renseignement saoudien a également rencontré fin avril son homologue syrien à Damas, selon un article du Guardian, autre signe d’une détente générale dans la région.

Qu’est-ce qui pousse Riyad à sauter le pas de la diplomatie après des années de postures combatives ?

Pour de nombreux Américains, l’élection de Biden pourrait être la réponse intuitive, mais Kristian Coates Ulrichsen, spécialiste du Moyen-Orient à l’Institute for Public Policy de la Rice University, estime que le catalyseur de ce changement est antérieur à l’accession du président démocrate à la Maison-Blanche.

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L’attaque de drone contre d’importantes installations pétrolières saoudiennes en septembre 2019 a mis en lumière les vulnérabilités du royaume, rappelle Ulrichsen, d’autant plus que le président Trump avait refusé de riposter contre l’Iran, principal suspect de l’incident qui aurait coûté 2 milliards de dollars au royaume. 

L’absence de réaction américaine a semblé dire aux plus proches alliés de Trump dans la région, MBS et son homologue émirati Mohammed ben Zayed (MBZ) : « Débrouillez-vous », indique Kristian Coates Ulrichsen à MEE.

« Cette réaction américaine a vraiment changé l’équation régionale pour MBS et MBZ », estime-t-il. « Plutôt que de penser “nous pouvons toujours compter sur le soutien des États-Unis quoi qu’il arrive”, ils ont réalisé qu’ils devaient au moins trouver d’autres moyens de désamorcer les tensions, parce que de toute évidence, il leur fallait trouver des moyens de coexister parce que l’Iran est leur voisin. »

Kristian Coates Ulrichsen ajoute que la défaite de Trump face à Biden, qui cherche à reprendre les négociations avec l’Iran et semble moins intéressé par le Moyen-Orient dans son ensemble, pressé par des questions plus immédiates au plan national, a accéléré le revirement saoudien en faveur de la diplomatie. 

Des politiques hyper-agressives sans résultat

Sina Toossi, analyste de recherche au National Iranian American Council (NIAC), s’est fait l’écho des remarques d’Ulrichsen. Il a déclaré que l’Arabie saoudite avait mis tous ses œufs dans le panier de Trump, mais l’attaque contre les installations d’Aramco a montré les limites de l’empressement de Washington à protéger ses alliés du Golfe.

« Cette impression de bénéficier d’une garantie de sécurité américaine a explosé pendant l’ère Trump », déclare Toossi à MEE.

Il a ajouté que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se sont rendus compte que la « pression maximale » ne conduirait pas à l’effondrement de l’Iran, tandis que l’engagement de Washington envers la sécurité de Riyad a ses limites.

Cette conclusion a commencé à se forger davantage dans ces pays, et les prévisions sont claires : « L’Amérique quitte cette région, et ce sera nous et les Iraniens et le Qatar et les Turcs et les Syriens », a déclaré Toossi. 

« Ces politiques hyper-agressives qu’ils appliquaient n’ont donné aucun résultat en leur faveur. Elles se sont retournées contre eux. »

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Le secrétaire d’État américain Antony Blinken a approuvé le rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran sans confirmer que des pourparlers bilatéraux étaient en cours.

« S’ils se parlent, je pense que c’est une bonne chose dans l’ensemble », a déclaré Blinken au Financial Times. « Parler est généralement mieux que l’alternative. Est-ce que cela donne des résultats ? C’est une autre question. Mais parler, essayer d’apaiser les tensions, essayer de s’accorder sur un modus vivendi, essayer d’amener les pays à infléchir certaines de leurs actions qui ne vous plaisent pas – c’est bien, c’est positif. »

L’administration Biden s’est engagée à réévaluer ses relations avec le royaume après quatre ans de liens étroits entre Riyad et Washington sous Trump. Le premier voyage étranger de l’ancien président depuis la Maison-Blanche en 2017 fut en Arabie saoudite.

Peu après sa prise de fonction début 2021, Biden a annoncé la fin du soutien américain aux « opérations offensives » de l’Arabie saoudite au Yémen et réclamé sans équivoque la fin de la guerre. Il a également ordonné la publication d’un rapport révélant les conclusions de la communauté du renseignement américain sur le meurtre de Jamal Khashoggi, qui rejette la faute sur MBS lui-même.

