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Le Danemark refuse à un satiriste marocain ce qu’il accorde aux caricaturistes du prophète : le droit à la liberté d’expression

Il y a quelques semaines, Abdelali Achahbi, alias « Crabman », a été sommé de quitter le Danemark par les autorités du pays. L’artiste pointe du doigt les « très bonnes relations » entre les services de renseignement extérieur danois et marocains
Depuis un certain temps, Abdelali Achahbi s’est fait une belle réputation sur les réseaux sociaux avec ses courts films d’animation en 3D sur la situation politique marocaine, les droits de l’homme et Mohammed VI (avec l’aimable autorisation d’Abdelali Achahbi)
Depuis un certain temps, Abdelali Achahbi s’est fait une belle réputation sur les réseaux sociaux avec ses courts films d’animation en 3D sur la situation politique marocaine, les droits de l’homme et Mohammed VI (avec l’aimable autorisation d’Abdelali Achahbi)

Question liberté d’expression, qui est pour beaucoup le pilier des libertés fondamentales, le Danemark se situe en haut de l’affiche. C’est un phare, dit-on en Europe.

C’est aussi le pays qui a défrayé la chronique en 2005 quand des dessinateurs du Jyllands-Posten avaient dessiné une série de caricatures sur le prophète de l’islam, considérées offensantes pour les musulmans du monde entier mais qui ont été défendues par les autorités danoises. Au nom de la sacro-sainte liberté d’expression.

Les autorités danoises, en vertu de préceptes universels unanimement respectés, sauf dans les dictatures bien sûr, ont donc résisté à une vague d’indignation internationale condamnant ces caricatures. On ne touche pas à la liberté d’expression de quiconque, semblait être le point cardinal du message envoyé par le Danemark.

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Or voilà, ce même Danemark qui a défendu ses caricaturistes bec et ongles vient de refuser d’une manière brutale et inhumaine le droit d’asile à un satiriste, un dessinateur graphique doublé d’un YouTubeur, menacé depuis des années sur les réseaux sociaux marocains.

C’est le cas d’Abdelali Achahbi, un Marocain âgé de 35 ans, originaire de Salé (au nord de Rabat) et diplômé en art, programmation et animation.

Installé au Danemark depuis douze ans, et résidant à Herning, il est connu sous le surnom de « Crabman ». Depuis un certain temps, Abdelali Achahbi s’est fait une belle réputation sur les réseaux sociaux avec ses courts films d’animation en 3D sur la situation politique marocaine, les droits de l’homme et le souverain alaouite.

Un « traître » à la patrie

Si cette production artistique est d’une grande qualité technique, hilarante et souvent osée, elle n’est jamais ordurière ni diffamatoire.

Mais au Maroc, ridiculiser avec des dessins le roi, commandeur des croyants, autoproclamé « descendant direct du prophète Mohammed », ne passe pas. Même si on le fait depuis l’extérieur du royaume.

Depuis plusieurs années, Abdelali Achahbi est donc la cible d’une violente campagne orchestrée par des officines probablement étatiques.

Les accusations fusent de toutes parts, allant jusqu’à le présenter comme un « traître » à la patrie, un soutien des « séparatistes sahraouis », et même, injure et crime suprêmes dans ce vieux pays musulman, d’« homosexuel ». Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage, dit le vieil adage.

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Mais ça, c’est au Maroc, où ce genre de harcèlements est monnaie courante quand il s’agit d’accabler les dissidents. Au Danemark, État de droit selon sa propre définition, cela devrait être une autre histoire.

Si Copenhague défend ses journalistes et ses satiristes au nom de la liberté d’expression, il devrait logiquement faire de même avec les étrangers qui viennent chercher un havre de paix au Danemark.

