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Tunisie : affrontement au sommet entre Kais Saied et Hichem Mechichi

Le chef de l’État refuse de cautionner le remaniement auquel a procédé le chef du gouvernement. Au-delà de la controverse juridique, l’enjeu du conflit est l’emprise sur l’État des réseaux d’influence, à laquelle Kais Saied s’oppose
Le président de la République Kais Saied (à gauche) s’oppose au remaniement ministériel auquel le chef du gouvernement Hichem Mechichi a procédé le 16 janvier (AFP)
Le président de la République Kais Saied (à gauche) s’oppose au remaniement ministériel auquel le chef du gouvernement Hichem Mechichi a procédé le 16 janvier (AFP)
Par Thierry Brésillon à TUNIS, Tunisie

Les théâtres de tension se superposent en Tunisie. La mobilisation sociale est continue depuis le mois de novembre. La protestation contre le gouvernement et la répression policière a connu samedi un nouvel épisode avec une marche à Tunis à l’occasion du huitième anniversaire de l’assassinat de Chokri Belaïd (dirigeant de la gauche panarabe assassiné le 6 février 2013). 

Alors que les représentants des forces de l’ordre expriment leur colère après « l’affront » subi lors de la manifestation du 30 janvier durant laquelle ils n’ont pas pu répondre aux provocations des manifestants, l’accès au centre-ville avait été totalement fermé pour dissuader un maximum de participants. Quelques milliers de personnes ont pu néanmoins accéder à l’avenue Bourguiba.

Un manifestant brandit une pancarte demandant à savoir qui a assassiné Chokri Belaïd, lors d’une marche à l’occasion du 8e anniversaire de sa mort, à Tunis le 6 février 2021 (AFP)
Un manifestant brandit une pancarte demandant à savoir qui a assassiné Chokri Belaïd, lors d’une marche à l’occasion du 8e anniversaire de sa mort, à Tunis le 6 février 2021 (AFP)

Le sommet de l’État n’est pas épargné par ce climat de tension. Le président de la République Kais Saied s’oppose en effet au remaniement ministériel auquel le chef du gouvernement Hichem Mechichi a procédé le 16 janvier.

Jusqu’à présent, les deux persistent sur leurs positions sans qu’aucune issue juridique ne puisse trancher le différend. La tension a été dramatisée par la réception d’un pli empoisonné à la présidence de la République.

Cette confrontation correspond précisément au modèle du « jeu du poulet » en théorie des jeux (situation où deux acteurs foncent l’un sur l’autre vers une collision mortelle pour les deux) : l’intérêt individuel commande à chacun de ne pas céder, sous peine de perdre et d’apparaître faible (c’est le poulet), mais l’intérêt collectif immédiat commande aux deux de faire demi-tour pour sauver leur vie. 

Mieux que la notion de bras de fer, qui oppose deux forces objectivables, ce modèle inclut la part d’anticipation de l’attitude de l’autre et d’évaluation par chacun de sa force relative, ainsi que la balance que chacun des acteurs établit entre le risque de son sacrifice et la valeur de la cause qui le motive.

La scène politique tunisienne assiste actuellement, médusée, à cette course dont l’issue déterminera l’évolution d’une législature marquée par une arithmétique parlementaire ingouvernable et une présidence populaire mais sans relais politique.

Des soupçons de conflit d’intérêts

De quoi s’agit-il précisément ? Le 16 janvier, Hichem Mechichi a pris l’initiative de nommer onze nouveaux ministres. L’objectif était de donner plus d’emprise sur l’équipe gouvernementale aux deux principaux partis de la coalition : Ennahdha (islamo-conservateurs) et Qalb Tounes (droite libérale). 

Le remaniement concerne des portefeuilles aussi sensibles que la Justice, l’Intérieur ou le Domaine de l’État. Les nouveaux ministres ont été approuvés par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) – ce qui n’est pas une obligation prévue dans la Constitution en cas de remaniement, mais un usage instauré en 2015 –, ils devront prêter serment devant le chef de l’État pour entrer en fonction.

Mais dès le 25 janvier, lors d’un Conseil national de sécurité, Kais Saied a estimé que ce remaniement était contraire à la Constitution. Il a relevé que, contrairement à l’article 92 de la Constitution, la nouvelle structure gouvernementale n’avait pas fait l’objet d’une délibération en Conseil des ministres et qu’il n’avait pas été préalablement informé.

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Mais, plus rédhibitoire à ses yeux, certains des ministres désignés seraient impliqués dans des conflits d’intérêts. Quatre personnalités sont concernées, selon l’organisation anti-corruption IWatch.

Sofien Ben Tounes, ministre de l’Énergie et des Mines, membre de l’équipe de campagne de Nabil Karoui et dirigeant d’une société dont le vice-président a été l’intermédiaire entre le candidat et Ari Ben-Menashe, le lobbyiste ex-agent du Mossad, pour sa campagne électorale. Une affaire dont la justice est saisie et qui est considérée comme un crime électoral par la Cour des comptes.

