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Tunisie : l'héritage de sept ans de négligence

L’une des menaces structurelles les plus graves pesant sur l’État tunisien postrévolutionnaire, c’est son approche des origines économiques de ses difficultés

Voilà sept ans que Mohamed Bouazizi, marchand de rue informel de Sidi Bouzid, s’est immolé par le feu. Lors de la révolution qui a suivi, l’homme est devenu un symbole des catégories marginalisées de la Tunisie – ceux qui devaient créer leur propre emploi, sans droits, sans soutien et dans la plus grande précarité.

Les origines économiques de la révolution tunisienne tiennent en deux mots : prédation et exclusion. Ces deux fléaux possèdent leur propre figure de proue : tandis que Bouazizi devenait le symbole des exclus, Leila Trabelsi passait pour le symbole d’une élite étatique corrompue et prédatrice.

Lui représentait l’image d’un État douloureusement présent. Elle, celle d’un État douloureusement absent.

Négligence délibérée

L’une des menaces structurelles les plus graves pesant sur l’État tunisien postrévolutionnaire, c’est son approche – profondément déséquilibrée – des origines économiques de ses difficultés.

Plus précisément, l’interaction entre élites tunisiennes et bailleurs de fonds internationaux a orienté le pays sur la voie d’un programme de réformes économiques qui prétend s’attaquer aux effets des excès de son État autoritaire – népotisme, corruption, inefficacité – mais qui ne s’attaque pas suffisamment aux conséquences de sa négligence.

Cela laisse le gouvernement tunisien coincé entre un agenda économique axé sur l’austérité et des revendications intérieures de justice sociale.

Mais plus encore, ce choix a laissé l’État tunisien structurellement et politiquement incapable de réformer les parties de son économie structurées par la segmentation et la négligence délibérée.

L’exemple le plus frappant : l’économie informelle du pays.

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Ces dernières années, l’économie informelle tunisienne s’est progressivement étendue, les possibilités d’emploi dans le secteur formel n’étant pas à la hauteur de la démographie du pays. C’est elle qui génère plus d’un tiers du PIB tunisien, et c’est le premier employeur de la jeunesse tunisienne – en fait, l’économie informelle emploie environ 60 % de la population active et 83 % des femmes de moins de 40 ans.

Bien que les emplois informels occupent une place disproportionnée dans les régions du sud et de l’intérieur du pays, on les trouve dans tout le pays.

Ils prennent des formes très diverses : vendeurs au bord des routes ou sur les marchés hebdomadaires, contrebandiers aux frontières entre Libye et Algérie, proposant cours de soutien ou traduction, ou employés d’une entreprise officielle, mais sans contrat.

Le 11 avril 2017, à Tataouine, au sud de la Tunisie : lors d’une grève générale contre la marginalisation, des Tunisiens brandissent leur drapeau national pour réclamer développement et emploi (AFP)

L’économie informelle tunisienne est étroitement intégrée, non seulement à son économie formelle, mais aussi à sa structure étatique, qui a trouvé une infinité de moyens pour diriger l’économie informelle et en tirer loyauté ou recettes.

Bien que souvent, ils ne paient pas d’impôt sur le revenu ou ne sont pas enregistrés à la Chambre de commerce, les employés de l’économie informelle paient encore souvent des taxes formelles (frais de marché) ou informelles (pots-de-vin).

En même temps, ils restent exclus de la sécurité sociale et des infrastructures dont bénéficient les employés des entreprises formelles, et souffrent des vulnérabilités liées au fait de vivre du mauvais côté de la loi.

Les abus commis par les agents de l’État et les forces de sécurité sont monnaie courante, ce qui renforce le sentiment d’oppression, d’indignité et d’appartenance à la catégorie des citoyens de seconde classe, thème central en 2011 et lors manifestations plus récentes.

Pas de solutions rapides

Dans ce contexte, on est surpris de constater à quel point l’État tunisien postrévolutionnaire a négligé de mettre en place un programme de réforme qui bénéficie aux acteurs du secteur informel.

Il n’existe pas de stratégie nationale cohérente sur la question, et la plus grande partie du personnel politique est affreusement mal informée : elle réduit généralement la question à un problème d’évasion fiscale. Cela peut s’expliquer parce qu’il n’existe pas de solution rapide à ce problème : comme l’ont montré les expériences d’autres pays, réformer les économies informelles exige une approche multidimensionnelle, nécessairement intégrée à des réformes plus larges du marché du travail et de la fiscalité.

Cependant, il existe deux explications plus immédiates.

Premièrement, toucher à l’économie informelle tunisienne signifie toucher à une structure économique complexe qui a pendant des décennies constitué un mécanisme clé pour maintenir la stabilité de l’État, que ce soit par la création d’emplois pour les plus vulnérables ou par de puissants flux de rente au profit des gens bien connectés.

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Les réformes qui s’attaquent à ce secteur, qui marginalisent encore davantage un groupe donné ou remettent en question les privilèges d’un autre, auraient probablement de graves conséquences politiques.