Et bien non. Il y a quelques semaines, « Crabman » a été sommé par les autorités danoises de quitter le Danemark. Manu militari s’il le faut. Et la direction vers laquelle les autorités danoises veulent le diriger est bizarrement le Maroc, où il risque d’être arrêté, incarcéré et torturé pour avoir caricaturé Mohammed VI.

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Ce refus de lui octroyer l’asile politique se base pourtant sur des prétextes pour le moins fallacieux. La Commission des réfugiés qui a ordonné l’expulsion d’Abdelali Achahbi a prétendu dans un premier temps que l’intéressé n’avait pas respecté la procédure et qu’il n’avait pas déposé à temps son dossier au poste de police de Herning, où il a fait sa demande d’asile en avril 2020. Ce dossier étant arrivé dix mois plus tard à ses bureaux, a-t-elle assuré.

Il est vrai que le dossier Achahbi est arrivé à la Commission dix mois après son dépôt. Or, il s’est avéré, preuve à l’appui – un récépissé dûment cacheté – que c’est la police de Herning qui a tardé « dix mois » avant de l’envoyer. Pourquoi ? Abdelali Achahbi a sa propre explication, qui est fâcheuse et scandaleuse, mais sans preuves pour le moment.

En prison pour un post sur Facebook

Mise devant cette évidence, la Commission des réfugiés a promptement changé son fusil d’épaule en avançant un autre argument pour justifier son refus : les activités d’Abdelali Achahbi sur les réseaux sociaux ne constitueraient pas une menace pour le satiriste. Une thèse qui ferait rire n’importe quelle ONG internationale de défense des droits humains, si la situation de ce jeune homme le permettait.

Apparemment, la Commission des réfugiés ignore que depuis leur apparition, l’État marocain considère les réseaux sociaux, et non plus la presse, qui a été en large partie domestiquée, comme la première menace pour son image, très détériorée parmi la population locale.

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Au Maroc, on va en prison pour un post sur Facebook. Et aujourd’hui, en 2022, des YouTubeurs marocains connus se trouvent derrière les barreaux, et ce depuis plusieurs années, pour avoir critiqué le régime. Si le YouTubeur Chafik Omerani a passé « seulement » trois mois en prison, grâce à sa nationalité américaine disent certains, pour avoir critiqué le régime du roi du Maroc, d’autres n’ont pas eu droit à la même mansuétude.

Le YouTubeur Mohammed Sakkaki, plus connu sous le nom de « Moul Kaskita », et Mohamed Boudouh, alias « Moul Hanout », végètent en prison depuis plusieurs années. Leur crime ? Avoir vilipendé le système politique et la corruption endémique.

Ne parlons pas de « Gnawi », un rappeur qui a passé un an derrière les barreaux pour une chanson sur Mohammed VI diffusée sur… YouTube.

Enfin, la Commission des réfugiés du Danemark néglige un fait important. L’année dernière, la DGSN (Direction générale de la sûreté nationale, police), la DGST (Direction générale de la sûreté du territoire, une police politique plus connue sous son acronyme de DST) et la DGED (Direction générale des études et de la documentation, contre-espionnage) ont déposé une plainte collective auprès du parquet général contre des YouTubeurs marocains de l’étranger, sans pour autant révéler leurs noms.

Extrait d’une animation réalisée par « Crabman » (avec l’aimable autorisation d’Abdelali Achahbi)
Extrait d’une animation réalisée par « Crabman » (avec l’aimable autorisation d’Abdelali Achahbi)

Il est plus que probable que « Crabman » fasse partie de la liste.

Ce qui risque de devenir « l’affaire Crabman » commence tout de même à attirer l’attention de quelques milieux journalistiques et politiques, intrigués par le refus obtus de la Commission des réfugiés à un satiriste persécuté.

Le très vieux quotidien danois Herning Folkeblad, fondé en 1869, vient de consacrer au Marocain un reportage où on apprend qu’Abdelali est marié avec une fille de la région, Ane Louise Kristensen, avec qui il a une enfant, Eva Ane Achahbi, âgée aujourd’hui de 2 ans. Toutes les deux de nationalité danoise.

