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De Kadhafi à Haftar : les raisons d’une passion française

En Libye, la France soutient Khalifa Haftar, mais a-t-elle raison de le faire ? Et à quelles fins y procède-t-elle ? Ce choix, non assumé, attire à Paris plus de critiques qu’un quelconque bénéfice
Le Premier ministre libyen Fayez al-Sarraj (à gauche), a accusé le président français Emmanuel Macron de soutenir un « dictateur » en la personne du général Khalifa Haftar (à droite) (Reuters) 

Quel est le rôle réel qu’entretient la France en Libye ? Les questions sont légion à ce titre, surtout depuis qu’a commencé, au début du mois d’avril 2019, l’offensive du maréchal Khalifa Haftar sur Tripoli. L’attaque de « l’homme fort de l’est libyen » avait été précédée de signes annonciateurs : depuis le début de l’année, Khalifa Haftar avait procédé à des avancées territoriales qui lui avaient permis, globalement parlant, de dominer la province du Fezzan, dans le sud libyen.

Cette posture, combinée à son contrôle d’ores et déjà acquis de l’essentiel de la province de la Cyrénaïque, le consacrait comme élément fort de la Libye. Il aura cependant fallu que le maréchal Haftar tente de mettre à exécution un plan dont la réalité était connue depuis une année au moins – la tentative de contrôle de Tripoli – pour qu’il se heurte à une contre-offensive à laquelle il ne s’attendait très probablement pas.

Tir de mortier de l'Armée nationale libyenne commandée par le général Haftar sur une banlieue de Tripoli en avril (AFP)
Tir de mortier de l'Armée nationale libyenne commandée par le général Haftar sur une banlieue de Tripoli en avril (AFP)

Quid de la France, dans ce contexte ? Officiellement, Paris se fait fort de soutenir le « gouvernement internationalement reconnu » du Premier ministre libyen Fayez al-Sarraj, issu des « accords de Skhirat » (décembre 2015). L’exécutif libyen, basé à Tripoli, concentre en effet la légitimité institutionnelle et compte ainsi comme représentant officiel des affaires libyennes.

Mais la France ne s’est pas pour autant épargné le développement de relations poussées avec Khalifa Haftar. Indication forte à ce titre, le fait que des agents de renseignement français aient perdu la vie, qui à l’est de la Libye, qui alors qu’ils volaient en direction de la Cyrénaïque.

Ainsi, Paris a beau se targuer de composer avec le « gouvernement internationalement reconnu » de Fayez al-Sarraj, il ne garde pas moins des liens étroits avec l’un des ennemis de ce même gouvernement. Et c’est ce qui a attiré une volée de bois vert à la France depuis le lancement de l’offensive de Khalifa Haftar sur Tripoli.

L’art du grand écart

La France joue bel et bien sur deux tableaux en Libye. D’un côté, ce membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, défenseur naturel du principe de la légitimité étatique, se doit à ce titre de consolider le gouvernement de Fayez al-Sarraj ; il en découle naturellement l’existence de relations diplomatiques entre le gouvernement français et les membres du Gouvernement d’entente nationale (GEN) libyen.

La France joue bel et bien sur deux tableaux en Libye

Paris soutient d’ailleurs, dans ce même ordre d’idées, les efforts de l’ONU visant à trouver une solution à la crise libyenne qui prenne en compte l’ensemble des acteurs, à commencer par le GEN.

Dans le même temps, la France compose avec l’un des ennemis honnis du GEN. Le maréchal Haftar compte en effet au rang des trublions de la scène libyenne et ses larges moyens financiers et militaires assoient son importance dans le paysage libyen. Le soutien logistique et financier procuré à l’homme fort de l’est libyen par les Émirats arabes unis, l’Égypte et, très probablement, la Russie n’est un secret pour personne, et c’est là un point qui le renforce, quoiqu’au détriment du GEN.

C’est sur cette base même qu’il convient de lire la nature de l’engagement français vis-à-vis de Khalifa Haftar. Paris ne veut pas se couper de tout ce qui l’aide à gagner de l’influence en Libye ; c’est d’ailleurs là l’un des motifs qui expliquent ses tensions avec l’Italie sur le dossier libyen.

Alors que les Italiens concentrent leurs efforts sur le GEN, limitant leurs relations avec l’est à de simples visites protocolaires, la France paraît maintenir des liens bien plus étroits et cordiaux avec Khalifa Haftar. Aucune ambiguïté ne prévaut ici : la France ne fait que s’en tenir à une attitude pragmatique et conforme à ses intérêts, même si elle préfère ne pas le reconnaître officiellement.

Une passion aux maintes raisons

La relation tourmentée entre la France et la Libye ne date pas d’aujourd’hui. Depuis 2003 et l’annonce par le Guide libyen Mouammar Kadhafi de son renoncement à tout programme de nature nucléaire, on a vu comment Paris a entretenu un vif intérêt pour les perspectives énergétiques et commerciales offertes par le marché libyen.

La voie inaugurée sous le président Jacques Chirac connaîtra un point de culmination sous son successeur, Nicolas Sarkozy. Artisan d’un rapprochement fort entre la France et la Libye, Nicolas Sarkozy aura cependant un rôle capital dans ce qui mènera à la chute du Guide libyen. Les présidences de François Hollande et d’Emmanuel Macron maintiendront le cap sur ce plan : il convient pour Paris de garder un pied en Libye.