Youssef Fnira, ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, a été démis de son poste de directeur de l’Agence nationale de l’emploi et du travail indépendant (ANETI) après une enquête administrative pour conflit d’intérêts. Il estime pour sa part avoir fait l’objet d’un règlement de comptes.

Hedi Khairi, ministre de la Santé, est soupçonné notamment de trafic d’influence pour garantir l’impunité de son frère impliqué dans une affaire de meurtre. D’autre part, toujours selon les éléments fournis par IWatch, il aurait également usé de ses réseaux dans une affaire de falsification de documents douaniers alors qu’il était chef de service à l’hôpital de Sousse. 

L’affaire aurait été étouffée alors que Youssef Zouaghi, désigné comme ministre de la Justice, était directeur des douanes.

Si Hichem Mechichi cherche à s’affranchir de Kais Saied, c’est qu’il est dépendant du soutien de l’alliance parlementaire entre Ennahdha, Qalb Tounes et la coalition al-Karama

Dans ces conditions, le chef de l’État a estimé que le serment ne saurait être valable. Il refuse donc jusqu’à présent d’organiser la cérémonie.

La controverse se place en premier lieu sur le plan juridique. Le serment est-il une étape obligatoire ? Le chef de l’État dispose-t-il d’un pouvoir d’appréciation ou bien est-ce un acte formel ? Kais Saied s’arroge-t-il abusivement le droit d’interpréter la Constitution ?

Les juristes sont partagés. Yadh Ben Achour estime que le chef de l’État outrepasse ses fonctions et que son opposition à la prestation de serment pourrait être considérée comme une faute justifiant sa destitution. 

Slim Laghmani, constitutionnaliste comme Kais Saied, estime à l’inverse que le chef de l’État a, par sa fonction, « le dernier mot » sur l’interprétation de la Constitution.

Alors qu’il recevait le 2 février Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’UGTT (centrale syndicale), Kais Saied a répété que « les personnes suspectées d’être impliquées dans des affaires de conflit d’intérêts ne pourront pas prêter serment ». 

« Considèrent-ils que prêter serment sur le Coran et que le Jugement dernier sont des formalités ? », a-t-il lancé à l’adresse de ceux qui estiment qu’il s’agit d’un simple acte de procédure auquel le chef de l’État assiste en simple témoin.

La controverse a évidemment une portée essentiellement politique qui dépasse la définition des pouvoirs respectifs du président de la République et du chef du gouvernement. 

Si Hichem Mechichi cherche à s’affranchir de Kais Saied, c’est qu’il est dépendant du soutien de l’alliance parlementaire entre Ennahdha, Qalb Tounes et la coalition al-Karama (islamistes). Alliance dont Rached Ghannouchi, président du parti islamo-conservateur et président du Parlement (grâce à cette alliance), est le leader de fait. 

L’autonomie que le chef du gouvernement gagne d’un côté, il la perd donc de l’autre.

Symbole, arbitre ou protecteur ? 

L’intérêt de Rached Ghannouchi n’est pas seulement de faire de sa position à la présidence de l’Assemblée le lieu d’articulation du travail parlementaire et du travail gouvernemental, mais de consolider l’intégration de son parti dans un système qu’il s’agit, pour Ennahdha, moins de transformer que d’investir. 

Il n’a en effet jamais avancé le moindre projet pour s’attaquer aux structures de l’économie de rente, ni à un modèle économique générateur de fractures sociales.

Pour consolider son intégration, il a besoin d’un partenaire issu de ce système, Nidaa Tounes après les élections de 2014, Qalb Tounes cette fois-ci. Pour cette raison, Rached Ghannouchi ne lésine pas sur son soutien à Nabil Karoui, son président en détention préventive depuis le 24 décembre dans le cadre d’une affaire de blanchiment et d’évasion fiscale.

Or, l’obstacle sur la route de la reproduction d’un système fondé sur les collusions entre pouvoir, médias et argent, sur le noyautage de l’État par les partis, est précisément Kais Saied, devenu pour cette raison la cible de l’establishment et des partis qui entendent investir ce nouveau makhzen (groupes sociaux liés au pouvoir).

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Rached Ghannouchi souhaiterait le cantonner à un rôle symbolique – voué à « inaugurer les chrysanthèmes » selon l’expression du général de Gaulle.

D’autres voix l’appellent à jouer un rôle d’arbitre, de conciliateur entre les forces politiques au service d’un intérêt supérieur de la nation, transcendant les différends au sein de la classe politique.

Mais quelle est la nature de cet intérêt supérieur ? Est-ce seulement la bonne marche des institutions et la stabilité ? Ou bien est-ce la mise de l’État hors de portée des instrumentalisations partisanes et des trafics d’influence, la fidélité aux objectifs de moralisation de la vie publique et d’inclusion sociale et citoyenne auxquels Kais Saied doit sa très large élection ?

