Aller au contenu principal

Tunisie : les associations, nouvelles cibles de Kais Saied

Le président tunisien envisage de réformer le droit des associations dans un sens plus restrictif. Si des dérives ont été observées dans ce milieu, la future législation pourrait neutraliser un contre-pouvoir qui a su alerter sur les tentatives autoritaires et pallier le recul des services publics
Un manifestant met une copie de la Constitution tunisienne sur un drapeau tunisien lors d’une manifestation à Tunis contre le président Kais Saied, le 23 février 2022 (AFP/Anis Mili)
Un manifestant met une copie de la Constitution tunisienne sur un drapeau tunisien lors d’une manifestation à Tunis contre le président Kais Saied, le 23 février 2022 (AFP/Anis Mili)
Par Hatem Nafti à TUNIS, Tunisie

Le 24 février 2022, comme presque tous les jeudis depuis la mise en place du gouvernement Bouden, le président tunisien Kais Saied a présidé un Conseil des ministres au palais de Carthage. Comme toujours, la réunion a été précédée d’un discours dans lequel le chef de l’État a donné son avis sur les développements politiques en cours et s’en est pris à ses adversaires.

Dans son collimateur ce jour-là : les associations. Après avoir rappelé les irrégularités relevées par le rapport de la Cour des comptes relatif aux élections générales de 2019 – notamment le financement étranger des candidats –, Saied a estimé nécessaire la promulgation d’un texte législatif interdisant le financement étranger des associations.

Consultation nationale en Tunisie : entre déni et diabolisation de l’opposition
Lire

Selon lui, ces structures « sont en apparence des associations mais sont en réalité le prolongement de puissances étrangères », tandis que d’autres « sont le prolongement de partis » accusés de s’être « jetés dans les bras de l’étranger ».

Quelques minutes plus tard, le compte-rendu publié par la présidence a modéré le propos, appelant à un contrôle des fonds étrangers destinés aux organisations non gouvernementales, lequel est en fait déjà prévu par la législation en vigueur.

L’épisode intervenait quelques jours après la divulgation par le Centre al-Kawakibi pour la transition démocratique (KADEM) d’un projet de loi durcissant le contrôle des associations.

Contacté par Middle East Eye, Amine Ghali, le directeur de programmes au KADEM, précise que le document en question est un texte quasi définitif élaboré par les services du gouvernement et transmis aux ministères concernés pour avis.

Le responsable déplore qu’aucune concertation avec les acteurs de terrain n’ait été entreprise depuis le 25 juillet 2021, date à laquelle Kais Saied a gelé le Parlement et s’est attribué quasiment tous les pouvoirs. Il estime que la nouvelle mouture n’apporte rien de nouveau à la société civile, qu’elle rend plus vulnérable face à une administration toute-puissante.

Un développement exponentiel

Avant la révolution de 2011, les organisations non gouvernementales subissaient un contrôle drastique de la part des autorités, qui voulaient empêcher toute contestation du régime. Les associations étaient soumises au régime des visas et les autorisations étaient accordées au compte-goutte.

Après la chute de Ben Ali, le gouvernement transitoire de Béji Caïd Essebsi a promulgué un ensemble de textes législatifs libéralisant considérablement la vie politique, dont le décret-loi 88-2011 sur l’organisation des associations, proposé par la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique.

La nouvelle loi facilite la création de structures associatives en abolissant l’autorisation, qui est remplacée par une simple déclaration.

Contrairement aux partis politiques, les associations peuvent recevoir des financements étrangers même si les fonds doivent être contrôlés

Contrairement aux partis politiques, les associations peuvent recevoir des financements étrangers, même si les fonds doivent être contrôlés. Plus généralement, les structures associatives sont tenues à des obligations comptables et fiscales comparables à celles des entreprises.

Un régime de sanctions allant de la mise en demeure à la dissolution est également prévu par la loi.

Cette législation libérale a eu pour effet un engouement pour les associations, dont le nombre aujourd’hui est estimé à 24 000. Une société civile professionnelle a également vu le jour, attirant des cadres diplômés.

