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Silence et complicité : les États musulmans face à la persécution des Ouïghours

Le silence complice des États musulmans devant la persécution des Ouïghours révèle leur nature autoritaire et doit conduire à affirmer une solidarité, non confessionnelle, avec toutes les minorités opprimées
Le sentiment des Ouïghours de vivre « en réalité sous le joug d’un régime colonial » est renforcé par les inégalités rencontrées par les minorités ethniques au Xinjiang (AFP)

Fin juin, l’Inter-Parliamentary Alliance on China (IPAC) – qui cherche à répondre, au nom des « valeurs démocratiques », à l’influence grandissante de la République populaire de Chine – lance une campagne visant à soutenir le vote d’une résolution aux Nations unies afin d’enquêter sur la situation au Xinjiang, un vaste territoire situé au nord-ouest de la Chine, habité par les Ouighours, une ethnie turcophone et majoritairement musulmane.

Cette initiative est concomitante de la publication d’un rapport par la Jamestown Foundation, un institut basé à Washington et dont les recherches portent notamment sur la Chine. Son auteur, l’anthropologue allemand Adrian Zenz, est associé à la Victims of Communism Memorial Foundation, une organisation américaine qui « envisage un monde libéré du faux espoir constitué par le marxisme et protégé de la tyrannie du communisme ».

Le document met en exergue les faits suivants : un brutal déclin démographique de la population ouïghoure au Xinjiang, d’autant que les violations du contrôle des naissances exposent à un internement extrajudiciaire dans des camps de « formation » ; la volonté des autorités de stériliser massivement les femmes dans les zones rurales ouïghoures ou de leur imposer un stérilet ; l’intensification de la politique colonialiste de Pékin tendant à accroître la présence au Xinjiang de l’ethnie Han, majoritaire en Chine, au détriment des Ouïghours.

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Selon Adrian Zenz, ces éléments prouvent que les pratiques des autorités chinoises au Xinjiang relèvent du génocide, dans la mesure où elles répondent au critère mentionné par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, à savoir les « mesures visant à entraver les naissance au sein du groupe » ciblé.

Ces révélations ont provoqué une réaction immédiate des États-Unis dont le secrétaire d’État Mike Pompeo a appelé « le Parti communiste chinois à cesser immédiatement ces pratiques horribles ». « Nous demandons à tous les pays de se joindre aux États-Unis pour demander qu’il soit mis fin à ces abus déshumanisants », a-t-il ajouté.

Par la suite, Dominic Raab, chef de la diplomatie britannique, a accusé la Chine de commettre des « atteintes graves, choquantes aux droits de homme » dans le Xinjiang, tandis que son homologue français Jean-Yves Le Drian a condamné ces pratiques « inacceptables » et demandé « l’accès à des observateurs indépendants internationaux dans cette zone ».

« Mensonges » et « calomnies »

Pour sa part, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Wang Wenbin, a répondu à ces accusations – qualifiées de « mensonges » et de « calomnies » – en rétorquant que « la question du Xinjiang n’est pas une question de droits de l’homme, de religion ou de groupe ethnique. C’est une question de lutte contre la violence, le terrorisme et le séparatisme ».

Or, la République populaire de Chine est-elle pour autant isolée sur la scène internationale ? Quelle est l’attitude, dans ce contexte de tensions diplomatiques, des pays dont l’islam revêt le statut de religion d’État ?

Le 1er juillet, à l’occasion de la dernière session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, 46 États ont repris le discours sécuritaire chinois en notant « que le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme ont causé d’énormes dégâts aux personnes de tous les groupes ethniques du Xinjiang », tout en affirmant que « les droits humains des personnes de tous les groupes ethniques du Xinjiang ont été protégés de manière effective ». Parmi cette quarantaine de pays figurent l’Iran, l’Égypte ou la Palestine.

