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Dominique Méda : « L’islamogauchisme n’a aucun sens scientifique »

La sociologue accuse le gouvernement français d’agiter le spectre de l’« islamogauchisme » pour faire diversion et masquer ses défaillances face à la détresse des étudiants, lourdement affectés par la crise sanitaire
Le président français Emmanuel Macron et la ministre française de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal assistent à la cérémonie marquant le 80e anniversaire du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au Palais de la découverte, Paris, le 26 novembre 2019 (AFP)

En février dernier, 23 000 enseignants universitaires français ont signé une tribune dans Le Monde réclamant la démission de la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal, à la suite de sa décision de demander au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de lancer une enquête sur « l’islamogauchisme » qui, selon elle, « gangrène » l’université.

Le CNRS, qui a alors pointé une regrettable « instrumentalisation de la science », vient pour sa part de saisir la justice après la publication des noms de 600 signataires sur un blog de l’extrême droite qui les accuse d’être des alliés de l’islam radical.

Dominique Méda, professeure de sociologie et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales de l’Université Paris Dauphine-PSL, est l’une des signataires de la tribune. Elle explique pour Middle East Eye les enjeux de ce débat.

Middle East Eye : Le projet d’enquête de Frédérique Vidal sur « l’islamogauchisme » marque-t-il, selon vous, le début d’une opération de chasse aux sorcières dans le monde universitaire ?

Dominique Méda : Oui. Ce sont les libertés académiques qui sont remises en cause.

La ministre commet trois fautes : elle demande que l’on enquête sur les thématiques de recherche des universitaires alors que le principe d’indépendance des enseignants-chercheurs dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche a été consacré comme principe fondamental reconnu par les lois de la République.

Elle demande à un organisme de recherches, le CNRS, de faire une enquête sur les pratiques des chercheurs alors que ce n’est en aucune manière le rôle de cette institution.

On a vraiment l’impression que c’est le début d’une chasse aux sorcières : il y aurait de « bons » thèmes de recherche et des « mauvais »

Elle souhaite enfin que l’on distingue entre la recherche scientifique et le militantisme, comme si certaines recherches étaient « pures » et d’autres non.

Oui, on a vraiment l’impression que c’est le début d’une chasse aux sorcières : il y aurait de « bons » thèmes de recherche – qui seraient aidés financièrement, par exemple – et des « mauvais ». C’est ne pas connaître la façon dont fonctionne la science.

MEE : Selon Frédérique Vidal, « l’islamogauchisme gangrène » les universités et menace la liberté de la recherche. Que vous inspire ce terme et comment réagissez-vous à ces propos?

DM : Les deux termes sont politiquement connotés. L’islamogauchisme n’a aucun sens scientifique, c’est une expression qui cherche à laisser penser qu’islamisme et gauche sont liés, c’est impardonnable de faire cela. Parler de gangrène est faux et ridicule.

MEE : Pourquoi les études coloniales et sur les discriminations sont-elles particulièrement ciblées ?

DM : Quand on regarde les réactions, on voit qu’il y a un gros fossé générationnel entre ceux qui sont horrifiés que les sciences humaines et sociales puissent s’intéresser aux études coloniales et post-coloniales ou à l’intersectionnalité (ils sont souvent en fin de carrière) et tout un ensemble de jeunes chercheurs passionnés par ces sujets.

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Les premiers illustrent les résistances et sans doute les craintes d’une partie de la société face à la mise en débat de questions enfouies mais qui deviennent brûlantes.

MEE : La ministre de l’Enseignement supérieur estime qu’il faut séparer la recherche scientifique du militantisme politique. Est-il vraiment possible de tracer une frontière entre les deux mondes, tout en sachant que l’université est aussi un lieu de débat politique ?

DM : On a beaucoup entendu parler ces derniers temps de « neutralité axiologique » [posture méthodologique proposée par le sociologue Max Weber afin que le chercheur prenne conscience de ses propres valeurs lors de son travail scientifique]. Il faudrait que les universitaires se départissent complètement de toute prise de position ou de toute idéologie. Mais d’abord, cela n’existe pas, les universitaires sont des humains qui ont des convictions.