Mais ce développement exponentiel n’a pas été sans créer quelques dérapages qui ont profondément marqué l’opinion publique. Ainsi, plusieurs associations caritatives ont été accusées de servir de filières d’embrigadement pour les jeunes ayant décidé de rejoindre les rangs du groupe État islamique en Syrie.

Les pratiques managériales de certaines ONG (discriminations salariales entre « expatriés » et « locaux ») sont également pointées du doigt. Mais ce sont surtout les relations incestueuses entre partis politiques et associations qui ont défrayé la chronique.

Le contrôle des finances électorales en Tunisie, un vrai défi
Lire

La législation étant plus souple envers les associations – qui peuvent notamment percevoir des fonds étrangers – que les partis, la collusion peut biaiser la concurrence politique et faciliter l’ingérence extérieure au sein des ONG.

Les élections de 2019 ont montré de manière caricaturale ce mélange des genres. Ainsi, Nabil Karoui, finaliste malheureux de l’élection présidentielle, a pu profiter de son association caritative Khalil Tounes pour soigner son image et s’envoler dans les sondages.

Par ailleurs, Aich Tounsi, cofondé par Olfa Terras Rambourg, est d’abord né sous la forme d’un mouvement associatif, ce qui lui a permis de faire de la publicité politique – interdite aux partis – et de promouvoir son projet avant de devenir un mouvement politique et de présenter des listes aux législatives.

De son côté, le mouvement Ennahdha est régulièrement soupçonné de s’entourer d’un réseau associatif. Lors de son congrès de 2016, le parti islamo-conservateur a même théorisé la « spécialisation » de ses organes entre politique et prédication (qui inclut des œuvres caritatives), confirmant implicitement les accusations de ses détracteurs.

Le pouvoir discrétionnaire de prononcer des dissolutions

En 2019, à quelques mois des élections générales, le gouvernement Chahed a fait voter un amendement de la loi électorale interdisant aux dirigeants d’associations de concourir aux scrutins nationaux. Mais le texte, approuvé par l’Assemblée quelques jours avant le décès du président Béji Caïd Essebsi, n’a jamais été promulgué et les successeurs d’Essebsi, dont Kais Saied, ont refusé de le ratifier.

En parallèle, les gouvernements successifs n’ont jamais réussi à présenter un texte législatif corrigeant les failles du décret-loi 88.

Surfant sur les fragilités de l’actuelle réglementation et profitant des pleins pouvoirs qu’il s’est octroyés en matière législative, Kais Saied a donc décidé de s’attaquer aux associations. Dans son projet politique d’éliminer tous les corps intermédiaires, il n’était pas étonnant que les organisations non gouvernementales soient dans son viseur.

Deux chercheurs décèlent, à la lecture du projet de loi, une présomption de culpabilité frappant des associations qui sont sommées de prouver leurs bonnes intentions

C’est dans ce cadre qu’intervient le projet de décret amendant le décret-loi 88.

Le nouveau texte, tel que divulgué par le KADEM, donne de forts pouvoirs d’appréciation à l’administration, qui peut s’opposer à la création d’une association en invoquant des motifs vagues comme « extrémisme » ou « atteinte à l’unité de l’État ». La nouvelle mouture donne le même pouvoir discrétionnaire au gouvernement en matière de dissolutions, dont les procédures sont par ailleurs simplifiées.

Dans un article de la revue spécialisée Legal Agenda, les chercheurs Mahdi Elleuch et Oumayma Mehdi craignent que ces motifs ne soient utilisés pour restreindre les libertés associatives. Ils rappellent qu’en 2019, l’État s’est basé sur l’article 230 du code pénal tunisien, réprimant l’homosexualité, pour attaquer l’association LGBTQI+ Shams.