Deuxièmement, certains volets de ces réformes seraient probablement coûteux et iraient donc à l’encontre de la philosophie actuelle de réforme, axée sur l’austérité.

Pourtant, pour parvenir à un développement durable et inclusif, la Tunisie doit impérativement s’attaquer au problème de l’informel. Les libertés politiques de la période postrévolutionnaire ont en fait créé des conditions avantageuses, car les acteurs informels ont utilisé leurs nouvelles libertés pour créer des associations et des organisations.

« La liberté d’instaurer un dialogue », me disait le responsable d’une association de vendeurs informels, a fondamentalement changé leur engagement avec l’État depuis 2011. La peur des représailles policières était omniprésente avant la révolution, « mais maintenant, on peut vraiment parler de toutes sortes de sujets, et sans plus avoir à se cacher ».

Malheureusement, les grands acteurs – formels – de la société civile tunisienne ont du mal à résoudre ce problème. Alors que l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), principal syndicat ouvrier, est limitée dans son action par le fait que de nombreux membres de l’économie informelle ne sont pas à strictement parler des travailleurs, l’approche de l’Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA) l’association patronale, reste avant tout focalisée sur ses intérêts économiques.

Cependant, de plus petites organisations ont rapidement accumulé une expertise précieuse – le travail fantastique de l’Initiative tunisienne pour l’intégration dans le monde du travail (TILI) à Sfax et Ben Guerdane, par exemple, pourrait, dans ce cas, être instructif.

Étapes de la réforme

Tout processus de réforme devrait commencer par approcher ces catégories professionnelles, ainsi que d’autres acteurs de la société civile, en vue de favoriser un dialogue constructif sur les options de réforme les plus nécessaires, et ainsi rétablir un peu la confiance.

Deuxièmement, la création de cadres juridiques pour les emplois dans l’économie tunisienne pour lesquels n’existe à ce jour aucune structure juridique, et qui sont donc nécessairement informels, contribuerait à conduire de nombreux Tunisiens vers le secteur formel – surtout ceux qui sont connectés aux marchés hebdomadaires.

Troisièmement, il est important, en Tunisie, de faire avancer le débat sur l’informel au-delà des questions de fiscalité, et d’explorer des options qui permettraient d’étendre les services clés du secteur formel – sécurité sociale et accès à formation, syndicats et crédit – au secteur informel.

Avenue Habib Bourguiba à Tunis en juillet 2016 : manifestations contre le projet de loi de « réconciliation » (AFP)

Cela pourrait non seulement améliorer les perspectives économiques du secteur, mais surtout diminuer certaines de ses indignités et ainsi nous ramener à 2011. Ce n’est pas un hasard si l’informel touche de manière disproportionnée la jeunesse et les femmes tunisiennes. Et ce n’est pas non plus par hasard qu’il prévaut dans les économies des régions du sud et de l’intérieur de la Tunisie.

En Tunisie, l’informel est révélateur d’une économie divisée et segmentée, le marqueur de vastes poches de vulnérabilité et d’un héritage autoritaire qui a légué au pays un patchwork soigneusement calibré de prédation et de négligence de l’État.

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La lutte contre les effets de cette négligence doit devenir un élément clé de toute stratégie de développement en Tunisie. La lutte contre ce passé de négligence exigera une stratégie agressive d’investissement de l’État dans les infrastructures, les services sociaux et l’éducation : cela prend donc presque frontalement à rebrousse-poil l’esprit d’austérité du programme actuel de réforme.

Cela va à l’encontre des conditionnalités du FMI à l’égard de la Tunisie et risque de mettre en péril les privilèges d’une classe d’affaires formelle qui bénéficie d’un solide réseau de relations. Elle constitue une puissante coalition contre la réforme. Et pourtant, il est indispensable de mettre tout en œuvre pour donner libre cours à ce genre d’efforts.

Étant donné que tout train de réformes économiques qui néglige de s’attaquer aux marginalités de l’économie tunisienne ne fera très probablement que les aggraver, la capacité de tirer parti de nouvelles opportunités économiques dans le secteur formel ne sera, une fois de plus, pas pour tous.

Cela risque de renforcer ces segmentations, ainsi que ces dynamiques de privilèges et d’exclusion, qui minent l’économie tunisienne depuis des décennies. Et de marginaliser une fois encore les catégories que les nobles promesses de la réforme font généralement semblant de privilégier : les jeunes, les femmes et les vendeurs de rue à Sidi Bouzid.

- Max Gallien est doctorant en développement international à la London School of Economics, spécialisé dans l’économie politique en Afrique du Nord. Il a mené des recherches approfondies sur les économies informelles, en particulier au sud de la Tunisie et au nord du Maroc. Il est titulaire d’une maîtrise en Études modernes du Moyen-Orient, obtenue à l’Université d’Oxford, et a été boursier résident à l’Université al-Akhawayn au Maroc.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Des chômeurs tunisiens se reposent au parc el-Mourouj de Tunis, après avoir – pour réclamer du travail – participé à une marche de 400 km, entre Gafsa et Tunis, en février 2016 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) de Dominique Macabies.

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