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Ce soutien inconditionnel à la politique répressive de Pékin a suscité l’indignation de l’eurodéputé Raphaël Glucksmann qui, sur les réseaux sociaux, a dénoncé cette « liste de la honte », en précisant que « ce sont les gouvernements et non les peuples qui signent les documents officiels. Il ne s’agit donc aucunement de blâmer les citoyens de ces pays ».

Pourtant, cette position des États musulmans – et de ceux qui, comme la Russie ou le Venezuela, se présentent comme des adversaires de l’hégémonie nord-américaine – n’a rien d’inédit. En effet, l’an dernier, 37 pays– dont l’Algérie et la Syrie – avaient manifesté leur solidarité à l’égard de la Chine en des termes proches de la déclaration du 1er juillet.

Quant à la Turquie « néo-ottomane », sa dérive autoritaire, tout comme ses liens économiques avec la Chine, l’incitent à adopter une attitude pragmatique à l’égard d’une population qui partage avec elle des référents culturels communs. Ce qui a conduit son président Recep Tayyip Erdoğan à déclarer, en juillet 2019, que « les habitants des divers groupes ethniques dans la région du Xinjiang vivaient heureux grâce au développement et à la prospérité de la Chine. La Turquie ne laissera personne semer la discorde dans les relations sino-turques ».

Quelques mois auparavant, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane avait de son côté affirmé que la Chine avait « le droit de prendre des mesures antiterroristes et anti-extrémistes pour préserver la sécurité nationale » avant d’ajouter que son pays souhaitait « renforcer la coopération » avec Pékin.

L’Organisation de la coopération islamique (OCI) demeure inaudible alors que cette organisation basée à Djeddah s’était empressée de condamner la « publication de caricatures blasphématoires » par l’hebdomadaire français Charlie Hebdo en janvier 2015.

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Selon de nombreux rapports, plus d’un million de Ouïghours, un peuple turcique majoritairement musulman, seraient actuellement détenus dans des camps d’internement à travers le Xinjiang, dans l’ouest de la Chine (ou Turkestan oriental occupé, comme de nombreux Ouïghours désignent la région).

Human Rights Watch a déclaré en septembre 2018 que près de 13 millions de musulmans du Xinjiang ont été « soumis à un endoctrinement politique forcé, à des punitions collectives, à des restrictions en matière de déplacements et de communication, à des restrictions religieuses accrues et à une surveillance massive, en violation du droit international en matière de droits de l’homme ».

Les Ouïghours sont particulièrement visés depuis que le dirigeant du Parti communiste Chen Quanguo est devenu secrétaire du parti pour le Xinjiang en 2016. Sous sa direction, une infrastructure de surveillance massive a été déployée dans toute la région pour surveiller et contrôler la communauté musulmane.

Les Ouïghours et les Kazakhs de souche sont régulièrement arrêtés s’ils pratiquent leur religion, notamment s’ils font la prière, respectent un mode de vie halal ou portent des vêtements exprimant la foi musulmane.

Le gouvernement chinois a même qualifié l’islam de « maladie idéologique » et détruit certaines mosquées de la région. Dans les camps, les détenus sont obligés d’apprendre le chinois mandarin et de faire l’éloge du Parti communiste chinois. Ils subissent également des sévices psychologiques et physiques.

Des activistes ouïghours affirment que des familles entières ont disparu dans les camps ou ont été exécutées.

La Chine a nié à plusieurs reprises les allégations de persécution à l’encontre de cette minorité, décrivant les camps comme des « centres de formation » destinés à lutter contre l’extrémisme religieux.

Le pays juge également « injustifiées » les préoccupations exprimées par les membres de la communauté ouïghoure et des groupes de défense des droits de l’homme, entre autres, et dénonce une « ingérence dans les affaires intérieures de la Chine ».

Si l’OCI a récemment dénoncé la répression subie par les Rohingyas, son discours sur la situation des Ouïghours a évolué pour se rapprocher des intérêts chinois. En juillet 2009, l’OCI exprimait sa « profonde inquiétude » face à la répression des émeutes survenues au Xinjiang.

