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« Séparatisme islamiste » en France : le poids des mots

Le discours du président français Emmanuel Macron à Mulhouse contre le « séparatisme islamiste » est une énième atteinte à la laïcité et stigmatisation de l’islam en France
Le président français Emmanuel Macron lors d’un déplacement dans le quartier de Bourtzwiller, à Mulhouse, pour annoncer la stratégie du gouvernement pour lutter contre le « séparatisme islamiste », le 18 février (AFP)

Lors d’une conférence de presse organisée le 18 février dernier, le président français Emmanuel Macron a révélé les quatre « lignes de force » de la lutte de son gouvernement contre le « séparatisme islamiste », défini en l’espèce comme un projet politique visant à « quitter la République ».

Ces quatre lignes de force sont les suivantes :

  • lutte contre les influences étrangères, en particulier à l’école et dans les lieux de culte ;
  • meilleure organisation du culte musulman en France « dans le respect de la laïcité » ;
  • lutte contre toutes les manifestations du « séparatisme islamiste » et du « repli communautariste qu’il génère » ;
  • ramener la République « là où elle a peut-être démissionné et n’a pas été au rendez-vous », notamment sur les plans socio-économique et éducatif.
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Parmi les mesures révélées pour concrétiser ces lignes de force :

  • suppression des ELCO (Enseignement langue et culture d’origine), à savoir des cours facultatifs donnés en France à partir du CE1 et jusqu’au lycée, par des professeurs étrangers ou d’origine étrangère, payés et mis à disposition par leur pays d’origine – mesure dont on peut d’ailleurs se demander ce qu’elle a à voir avec l’islam à part probablement le fait que l’un des pays concernés soit la Turquie, avec qui la France à maille à partir ;
  • contrôle accru des lieux de culte, visant à identifier la provenance, les bénéficiaires et les finalités de leur financement ;
  • lutte contre l’islam « consulaire » – c’est-à-dire l’islam piloté par des pays étrangers via leurs ambassades et consulats – et appel au CFCM (Conseil français du culte musulman) pour que celui-ci fasse des propositions en ce sens d’ici mars prochain.

Cette conférence de presse avait bien commencé. Le président français a en effet rappelé la définition de la laïcité, à savoir la liberté de croire et de ne pas croire (dans le respect de l’ordre public), la neutralité des services publics « et non de la société », la « séparation » entre les Églises et l’État.

Il a précisé que la laïcité n’est pas un instrument de lutte contre une religion quelle qu’elle soit, des mots qui sonnent comme un désaveu de l’instrumentalisation que divers groupes et personnes font de ce principe à des fins de stigmatisation voire d’exclusion. Le président français a également souligné son inconfort face à l’utilisation stigmatisante du concept de « communautarisme ».

Contexte spatio-temporel

Toutefois, cette conférence de presse s’inscrit dans un contexte qui doit être analysé.

Tout d’abord, signalons l’ironie du lieu où elle s’est tenue, à savoir la ville de Mulhouse, située en Alsace-Moselle. Ce territoire n’est tout simplement pas régi par la loi « laïcité » de 1905 et, a fortiori, par l’article 2 de cette loi qui stipule que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Les communautés qui y vivent sont toujours régies par le Concordat de 1801 et évoluent ainsi en dehors des règles générales de la République.

[… ] en pleine polémique sur un projet controversé de réforme des retraites […], le dossier « islam » sonne comme un outil de ralliement commode

Plus fondamentalement, outre le contenu qui pose question et sur lequel je reviendrai, c’est le timing de cette conférence de presse qui interpelle. La France est en pleine campagne électorale pour les élections municipales et, en toile de fond, en pleine polémique sur un projet controversé de réforme des retraites. Dans ce cadre, le dossier « islam » sonne comme un outil de ralliement commode.

Par ailleurs, il faut rappeler que cette conférence de presse arrive seulement quelques mois après un discours dans lequel le président français appelait à repérer « à l’école, au travail, dans les lieux de culte, près de chez soi, les relâchements, les déviations, ces petits gestes [plus loin il parlait de ‘’petits riens’’] qui signalent un éloignement avec les lois et les valeurs de la République ».

Son ministre de l’Intérieur lui emboîtait le pas pour préciser ces « petits riens », comme le port de la barbe (la sienne ?) ou une pratique « régulière et ostentatoire de la prière rituelle ».

Ce discours arrivait lui-même quelques mois après la révélation par la presse d’un projet de loi « en cours de finalisation » portant sur l’« adaptation » et la « modernisation » de la loi de 1905 mais dont certains volets laissent paraître une volonté de mise du culte islamique sous tutelle directe de l’État. Il est donc impossible d’isoler la conférence de presse du 18 février dernier de tout ce dont elle est la suite.

Gouffre entre la théorie et la pratique

Le président français dit s’opposer à toute forme de stigmatisation et d’exclusion de même qu’il revendique une laïcité respectueuse de la liberté et rejetant toute forme de discrimination. Il répète que les mesures annoncées ne visent pas l’islam et ses fidèles. C’est salutaire.

Cependant, entre son discours et les actes ou omissions de son gouvernement, le gouffre est flagrant.