De toute évidence, Kais Saied a de son rôle une idée fondée sur cette conception substantielle de l’intérêt supérieur.

Le problème produit par les élections, c’est qu’elles ont dissocié d’un côté leur signification (rejet d’un « consensus » paralysant, demande de transformation sociale et de moralisation de la vie publique) incarnée par Kais Saied, et de l’autre la détention du pouvoir gouvernemental par des partis discrédités.

L’incapacité d’Ennahdha à trouver une majorité pour son candidat à la présidence du gouvernement, Habib Jemli, immédiatement après les élections, avait permis au président de la République d’intervenir dans la configuration du pouvoir. 

En janvier 2020, Elyas Fakhfakh était venu avec un programme de transformation qu’Ennahdha avait soutenu à contrecœur en raison de l’exclusion de Qalb Tounes de la coalition (AFP)
En janvier 2020, Elyas Fakhfakh était venu avec un programme de transformation qu’Ennahdha avait soutenu à contrecœur en raison de l’exclusion de Qalb Tounes de la coalition (AFP)

Il avait alors imposé Elyes Fakhfakh, venu avec un programme de transformation consistant qu’Ennahdha avait soutenu à contrecœur en raison de l’exclusion de Qalb Tounes de la coalition.

Le parti de Rached Ghannouchi avait, dès le départ, juré sa perte et lui avait retiré son soutien en raison d’un soupçon de conflit d’intérêts. Sa démission le 15 juillet, avant le vote d’une motion de censure, avait privé les partis de la possibilité de choisir son successeur. 

Kais Saied a alors utilisé les prérogatives que la Constitution lui octroie, réduit à sa simple expression la consultation des partis pour imposer Hichem Mechichi.

Mais Hichem Mechichi, en quête d’une majorité, s’est alors retourné contre celui qui l’avait nommé et a lié son destin à l’alliance parlementaire conduite par Rached Ghannouchi. Le dernier remaniement parachève ce rapprochement. 

L’avantage psychologique de Kais Saied

Dans le conflit qui l’oppose au chef de l’État autour de ce remaniement, Hichem Mechichi bénéficie naturellement du soutien d’Ennahdha, de juristes (dont certains défendent surtout le monopole qu’ils ont longtemps détenu sur l’élaboration du droit, au profit d’un Kais Saied, lui-même juriste et issu d’une autre école juridique) ou des médias liés aux réseaux d’influence…

Mais Kais Saied, de son côté, accumule de la force. Il peut s’appuyer sur la constance de sa position en cohérence avec ses principes. 

Ennahdha, pour sa part, ferme les yeux sur les conflits d’intérêts de certains ministres après avoir fait tomber le gouvernement d’Elyes Fakhfakh pour le même motif, et défend une alliance avec un parti qu’il accusait de corruption pendant la campagne électorale.

Si Hichem Mechichi et Rached Ghannouchi passent en force, les soupçons qui pèsent sur les ministres qu’ils auront imposés ne vont pas cesser, ils alimenteront une pression permanente et contamineront la crédibilité de tout le gouvernement.

D’ailleurs, Sami Tahri, porte-parole de l’UGTT, a appelé les ministres concernés à se retirer.

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Même dans les rangs du parti de Rached Ghannouchi, des voix dissidentes se font entendre pour estimer qu’il appartient au chef du gouvernement de débloquer la situation en renonçant à la nomination de ministres problématiques et de ne pas se laisser instrumentaliser « par certains conseils de [sa] ceinture politique », comme l’a déclaré Samir Dilou, le 4 février.

La mauvaise gestion de la crise sanitaire, la réponse répressive aux protestations sociales et les débordements des syndicats des forces de sécurité, durement critiqués par l’UGTT et les organisations de défense des droits, accroissent l’impopularité du chef du gouvernement et d’Ennahdha.

À l’inverse, Kais Saied dispose d’autant plus de soutien populaire qu’il concrétise son engagement à moraliser la vie publique et à s’opposer à la corruption. Dans la confrontation, Kais Saied dispose donc d’un avantage psychologique.

Si Hichem Mechichi (et en fait Rached Ghannouchi) fait demi-tour pour éviter la collision et sacrifie des ministres, il endossera certes le rôle du « poulet », mais il pourra toujours se targuer d’avoir été l’acteur responsable dans la crise. 

Kais Saied aura montré qu’il est en mesure de limiter l’emprise des réseaux d’influence sur l’État et conservé ainsi un minimum de crédibilité au processus politique.

À l’inverse, si l’alliance gouvernementale inflige une défaite à Kais Saied, elle l’aura certes affaibli, mais elle verra s’accroître encore le discrédit à l’égard de la classe politique et la défiance à l’égard d’une démocratie impuissante à élever l’État au-dessus des intérêts partisans et des réseaux de pouvoirs.

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