Aller au contenu principal

Quand les caricatures anti-islam de Charlie Hebdo flirtent avec les vieux démons du genre

Alors que la ligne éditoriale de l’hebdomadaire fondé en 1970 consistait au départ à critiquer la politique et la bien-pensance, le ciblage des musulmans par Charlie Hebdo rappelle les heures sombres de la caricature française
Le Premier ministre français Jean Castex assiste à un hommage à Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie assassiné pour avoir montré à des élèves de 4e les caricatures du prophète Mohammed publiées par le journal Charlie Hebdo, dans une école de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) le 2 novembre (AFP)

Les lecteurs de Charlie Hebdo avaient l’habitude d’un journal subversif ridiculisant les tenants de l’autorité morale par un humour décapant et irrévérencieux. Chacun avait le droit de le trouver de mauvais goût et de ne pas l’acheter.

Mais aujourd’hui, au lieu d’ébranler le pouvoir, Charlie est instrumentalisé par ce dernier. Il est soudain devenu une norme républicaine, un nouveau symbole des valeurs qui cimentent la collectivité. Et loin de froisser le pouvoir, il cherche à flatter l’opinion publique et à rallier à lui le plus grand nombre, y compris les islamophobes, en s’attaquant à la minorité musulmane.

Avoir montré en classe les caricatures du prophète de l’islam a malheureusement coûté la vie à Samuel Paty, enseignant d’histoire-géographie, le 16 octobre dernier dans un collège de Conflans-Sainte-Honorine. Alors que le journal s’adressait à l’origine à un public averti, les caricatures de Charlie devraient prochainement figurer dans un support pédagogique à destination des écoles.

Les élèves qui se sentent offensés doivent se soumettre aux caricatures au nom de la liberté d’expression, sans pouvoir eux-mêmes en user. S’ils refusent l’injonction, ils risquent d’être interpellés pour apologie du terrorisme.

Pour preuve de la dimension dévoyée de la satire, celle-ci est devenue autoritaire. Le blasphème est aujourd’hui brandi comme un droit inaliénable, le symbole d’une liberté d’expression qui serait menacée en France.

La caricature, ancien vecteur d’antisémitisme

Depuis ce meurtre, les articles apologétiques retraçant l’histoire de la caricature dans le pays se succèdent, mais omettent systématiquement les dessins antisémites, qui appartiennent pourtant aussi à la tradition française de la presse satirique.

Au lieu d’ébranler le pouvoir, Charlie est instrumentalisé par ce dernier. Il est soudain devenu une norme républicaine, un nouveau symbole des valeurs qui cimentent la collectivité

Ainsi dans un article, un seul dessin du dessinateur antisémite Caran d’Ache est reproduit, très loin de la fougue anti-juive de ce caricaturiste pendant l’affaire Dreyfus. L’histoire de la caricature en France est loin d’être aussi glorieuse que nous la présente l’historiographie.

Certes, le propre de la satire n’est pas de plaire mais de provoquer, souvent au second degré, le pouvoir et la société. La frontière est ténue entre la moquerie et l’offense faite aux personnes. Mais en voulant critiquer la religion, Charlie Hebdo ridiculise des musulmans individuels.

Une caricature de 2012 de la dessinatrice Coco de Charlie Hebdo, intitulée « Mahomet, une étoile est née », représente ainsi un homme à quatre pattes, nu, les testicules pendants, une étoile sur le postérieur. « Mahomet » est inscrit au-dessus du personnage, laissant penser que la critique vise la religion, alors que c’est bien le croyant musulman qui est représenté en position dégradante.

Cette image indécente a fait partie des caricatures montrées par Samuel Paty à ses élèves.

Quand le musulman est assigné au rôle du juif

Autorisons-nous la comparaison avec les caricatures antisémites qui ont fleuri dans la presse européenne depuis l’affaire Dreyfus jusqu’à l’Allemagne nazie. Un dessin du journal nazi Der Stürmer de 1938 montre un juif cramponné à un globe terrestre, signifiant sa volonté de tout posséder et contrôler.

Les caricatures antisémites et celles sur la Shoah ont aujourd’hui heureusement disparu du paysage médiatique français, et personne n’oserait regretter cette « censure » de la liberté d’expression

Son profil est identique à celui du Mahomet de Coco : même nez crochu avec barbe et calotte. La posture est proche : les deux hommes rampent, s’agrippent comme des animaux, ce qui les déshumanise. Dans les deux cas, on retrouve la stigmatisation d’une minorité sur la base de caractères physiques. Ces dessins flattent les bas instincts racistes.

Le dessin de Riss intitulé « Le Coran c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles », qui a fait la une de Charlie Hebdo le 10 juillet 2013, montre un musulman mitraillé par des balles traversant le Coran qu’il tient contre lui.

La caricature du Coran trouve sa correspondance avec celle du Talmud, ancienne obsession de la presse nazie, comme dans un autre dessin de Der Stürmer de 1938, qui montre le diable brandissant le Talmud dans la même posture que le musulman de Riss. Il s’agit d’humilier l’individu à travers son livre sacré.