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Si chacun est libre de croire ou de ne pas croire – ce qui implique donc aussi la liberté de pratiquer sa croyance, en ce compris en public, conformément à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme –, dans le respect de l’ordre public, et que les exigences du principe de laïcité ne concernent pas la société, pourquoi ne pas abroger les législations qui étendent l’application de ce principe au-delà des agents publics, comme la loi de 2004 interdisant le port de signes convictionnels (en fait le foulard islamique) pour les élèves dans les établissements d’enseignement publics ?

Si chacun a cette liberté, pourquoi ne pas désavouer ses ministres lorsque ceux-ci tiennent des propos qui portent clairement atteinte aux droits fondamentaux, comme ceux du ministre de l’Enseignement qui, le lendemain de la conférence de presse du président, à une question d’un journaliste demandant dans combien de quartiers « la loi islamique a remplacé la loi républicaine », a répondu « ça se voit », ce qui signifie que la simple apparence de quelqu’un qui pratique sa religion pourrait relever d’une posture anti-républicaine ?

Sans parler des déclarations quasi quotidiennes de députés et sénateurs qui nourrissent sans aucune retenue les sentiments d’allergie vis-à-vis d’un groupe de la population.

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Il n’y a pas si longtemps, le président français annonçait sa volonté d’organiser le culte musulman. Cette fois, il adopte un discours a priori plus conforme au principe de laïcité, puisqu’il constate qu’il ne revient pas à l’État d’organiser un culte ou la dimension cultuelle de la vie des croyants. Mais c’est pour mieux préciser qu’en matière de formation des imams, son gouvernement a demandé au CFCM de faire d’ici mars prochain des propositions concrètes, ce qui pose deux problèmes.

Prétendre que l’État n’a pas à organiser les questions cultuelles tout en dictant aux institutions religieuses un cahier des charges [...], c’est tout bonnement sous-traiter l’ingérence

Premièrement, le CFCM est un organe créé en 2003 par l’État. En cela, il s’agit d’un « modèle » en matière d’atteinte au principe de laïcité dans son volet « non-ingérence de l’État dans la sphère religieuse », plus précisément islamique. Sa légitimité est donc contestable.

Deuxièmement, prétendre que l’État n’a pas à organiser les questions cultuelles tout en dictant aux institutions religieuses un cahier des charges et le timing dans lequel il doit être concrétisé, c’est tout bonnement sous-traiter l’ingérence.

Pourtant, des initiatives autonomes qui émanent de la société civile musulmane (comme l’Union des imams créée par la plateforme L.E.S. Musulmans), il y en a, mais elles ne semblent pas intéresser les pouvoirs publics…

Ne pas confondre valeurs communes et choix particuliers

Derrière tous ces débats sur la laïcité, le vivre-ensemble, le communautarisme et maintenant le séparatisme (qui dit mieux ?), il y a une confusion (involontaire ou délibérément entretenue selon les cas) entre « valeurs communes » et « choix particuliers ».

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Nos valeurs communes, c’est l’égalité, la non-discrimination, la liberté et la justice. Une vigilance de tous les instants doit être de mise pour les protéger face aux individus et aux groupes qui veulent les mettre à mal.

Mais ces valeurs communes ont du sens uniquement si elles permettent aux uns et aux autres de poser des choix particuliers, différents par nature, dans le respect de l’ordre public ainsi que des droits d’autrui.  

Or, la tendance à l’œuvre en France depuis au moins vingt ans, c’est de dénier à un groupe le droit de poser des choix particuliers, sans jamais apporter de preuve d’une mise en danger de l’ordre public ou des droits d’autrui.

Toutes les initiatives liberticides visant le port de signes convictionnels, pour ne citer que cet exemple, s’inscrivent dans cette tendance. 

Sous couvert de respecter « les lois de la République », nous contraignons en réalité des gens supposés être nos égaux à faire les mêmes choix de vie que « nous ». Manger « comme nous », boire « comme nous », se comporter en société « comme nous ». Ce faisant, nous leur imposons en fait un « communautarisme/séparatisme du dominant ».

Sous couvert de respecter « les lois de la République », nous contraignons en réalité des gens supposés être nos égaux à faire les mêmes choix de vie que « nous »

Ce discours n’est aujourd’hui plus l’apanage de l’extrême droite traditionnelle. Il a largement contaminé l’ensemble des partis politiques dits « démocratiques ». Il est normalisé et promu par un ensemble disparate d’acteurs politiques, de l’extrême gauche à l’extrême droite de l’échiquier.

S’opposer à cette tendance tentaculaire, voilà le véritable défi de ce que l’on nomme communément le « vivre-ensemble », sous peine de créer le mal qu’on dit vouloir combattre. Et il y a urgence.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Mehmet Saygin est titulaire d’un master en droit et d’un master en science politique de l’Université libre de Bruxelles. Il est spécialisé en droit public, en droit social, en droit du travail et en liberté religieuse. Il est conseiller juridique au sein d’une fédération d’employeurs du secteur non marchand et il est par ailleurs chargé de cours de législation sociale dans l'enseignement supérieur. Parmi ses centres d’intérêt, la laïcité, la séparation Églises/État, les droits et libertés fondamentaux et la lutte contre les discriminations. Il prend activement part à la lutte contre ces dernières et participe régulièrement à des conférences et des séminaires sur ces différents sujets. Il est l’auteur de nombreux articles et d’un livre intitulé La Laïcité dans l’ordre constitutionnel belge (2015, éditions Academia, préface d’Hervé Hasquin).
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