Et surtout, on a mal compris et mal traduit Weber, comme le met magnifiquement en évidence [la chercheuse] Isabelle Kalinowski dans sa traduction du fameux texte La Science, profession et vocation.

À l’université, on cherche, on débat, on échange dans une grande liberté, évidemment dans le respect des lois et de l’éthique scientifique. Le pouvoir a peur de ne pas contrôler cette parole

Weber ne voulait pas dire que les universitaires ne devaient avoir aucune conviction, mais qu’ils ne devaient pas les imposer à leurs étudiants. Ils doivent expliciter leurs préférences, indiquer l’ensemble des positions possibles et ne pas imposer de choix à leurs étudiants.

Personnellement, c’est ce que je fais dans mes cours : je présente l’ensemble des positions et je demande d’ailleurs à mes étudiants d’être capables d’argumenter en présentant l’ensemble des arguments possibles sur un sujet.

Max Weber était très engagé, il écrivait des articles dans les journaux, il défendait ses idées, mais il voulait simplement dire que nous devons prendre garde à ce que nos étudiants, qui sont en cours de formation, ne se voient pas imposer des idées par leurs professeurs. C’est bien ce qui se fait à l’université, c’est l’éthique de l’enseignement.

MEE : « L’islamogauchisme » fait partie du vocabulaire de l’extrême droite en France. Son adoption par des membres du gouvernement ne trahit-elle pas finalement des arrière-pensées politiques ?

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DM : C’est ce que l’on peut craindre. Le chercheur David Chavalarias a analysé 290 millions de messages à connotation politique émis depuis 2016 par plus de 11 millions de comptes Twitter.

Il montre que l’expression d’« islamogauchisme » est très marginale mais « apparaît dans des contextes très précis en tant qu’instrument de lutte idéologique », utilisé pour « ostraciser et dénigrer un groupe social particulier » et « polariser l’opinion publique ».

Il montre aussi que les comptes Twitter les plus impliqués dans la promotion de l’idée d’islamogauchisme depuis 2016 sont tous idéologiquement d’extrême droite…

MEE : Ce n’est pas la première fois que le monde universitaire est ciblé par des accusations de sectarisme. Dans les années 30, l’université était accusée d’être gangrénée par des idées judéo-maçonniques. Pourquoi choisit-on à chaque fois de s’en prendre aux universitaires ?

DM : Sans doute parce que c’est un des derniers endroits où les échanges sont en même temps libres et encadrés dans des règles scientifiques strictes : partout ailleurs, que l’on travaille dans le secteur privé ou dans la fonction publique exécutive, la parole est retenue.

À l’université, on cherche, on débat, on échange dans une grande liberté, évidemment dans le respect des lois et de l’éthique scientifique. Le pouvoir a peur de ne pas contrôler cette parole.

MEE : La pétition accuse la ministre de l’Enseignement supérieur de lâcheté car préférant s’attaquer aux universitaires plutôt qu’apporter son aide aux étudiants, qui sont particulièrement affectés par la crise sanitaire liée au COVID-19. Comment décrivez-vous la situation de vos étudiants aujourd’hui ?

DM : C’est le point le plus important en effet. Depuis des mois, les universités sont abandonnées. Alors que les étudiants en classes préparatoires, publiques ou privées, vont en cours, les universités ont été fermées et la ministre est restée totalement muette.

Cette affaire d’islamogauchisme est à la fois une énorme erreur (je n’ose penser qu’il y ait un plan machiavélique du gouvernement) et une forme de diversion

Nous nous sommes retrouvés avec des étudiants en détresse, retournés chez leurs parents ou enfermés dans des petites chambres de 9 m², ayant perdu leur boulot d’appoint, inquiets pour leurs études. Nous avons dû gérer cela seuls.

Et je pense que c’est grâce à tous les témoignages d’étudiants qui sont sortis ces dernières semaines que l’on a obtenu un retour très partiel d’une partie des étudiants, sans que rien ne soit réglé néanmoins.

Pour moi, cette affaire d’islamogauchisme est à la fois une énorme erreur (je n’ose penser qu’il y ait un plan machiavélique du gouvernement) et une forme de diversion.

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