L’hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo est exposé dans un kiosque à journaux, à Lyon, le 25 février 2015 AFP
L’hebdomadaire français Charlie Hebdo est exposé dans un kiosque à journaux, à Lyon, le 25 février 2015 (AFP)

Remarquons que le juif n’est jamais présenté seul dans les dessins de Charlie Hebdo, mais toujours aux côtés de l’imam et du curé. Le journal cherche ainsi à faire croire que les trois religions monothéistes sont logées à la même enseigne. Les expressions colériques des représentants des trois religions sont identiques. Les trois se tiennent par le bras, le catholique en tête montrant leur coalition vers un dessein commun.

Alors que les caricatures devraient constituer un contre-pouvoir, elles deviennent un instrument de persécution morale des minorités. On est très loin d’une mission éducative

On retrouve ce même trio d’hommes complotant dans une autre caricature du journal nazi Der Stürmer de 1938, où le soviétique occupe la place qui sera plus tard celle du musulman. C’est la même alliance des ennemis de la nation.

Les mêmes procédés sont utilisés dans les deux publications satiriques à presque un siècle de distance pour identifier leur objet. Chacun serre contre soi son livre de référence et est porteur du symbole qui permet de l’identifier : étoile de David, croix, faucille et marteau, et enfin étoile et croissant pour le musulman.

On remarquera que dans Charlie, l’étoile de David ne figure jamais pour désigner le juif. Cela permet au journal d’éviter l’assimilation aux caricatures antisémites nazies qui utilisaient systématiquement ce symbole. Le juif reste néanmoins identifiable par des critères physiques et vestimentaires figés : chapeau noir à larges bords, papillotes et barbe.

Humilier les minorités par le trait de crayon

Alors que les caricatures devraient constituer un contre-pouvoir, elles deviennent un instrument de persécution morale des minorités. On est très loin d’une mission éducative.

Charlie se situe en outre dans la ligne des caricatures de l’époque coloniale qui ridiculisaient et humiliaient les indigènes.

Meurtre de Samuel Paty : quand le droit d’offenser les musulmans est instrumentalisé
Lire

La satire ici, c’est aussi humilier, avilir, contrôler, comme nous le rappelle l’historien Alain Ruscio, spécialiste de la caricature coloniale : « L’expression libre est très contrôlée en France. L’esprit anti-islam exprimé dans Charlie Hebdo remonte au Moyen-Âge. S’attaquer aux musulmans est une vieille tradition qui s’est accentuée avec la colonisation, il s’agit d’exclure une partie de la société. »

L’avocate Inès Wouters analyse le malaise créé par la réception des caricatures de Charlie Hebdo : « Ces caricatures s’adressent clairement à un public non-musulman. Du point de vue [de Charlie], le tabou musulman de la représentation du prophète Mohammed est interprété comme un refus de la critique et de l’humour, et donc de la liberté d’expression », nous explique-t-elle.

« L’humour et la satire tentent de cacher ce qui apparaît comme une forme de mépris affiché et décomplexé contre une minorité fragilisée. Mais ce qui inquiète le plus, c’est de vouloir en faire un symbole de la République, laquelle est pourtant chargée de protéger les minorités. »

La liberté d’expression, contrairement aux autocongratulations des hommes politiques, est encadrée, contrôlée et limitée en France. Les propos diffamatoires et insultants sont interdits depuis 1881.

La loi Pleven de lutte contre le racisme (1972) punit la « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». La loi Gayssot du 13 juillet 1990 réprime tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, ainsi que la négation des crimes de guerre nazis.

« L’humour et la satire tentent de cacher ce qui apparaît comme une forme de mépris affiché et décomplexé contre une minorité fragilisée. Mais ce qui inquiète le plus, c’est de vouloir en faire un symbole de la République, laquelle est pourtant chargée de protéger les minorités »

- Inès Wouters, avocate

Les caricatures antisémites et celles sur la Shoah ont aujourd’hui heureusement disparu du paysage médiatique français, et personne n’oserait regretter cette « censure » de la liberté d’expression, si ce n’est les courants extrémistes ou les groupuscules nauséabonds.

Les caricatures de Charlie ont été republiées par le journal le 2 septembre dernier, puis par d’autres périodiques, au moment de l’ouverture du procès des attentats contre la rédaction du journal le 15 janvier 2015 à Paris. Le procédé de réitération vise à montrer la victoire des caricaturistes sur ce qu’ils désignent comme l’intolérance religieuse.

Le fait que ces dessins soient instrumentalisés par le pouvoir et projetés publiquement par des municipalités devrait nous faire réfléchir sur l’utilisation que veut en faire l’État, et sur la mission dévoyée des caricaturistes, devenus des vecteurs de la communication du gouvernement.

Espérons que Charlie se débarrassera des démons qui l’habitent et retrouvera son caractère licencieux d’opposition, à nouveau acheté en douce par les élèves à la sortie de l’école derrière le dos des parents et des professeurs, au lieu de leur être imposé comme un nouveau conformisme.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Agnès De Féo est sociologue et auteure de Derrière le niqab, dix ans d’enquête sur les femmes qui ont porté et enlevé le niqab (préface d’Olivier Roy), Armand Colin, 2020.
Marc Rozenblum est un réalisateur de documentaires, auteur de Que sont devenus les Juifs de Pologne ?, Sasana Productions, 2015.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].