Des Libyens manifestent pour demander la fin de l’offensive de Khalifa Haftar contre Tripoli sur la place des Martyrs, dans la capitale libyenne (Reuters)
Des Libyens manifestent pour demander la fin de l’offensive de Khalifa Haftar contre Tripoli sur la place des Martyrs, dans la capitale libyenne (Reuters)

Les raisons de cet intérêt n’ont jamais été clairement formulées par la diplomatie française, qui se contente officiellement de déclarations générales sur l’attachement de la France à la stabilité de la Libye. On comprend néanmoins que certains critères qui président à cette relation dépassent le cadre de l’attachement de la France au bien-être des Libyens en général.

Parmi ceux-ci, la question migratoire : les défis générés par la « crise migratoire » sont évidents, comme indiqué par les multiples tentatives opérées par des migrants aux fins de rejoindre les côtes européennes. Paris, qui ne fait pas partie des acteurs les plus généreux pour ce qui relève de la disposition à accueillir des demandeurs d’asile en provenance du continent africain, cherche ainsi, de par son maintien de liens proches avec le dossier libyen et ses protagonistes, les moyens pour endiguer les effets de ces flux.

Dans le contexte actuel, le Premier ministre Fayez al-Sarraj a-t-il raison d’accuser la France de soutenir un « dictateur » ? Manifestement, oui

Les questions sécuritaires et stratégiques sont également d’une grande importance pour la France : la sécurité de la Libye intéresse évidemment Paris, non seulement du fait des risques générés par l’instabilité libyenne sur l’Union européenne, mais aussi en raison des effets de ces mêmes troubles sur son voisinage géographique (Tunisie, Algérie, Égypte, mais surtout Tchad et Niger, théâtres d’engagement des forces du G5 Sahel, qui incluent un contingent français).

Si des problèmes affectent plusieurs régions de la Libye, les perspectives prévalant sur les fronts ouest (Tunisie) et sud sont les plus problématiques. Trafics en tout genre, dont celui de l’armement, groupes radicaux circulant de part et d’autre de la frontière, existence de zones de non-droit menaçantes pour les contingents en action sont autant de menaces pour les intérêts de la France et de ses alliés.

En parallèle, on ne peut non plus oublier de citer des objectifs à plus long terme, et peut-être plus classiques. Parmi ceux-ci, la volonté française de se garantir un accès privilégié aux perspectives économiques et surtout énergétiques libyennes et, bien sûr, le maintien d’une influence diplomatique en Libye, gage de la consolidation des intérêts français plus largement dans la région.

Un nécessaire rééquilibrage

Dans le contexte actuel, le Premier ministre Fayez al-Sarraj a-t-il raison d’accuser la France de soutenir un « dictateur » ? Manifestement, oui. Le rôle de la France en Libye n’est, dans les faits, pas trouble : Paris compose avec un ensemble d’acteurs aux intérêts pas toujours convergents.

Cela peut être perçu comme le prix du pragmatisme, mais force est de constater que le fait pour Khalifa Haftar d’avoir clairement dépassé une ligne rouge avec son offensive sur Tripoli ne peut que rejaillir sur ses alliés et soutiens, au rang desquels se retrouve bel et bien la France.

Fayez al- Sarraj avait d’ailleurs lui-même toujours privilégié un ton mesuré, courtois et respectueux vis-à-vis de ses interlocuteurs, amis comme ennemis ; la charge qu’il porte aujourd’hui à l’encontre de la France ne saurait avoir pour origine que de vagues suspicions sur le rôle de Paris en Libye.

Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian (à gauche), rencontre le général Khalifa Haftar (à droite) dans la base militaire de Rajma, à 25 kilomètres à l’est de Benghazi, en juillet 2018 (AFP)
Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian (à gauche), rencontre le général Khalifa Haftar (à droite) dans la base militaire de Rajma, à 25 kilomètres à l’est de Benghazi, en jui

Sur cette base, comment la France se devrait-elle de réagir ? Le cafouillage diplomatique qui a suivi l’interception à la mi-avril 2019 à la frontière tuniso-libyenne de treize hommes apparemment armés munis de passeports diplomatiques français qui s’apprêtaient à quitter la Libye ne fait qu’entretenir des spéculations additionnelles quant au rôle et aux intentions réelles de la France dans le pays.

Le maintien de canaux diplomatiques ouverts avec l’ensemble des acteurs libyens peut évidemment se comprendre, et se justifier, au nom de la nécessaire composition avec l’ensemble des protagonistes de la scène libyenne ; ne pas condamner clairement l’un de ces protagonistes quand il s’avère coupable de stratégies disruptives et mettant la paix en péril est plus répréhensible. La molle réaction de Paris à l’offensive de Khalifa Haftar a placé la France dans le mauvais camp.

La molle réaction de Paris à l’offensive de Khalifa Haftar a placé la France dans le mauvais camp

Il ne faut pas faire preuve de beaucoup d’imagination pour comprendre ce qu’il conviendrait que la France fasse pour rééquilibrer sa position : soutenir sans ambages le GEN et maintenir une ligne critique vis-à-vis de Khalifa Haftar, en posant dans le même temps des limites à son armement et à ce qu’il en fait.

Cela ne portera pas forcément un coup fatal aux capacités d’action du maréchal, qui s’alimente à travers d’autres canaux ; mais Paris, qui sait qu’aucune solution n’est possible en Libye sans Haftar, augmenterait ses chances de peser dans un sens bien plus bénéfique pour l’avenir de la Libye.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique spécialisé dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Université Saint Louis (Madrid, Espagne). Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.
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