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Tunisie : la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, un nouveau pas vers l’élimination des contre-pouvoirs

En prononçant la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, le président Kais Saied s’en prend à une institution impopulaire mais anéantit l’un des derniers contre-pouvoirs institutionnels encore en place en Tunisie depuis son coup de force

La décision était attendue depuis des mois, la date et le lieu choisis l’étaient moins. Dans la nuit de samedi à dimanche, la présidence de la République tunisienne a publié sur son compte Facebook une vidéo montrant le chef de l’État entouré de plusieurs hauts gradés du ministère de l’Intérieur.

Le département venait de rappeler dans la journée que, compte tenu des restrictions sanitaires, les manifestations sur la voie publique étaient toujours interdites.

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Plusieurs marches étaient toutefois prévues dimanche 6 février, à l’occasion du neuvième anniversaire de l’assassinat en 2013 du leader de gauche Chokri Belaïd. Cet homicide avait marqué un tournant dans la Tunisie post-révolutionnaire et constitué un véritable traumatisme dans une société tunisienne peu habituée à ce niveau de violence politique. 

Kais Saied a estimé que l’amélioration de la situation sanitaire rendait possibles les manifestations pour exiger la vérité dans l’affaire Belaïd. Mais c’est une autre revendication qui intéressait le nouvel homme fort de la Tunisie.

Il a ainsi annoncé que « les Tunisiens » allaient demander la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), une organisation constitutionnelle élue par les juges, indépendante du pouvoir exécutif.

Il a encouragé ses partisans en affirmant : « Ils ont le droit, nous avons le droit d’exiger la dissolution du CSM », avant de se lancer dans une violente et habituelle diatribe mêlant les problèmes de la magistrature, « ennemis et traîtres » (jamais nommés) et « contrebandiers ».

Une guerre qui dure depuis des mois

Le président a rappelé qu’il avait, à maintes reprises, averti les magistrats de la nécessité de se réformer sous peine de « recevoir les missiles » qu’il leur avait promis. Prenant le contrepied de la Constitution et des partisans de l’État droit, il a insisté  sur le fait que la justice ne constitue pas un pouvoir mais une fonction de l’État.

Kais Saied a réfuté toute tentative d’asservissement des juges et déclaré « au monde » agir dans le cadre de la loi en ne charchant qu’à « épurer » la justice.

Selon ses mots, l’actuel CSM « peut se considérer comme faisant partie du passé », un nouveau décret réformera l’institution judiciaire.

Les forces de l’ordre devant le Conseil supérieur de la magistrature, le février 2022 (AFP/Fethi Belaïd)
Les forces de l’ordre devant le Conseil supérieur de la magistrature, le février 2022 (AFP/Fethi Belaïd)

L’annonce de la dissolution du CSM est le point d’orgue d’une guerre qui oppose depuis des mois Carthage aux magistrats.

Lors du mouvement judiciaire de l’année 2020-2021, l’épouse du président, la magistrate Ichraf Chebil, toujours en exercice, avait été mutée à Sfax, deuxième ville du pays, située à plus de 250 kilomètres de la capitale.

La première dame a dû faire appel de la décision pour pouvoir se maintenir à son poste. Cet élément a été rappelé dans le discours du président, qui a souligné qu’il avait tout de même signé cette mutation, réfutant ainsi toute ingérence dans la justice.

Mais c’est le 25 juillet que les choses se sont envenimées. En décrétant l’état d’exception, Kais Saied a annoncé qu’il présiderait le parquet, une tâche normalement dévolue à la ministre de la Justice, la juge Hasna Ben Slimen, évincée dès le 26 juillet.

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Face aux protestations du CSM, le président a renoncé à devenir procureur général.

Lors de la formation du gouvernement Bouden, c’est une proche du président, Leila Jaffel, qui a été nommée à ce poste, devenant la numéro deux dans l’ordre protocolaire.

C’est notamment elle qui entamera les poursuites contre l’ancien président Moncef Marzouki, condamné par contumace en décembre à quatre ans de réclusion pour avoir « porté atteinte à la sûreté de l’état à l’étranger » après avoir publiquement critiqué la politique de Kais Saied depuis Paris.

Dans ces discours, le président multiplie les attaques contre les juges en général et le CSM en particulier. Il est aidé par l’image déjà écornée de cette institution.

Deux des plus hauts magistrats dans la tourmente

Depuis 2020, deux des plus hauts magistrats, Taïeb Rached, ancien président de la Cour de cassation, et Béchir Akermi, procureur général de Tunis, sont dans la tourmente : le premier est accusé d’enrichissement illégal quand le second, ancien juge d’instruction dans l’affaire Belaïd et réputé proche des islamistes, est soupçonné d’avoir voulu entraver les enquêtes sur les affaires d’assassinats politiques.