Dix ans plus tard, la conférence de l’Union parlementaire des États membres de l’OCI, réunie au Maroc, a réaffirmé « la nécessité de protéger les minorités islamiques dans les pays non musulmans » et même dénoncé « les actes d’épuration ethnique visant ces minorités dans certains pays »... sans mentionner le sort réservé aux Ouïghours ou pointer la responsabilité du régime chinois. Seules « les infractions et les agressions israéliennes » sont explicitement stigmatisées par la déclaration de Rabat.

« Une position clé sur les routes destinées à acheminer les hydrocarbures »

En 2006, le chercheur Rémi Castets notait dans la Revue internationale et stratégique que le Xinjiang occupe « une position clé sur les routes destinées à acheminer les hydrocarbures en provenance d’Asie centrale et de Russie. À cela se rajoute le fait que, selon les estimations chinoises, le Xinjiang abrite 25,5 % et 27,9 % des réserves en pétrole et en gaz de Chine ».

Ces données nous permettent de mieux saisir l’intérêt de Pékin – tout comme l’avidité de ses rivaux internationaux – pour cette région. Néanmoins, la question ouïghoure ne se réduit pas à ces seules considérations économiques.

De fait, le Xinjiang a pris les traits d’une colonisation de peuplement organisée depuis l’arrivée au pouvoir du Parti communiste chinois de Mao Zedong. En 2015, Gauthier Mouton observait dans la revue Monde chinois : « L’efficacité de la politique de colonisation intérieure se traduit dans les faits : alors qu’en 1940 le Xinjiang abritait 75 % de Ouïghours pour 6,7 % de Han, la population en 2010 [dernier recensement] se compose à 45,5 % de Ouïghours et à 40,5 % de Han. »

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De plus, le sentiment des Ouïghours de vivre « en réalité sous le joug d’un régime colonial » est renforcé par les inégalités rencontrées par les minorités ethniques au Xinjiang (mortalité infantile, espérance de vie, emploi, pauvreté, etc.), contrastant avec la situation des Han.

Tous ces ingrédients ont servi de terreau à diverses formes de contestation du pouvoir de Pékin qui ont notamment pris la forme de l’islamisme et du terrorisme. Mais l’attitude des autorités a été déterminante dans cet engrenage ainsi que le rappelaient, en 2018, Mélanie Sadozaï et Charza Shahabuddin : « En considérant la population musulmane ouïghoure comme djihadiste, la Chine a participé à l’émergence d’une prophétie autoréalisatrice. En réponse à la réislamisation du Xinjiang dans les années 1990, la répression menée par l’État chinois a conduit à la radicalisation d’une partie des Ouïghours ».

En novembre dernier, le chroniqueur algérien Mustapha Hammouche fustigeait, dans le quotidien Liberté, l’attitude des États musulmans pour leur soutien à « la Chine dans sa brutale politique de répression des musulmans ouïghours ».

En juillet, son compatriote Kaddour Naïmi tenait à mettre en garde, sur le site Algérie patriotique, contre « la propagande des disciples de Goebbels », franchissant ainsi le point Godwin.

Cependant, il ne suffit plus de dénoncer l’hypocrisie de l’Orient et la duperie de l’Occident, pour mieux rejouer la Guerre froide. Il s’agit plutôt d’affirmer une solidarité, non confessionnelle, avec toutes les minorités opprimées de la région – dont les Ouïghours – mais aussi avec les insurgés de Hong-Kong qui refusent la « matrice totalitaire » du régime chinois, rappelant ainsi que le colonialisme et l’impérialisme n’ont jamais été l’apanage exclusif de l’Europe.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Docteur en science politique, Nedjib Sidi Moussa est l’auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et de La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017). Vous pouvez le suivre sur son site personnel : sinedjib.com
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