En attendant, l’administration américaine est engagée dans des pourparlers nucléaires indirects avec l’Iran et dénonce l’échec de la campagne de pression maximale de Trump qui a pris la forme de sanctions contre la République islamique.

La crise du Golfe avec le Qatar a été résolue quelques semaines avant l’entrée en fonction de Biden, et désormais l’Arabie saoudite cherche à conclure un cessez-le-feu au Yémen. Le dialogue avec l’Iran semble être un autre pas important dans la direction opposée aux politiques précédentes

Et Biden n’est pas le seul qui doit inquiéter les Saoudiens. Le président a derrière lui un Parti démocrate qui contrôle les deux chambres du Congrès et qui est de plus en plus critique à l’égard de Riyad.

L’horrible assassinat de Khashoggi a marqué un tournant dans les relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite, en particulier au Congrès, où les démocrates continuent de faire pression pour l’adoption de mesures visant à punir MBS au-delà des mesures prises par Biden.

L’assassinat en 2018 du journaliste, qui écrivait pour le Washington Post et MEE, a aiguisé les critiques des démocrates à l’encontre d’autres politiques saoudiennes, dont la guerre au Yémen, le blocus du Qatar ainsi que l’enlèvement du Premier ministre libanais Saad Hariri un an plus tôt.

La crise du Golfe avec le Qatar a été résolue quelques semaines avant l’entrée en fonction de Biden, et désormais l’Arabie saoudite cherche à conclure un cessez-le-feu au Yémen. Le dialogue avec l’Iran semble être un autre pas important dans la direction opposée aux politiques précédentes.

« Trump ayant quitté ses fonctions, je pense que MBS et les Saoudiens ont essayé de persuader l’administration Biden qu’eux aussi ont tiré les leçons des quatre dernières années », indique Ulrichsen.

Des intérêts mutuels

L’Arabie saoudite et l’Iran n’ont jamais été des alliés proches. Les tensions caractérisent leurs relations depuis la révolution islamique qui, en 1979, a établi l’actuel système de pouvoir iranien. Depuis, la rivalité régionale, les divergences idéologiques et les conflits par procuration définissent les relations entre les deux pays.

Très tôt, l’Arabie saoudite a soutenu l’invasion de l’Iran par Saddam Hussein en 1980, une guerre qui a duré près de huit ans et coûté la vie à des centaines de milliers de personnes. Les relations se sont améliorées dans les années 1990, mais l’invasion de l’Irak menée par les États-Unis en 2003 a attisé le sectarisme dans la région et renouvelé la rivalité.

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Ces derniers temps, l’Iran et l’Arabie saoudite se sont retrouvés aux côtés opposés de l’impasse politique perpétuelle au Liban, de la guerre en Syrie et du conflit au Yémen.

En 2016, les liens bilatéraux ont complètement rompu après que des manifestants iraniens ont pris d’assaut l’ambassade de Riyad à Téhéran en réaction à l’exécution de l’éminent religieux chiite saoudien Nimr al-Nimr.

Jean-François Seznec estime que l’amélioration des relations entre Riyad et Téhéran pourrait apaiser les crises dans toute la région.

« En supposant qu’il y ait une sorte de rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite, cela ferait une énorme différence dans le dossier libanais, et cela ferait une énorme différence dans le dossier syrien et certainement avec les Houthis au Yémen », assure-t-il à MEE

« Cela ferait une grande, une énorme différence dans la région. Je veux dire, Dieu nous en garde, nous pourrions avoir la paix. »

Par ailleurs, ajoute Jean-François Seznec, les deux pays pourraient bénéficier directement de liens conviviaux, notamment en travaillant ensemble pour contrôler et augmenter le prix du pétrole.

Selon Sina Toossi, du NIAC,  malgré la rivalité entre Téhéran à Riyad, les deux pays ont des intérêts mutuels, y compris dans l’énergie et la sécurité.

« Je pense que nous sommes sur le point d’un ordre régional potentiellement plus optimiste et plus stable », prévoit-elle. « Et les États-Unis ont un grand rôle à jouer pour encourager le dialogue et la coopération régionaux, plutôt que d’essayer de le dissuader, ce qui était le cas sous l’administration Trump. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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