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La présence turque au Kurdistan irakien crée des tensions entre les acteurs locaux et régionaux

Alors que ces derniers jours ont été particulièrement meurtriers au Kurdistan irakien, la multiplicité d’acteurs régionaux fragilise cette région, pourtant considérée comme un pôle de stabilité
Membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) sur une route dans les montagnes Qandil, le siège du PKK dans le nord de l’Irak, le 22 juin 2018 (AFP/Safin Hamed)
Membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) sur une route dans les montagnes de Qandil, le siège du PKK dans le nord de l’Irak, le 22 juin 2018 (AFP/Safin Hamed)

Assiste-t-on à un regain de tension au Kurdistan irakien ? Tout semble l’indiquer : ces cinq derniers jours, au moins neuf personnes ont perdu la vie au cours de différentes attaques.

La région, autonome depuis la Constitution de 2005, est sous le contrôle du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), géré d’une main de fer par le clan de Massoud Barzani (Parti démocratique du Kurdistan, PDK) et partenaire privilégié de la Turquie.

Ce vaste territoire est également le sanctuaire de nombreuses bases arrière du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), classé organisation terroriste par les États-Unis, l’Union européenne, et bête noire d’Ankara.

Depuis le 23 avril, la Turquie mène une nouvelle campagne militaire, aérienne et parfois terrestre, contre la guérilla kurde du PKK ; des opérations qui font suite à des années de traque, qui ne semblent pas avoir, jusqu’alors, affaibli l’organisation.

Crise de nerf entre le PDK et le PKK ?

Samedi 5 juin, un convoi d’une centaine de peshmergas – soldats kurdes à la solde du GRK ou des partis politiques – se dirigeait vers le mont Metin, près de ville de Dohouk. Dans des circonstances encore floues, cinq peshmergas ont perdu la vie à proximité d’une zone contrôlée par le PKK.

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Immédiatement, le GRK a accusé la guérilla du PKK d’avoir « tendu une embuscade » et a qualifié l’acte de « lâche », une version reprise par les diplomaties occidentales, qui ont condamné fermement l’attaque.

Des accusations immédiatement réfutées par Haki Armanc, un des commandants des Forces de défense du peuple (HPG, branche armée du PKK), qui a affirmé que celles-ci « n’[avaient] jamais eu l’intention de retourner les armes contre les peshmergas ».

Une version qui semble corroborée par les déclarations de l’un des commandants affiliés au ministère des Peshmergas, Qadir Khorani, qui a déclaré sur son compte Facebook que l’attaque n’avait pu être commise « que par des avions F-16 ou des drones », orientant ainsi les soupçons vers la Turquie, qui frappe à intervalles réguliers les alentours des zones contrôlées par le PKK.

En dépit de cette publication – qui a été supprimée depuis –, la communauté internationale continue d’attribuer cet assaut à la guérilla kurde ; d’autant que le mardi 8 juin, un peshmerga perdait à nouveau la vie lors d’une patrouille dans la zone de Darkar, près d’une base du PKK.

Doit-on alors s’attendre à une flambée de violence au Kurdistan irakien entre les forces du PDK et celles du PKK ?

« Si du côté du GRK, il y a de la colère, cela ne va pas plus loin. Il n’y a pas de risque de glissement vers une guerre ouverte, nous ne sommes pas dans l’exception, nous sommes dans la régularité », estime Adel Bakawan, membre de l’Institut de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (iReMMO), dans un entretien accordé à Middle East Eye. « Néanmoins, le PDK et Ankara partagent les mêmes intérêts économiques et le même ennemi commun », précise-t-il.

L’offensive turque en question

Tout ou presque oppose le PDK et le PKK, deux puissants acteurs régionaux : au-delà de leurs divergences idéologiques – le premier étant conservateur et le second révolutionnaire –, la coopération économique et sécuritaire entretenue par le clan Barzani et la Turquie, liés par un contrat pétrolier de 50 ans, est au centre de toutes les crispations, particulièrement depuis l’amplification de la présence turque dans la région autonome.

«  Dans ce territoire, les deux axes sont en confrontation géopolitique, géostratégique, militaire, sécuritaire et frontalière. Tout est permis dans cette guerre  »

- Adel Bakawan, membre de l’iReMMO

Samedi 5 juin, quelques heures après la mort des peshmergas, une attaque de drones turcs faisait trois morts dans le camp de réfugiés de Makhmour – situé en Irak, mais en dehors des frontières du GRK. Recep Tayyip Erdoğan avait récemment menacé de le « nettoyer ».

Ce camp, qui abrite des milliers de Kurdes ayant fui la Turquie dans les années 1990, est considéré par Ankara comme un fief de la guérilla kurde.

Dans un tweet, le président turc a déclaré qu’un haut responsable du PKK avait été « neutralisé » dans cette frappe. Mais une source proche du PKK consultée par MEE assure « qu’aucun de ses cadres n’a été tué dans l’attaque », et qu’il s’agissait de « trois civils ».

L’ambassadrice américaine auprès des Nations unies, Linda Thomas-Greenfield, qui s’est rendue à Ankara la semaine dernière, a déclaré sur son compte Twitter que « toute attaque visant des civils dans le camp de réfugiés de Makhmour serait une violation du droit international et humanitaire ».

Alliances circonstancielles

Si le gouvernement irakien, qui a perdu récemment deux hauts gradés dans des tirs de drones turcs, dénonce officiellement des violations de sa souveraineté par la Turquie, Bagdad ne semble pas disposé à aller plus loin.

Bien au contraire : « Il y a une coordination minutieuse entre les gouvernements de Bagdad, d’Erbil [capitale du GRK] et d’Ankara. Il y a un cadre, un accord de principe, et les trois acteurs sont engagés contre la présence du PKK sur le territoire irakien », poursuit Adel Bakawan.

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Ce dernier note que deux axes se sont clairement dessinés, avec d’un côté le GRK, la Turquie et le gouvernement irakien, et de l’autre l’Iran, les milices chiites irakiennes et le PKK.

« Dans ce territoire, les deux axes sont en confrontation géopolitique, géostratégique, militaire, sécuritaire et frontalière. Tout est permis dans cette guerre », poursuit le chercheur.

La région du Sinjar, située dans la partie nord de la frontière irako-syrienne, cristallise ces tensions. L’Iran et les milices chiites irakiennes – qui disposent d’un passage terrestre vers la Syrie – voient d’un très mauvais œil la volonté turque de déraciner le PKK de cette région stratégique.

Des alliances circonstancielles qui ont de quoi surprendre, tant les différents partenaires des deux axes s’opposent sur les plans idéologiques et stratégiques. « Ce sont les intérêts qui déterminent les orientations stratégiques, rien d’autre », conclut Adel Bakawan.

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