Les juristes estiment par ailleurs que certaines pièces exigées aux dirigeants d’associations peuvent être discriminatoires, citant l’exemple des migrants subsahariens mobilisés dans des structures antiracistes, à qui on demande une résidence de plus de trois mois alors que l’administration est particulièrement tatillonne avec les ressortissants d’Afrique subsaharienne.

Enfin, les auteurs de l’article décèlent, à la lecture du projet de loi, une présomption de culpabilité frappant des associations qui sont sommées de prouver leurs bonnes intentions.

Pour Amine Ghali, si des failles existent bel et bien dans le dispositif actuel, elles ne concernent pas tant la loi que son application. En effet, l’État consacre peu de moyens au contrôle des associations : une administration centrale, basée à Tunis, recourant peu à l’outil numérique et disposant d’un effectif réduit (seize personnes à plein temps selon Legal Agenda).

Tunisie : face à la défaillance de l’État, la société civile s’organise pour lutter contre le coronavirus
Lire

Le responsable du KADEM note cependant un meilleur engagement des gouvernements successifs depuis 2020 dans la sanction des associations qui ne respectent pas la loi. Il rappelle que les législations actuelles en matière financière, pénale, de lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent sont applicables à la société civile et sont particulièrement répressives en cas de dépassement.

Mais Kais Saied peut compter sur l’hostilité d’une partie de l’opinion publique, choquée par les dérives de quelques associations. Comme pour le Parlement et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le président part de dysfonctionnements réels pour diaboliser l’ensemble.

Sur les réseaux sociaux, on raille volontiers les « pauses café », allusion aux multiples colloques organisés par des ONG, pour critiquer leur train de vie et leur financement par des bailleurs de fonds étrangers.

Si ce dernier point est inéluctable (les associations sont tenues d’être transparentes vis-à-vis de leurs financements étrangers) et si la société civile peut être un vecteur de soft power utilisé par des puissances étrangères, ceci ne saurait résumer toute l’action associative. Comme le rappelle Amine Ghali, compte tenu du recul des services publics en Tunisie, les associations pallient l’absence de l’État.

L’État, premier bénéficiaire de… fonds étrangers

Ainsi, des structures associatives assurent des missions comme le transport scolaire dans les zones rurales, offrent l’asile aux femmes victimes de violences conjugales ou encore restaurent des bâtiments publics menacés.

Au plus fort de la crise sanitaire en 2021, plusieurs associations de Tunisiens résidant à l’étranger ont contribué à acheminer des concentrateurs d’oxygène et financé des structures locales. Au sens de la législation actuelle, ces interventions s’apparentent à du financement étranger même si le bailleur est un ressortissant tunisien.

Dans la mesure où l’État finance très peu les associations, l’interdiction des financements étrangers pourrait signifier l’arrêt de plusieurs organisations.

Interrogé par MEE sur l’argument de la souveraineté nationale utilisé pour discréditer les ONG, Amine Ghali rappelle que l’État est le premier bénéficiaire de fonds étrangers pour son propre fonctionnement dans des secteurs essentiels comme la police, l’éducation ou la santé. Il souligne par ailleurs que la plupart des colloques organisés par la société civile impliquent une coopération avec l’État.

Neutraliser ces vigies reviendrait à affaiblir des anticorps démocratiques et à accroître la précarité de pans entiers de la population délaissés par l’État

Entre 2011 et 2016, l’Union européenne, principal partenaire économique de la Tunisie et l’un des plus grands bailleurs de fonds, n’a consacré que 3,9 % de ses dons au développement de la société civile tunisienne, sur un budget total de 1,27 milliard d’euros.

En s’attaquant à la société civile, Kais Saied vise un autre contre-pouvoir qui pourrait compromettre son projet de démocratie directe. Pendant les dix ans qui ont suivi la révolution, les ONG ont pourtant joué un rôle crucial pour prévenir toute dérive du pouvoir et ont œuvré pour la transparence de la vie publique et la lutte contre les discriminations et la corruption.

Neutraliser ces vigies reviendrait à affaiblir des anticorps démocratiques et à accroître la précarité de pans entiers de la population délaissés par l’État.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].