Les deux juges étaient membres ès-qualité du CSM. Quand leurs affaires ont éclaté, ils ont été longtemps maintenus à leurs postes par leurs confrères, soulevant l’indignation d’une partie de la classe politique ainsi que des organisations professionnelles.

Des procédures disciplinaires ont été engagées à l’encontre des deux hauts magistrats mais l’affaire a mis du temps à avancer. D’après le journal Le Maghreb, quand le ministre de la Justice Mohamed Boucetta a voulu, en février 2021, poursuivre Akermi, il a été limogé par le chef du gouvernement Hichem Mechichi, dont le maintien à la Kasbah était tributaire de l’onction d’Ennahdha (parti islamo-conservateur).

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Il faudra attendre juillet 2021, officiellement avant le coup de force de Kais Saied, pour que les deux juges soient poursuivis.

Depuis, les discours présidentiels se sont faits de plus en plus violents à l’encontre du CSM et les partisans du président ont lancé plusieurs appels sur les réseaux sociaux et dans les médias en faveur de la dissolution de l’instance constitutionnelle.

Un mode opératoire similaire à celui entrepris pour suspendre les activités du Parlement. En effet, avant le 25 juillet, la présidence avait diffusé plusieurs vidéos montrant une foule exhortant le locataire de Carthage à dissoudre le Parlement.

Béchir Akermi fera partie des personnes placées en résidence surveillée en août 2021. L’exécutif décidera finalement de lever cette assignation en octobre sans fournir la moindre explication.

Après plusieurs discours ciblant les privilèges des membres du CSM, qui disposent d’une indemnité spécifique et de bons d’essence, le président leur a retiré par décret tous leurs avantages matériels, une décision alors perçue par plusieurs observateurs comme un préalable à une dissolution en bonne et due forme.

Le 25 janvier 2021, le tribunal administratif a annulé la suspension de Béchir Akermi, estimant que le CSM n’était pas habilité à prononcer une telle mesure conservatoire. La décision, intervenant quelques jours avant la commémoration de l’assassinat de Belaïd, a provoqué l’indignation de plusieurs partis politiques et associations qui ont appelé à descendre dans la rue pour exiger que toute la lumière soit faite sur cette affaire qui traîne depuis neuf ans.

Comme le rappelle la militante Naziha Rjiba, membre de l’Initiative pour la recherche de la vérité sur l’assassinat de Belaïd (IRVA), Kais Saied n’a jamais particulièrement milité pour la manifestation de la vérité dans le dossier des meurtres politiques. Il a profité de la colère suscitée par l’annulation de la suspension d’Akermi pour agir.

En liant le mécontentement général contre la justice à l’affaire Belaïd, le président sait qu’il pourra compter sur un pan des formations anti-islamistes prêt à soutenir toute action affaiblissant le parti Ennahdha.

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Le CSM a publié un communiqué rejetant les propos présidentiels et estimant nulle et non avenue la dissolution. L’institution a également dénoncé le « harcèlement continu » exercé sur ses membres. Par ailleurs, elle a rappelé qu’elle n’était nullement compétente pour juger des affaires judiciaires. Le chef de l’État, juriste, ne peut pas ignorer ce point.

La consultation citoyenne nationale visant à récolter les propositions des Tunisiens en vue de préparer des réformes comporte une question sur l’efficacité de la justice.

Lors du conseil des ministres du 27 janvier 2021, alors que seules quelque 100 000 personnes (soit 1,2 % du corps électoral) avaient répondu aux questions qui leur étaient posées, le président a estimé qu’il y avait des tendances claires chez « les Tunisiens » qui pensent à 89 % que la justice est « inopérante ».

En choisissant d’annoncer la dissolution du CSM dans les locaux du ministère de l’Intérieur, qui reste chez de nombreux citoyens le symbole du système policier, le président abat l’un des derniers contre-pouvoirs imaginés pour éviter tout retour à la dictature.

S’il n’a pas de mots assez durs contre certains magistrats accusés de percevoir des « milliards de milliards » et de « monnayer les postes » – sans qu’aucune poursuite ne soit annoncée –, le chef de l’État ne critique jamais les forces de l’ordre et ce malgré les nombreuses affaires qui les concernent (torture, morts suspectes, violences policières…).

Si elle devait se concrétiser, la dissolution du CSM serait une étape supplémentaire dans la mise au pas de toutes les institutions étatiques au service d’un seul homme.

Kais Saied peut avoir une sincère volonté réformatrice, mais il multiplie les précédents qui pourraient être utilisés par des successeurs motivés par des intentions moins avouables.

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