Dans ce même article, on découvre aussi que le Marocain possède deux sociétés de production qui étaient florissantes avant qu’il ne soit privé de son permis de travail. Et surtout, qu’il ne constitue aucune charge pour l’État danois. Il est « autosuffisant », écrit le Herning Folkeblad.

« Quelque chose a mal tourné »

Une « situation absurde », se plaint Kathrine Olldag, la porte-parole pour l’immigration de Radikale Verstren, le parti social-libéral danois, qui explique que des centaines de couples mixtes qui ont demandé le regroupement familial ont dû quitter le pays pour aller s’installer à Malmö, en Suède, ou à Flensbourg, en Allemagne, en raison de cette politique migratoire stricte.

C’est sûr, sauf qu’il n’y a aucun satiriste, persécuté et menacé de torture et de « viol avec une bouteille », parmi ces couples malmenés par l’administration danoise.

Mme Olldag a rencontré le couple maroco-danois cette semaine, parce que, selon elle, « quelque chose a mal tourné ». C’est ce qu’a compris aussi le député et étoile montante de son parti Andreas Steenberg, en apportant son soutien public au Marocain. Au Folketing, le Parlement monocaméral du Danemark, une question a été posée cette semaine au gouvernement par Radikale Venstre sur ce véritable « harcèlement » étatique souffert par « Crabman » et sa famille, en contradiction avec les lois européennes sur le droit d’asile.

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Sur le terrain du droit, la nouvelle avocate d’Ali Achahbi, Jytte Lindgaard, a annoncé la semaine dernière qu’elle avait envoyé de nouvelles informations à la Commission des réfugiés pour essayer de la convaincre de faire marche arrière. Elle ne cache pas sa colère et l’a fait savoir à la presse. « La plupart des raisonnements de la Commission des réfugiés sont rétrogrades », affirme-t-elle.

Ces interventions suffiront-ils pour sauver « Crabman » d’une expulsion annoncée ? Rien n’est moins sûr. Pour expliquer l’extrême brutalité de la Commission à son égard, Abdelali Achabi pointe du doigt les services de renseignement extérieur danois (Forsvarets Efterretningstjeneste, FE), qui, selon lui, maintiendraient de « très bonnes relations » avec leurs homologues marocains.

Vrai ? Faux ? Quoi qu’il en soit, au Danemark, la vie d’un satiriste persécuté qui ne mendie aucune aide matérielle à l’État, père et époux de deux Danoises, ne vaut rien.

La preuve. Le journaliste du Jyllands-Posten, qui a suivi l’affaire, a informé par mail Achahbi que son « affaire n’intéressait pas la rédaction en chef ». Même chose pour DR, Danmarks Radio, l’entreprise de radio-télévision publique du Danemark, qui a également refusé d’informer sur le sujet après avoir enquêté, et surtout découvert le pot aux roses du retard des dix mois entre le dépôt de la demande d’asile et son envoi à Copenhague, parce que, selon sa rédaction en chef, il « n’a aucune valeur nationale ».

Pour Copenhague, défendre le droit non négociable d’un caricaturiste à s’exprimer librement, même s’il blesse les sentiments de millions de musulmans, c’est toujours oui ! Sauver un satiriste marocain de la persécution et de la colère d’un régime autoritaire comme le Maroc, c’est évidemment non !

Liberté (d’expression), que de crimes on commet en ton nom !

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Ali Lmrabet est un journaliste marocain, ancien grand reporter au quotidien espagnol El Mundo, pour lequel il travaille toujours comme correspondant au Maghreb. Interdit d’exercer sa profession de journaliste par le pouvoir marocain, il collabore actuellement avec des médias espagnols. Ali Lmrabet is a Moroccan journalist and the Maghreb correspondent for the Spanish daily El Mundo.
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