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Fauda, une série israélienne immorale et opportuniste qui transforme la souffrance des Palestiniens en divertissement

La troisième saison de la série tourne autour d’opérations dans la bande de Gaza assiégée
Un panneau publicitaire de la série télé Fauda, à Tel Aviv, en 2017 (AFP)

La série télévisée Fauda (chaos, en arabe) raconte l’histoire d’une unité sous couverture israélienne, les Mistaravim, dont les commandos mènent des missions dans les territoires palestiniens occupés, déguisés en Arabes. 

Figurant parmi les séries israéliennes connaissant le plus de succès, le programme a engrangé de nombreuses récompenses, en Israël et à l’étranger. Le programme a été diffusé pour la première fois en 2015 et Netflix l’a acquis l’année suivante, date à laquelle Fauda est devenue un succès international.

La série a été créée par le journaliste Avi Issacharoff et l’acteur Lior Raz et repose en partie sur leur expérience dans l’unité commando Douvdevan au sein de l’armée israélienne. On compte parmi les consultants sur la série Gonen Ben-Yitzhak, un ancien coordinateur de la sécurité et commando d’élite israélien, et Aviram Elad, un autre ancien de Douvdevan.  

À chaque fois que je passe ou que je m’arrête à un feu rouge à côté d’un de ces visuels promotionnels, je ne sais plus où me mettre

Les deux premières saisons portaient sur les opérations d’infiltration de l’unité en Cisjordanie occupée. La troisième saison, qui vient de commencer, porte sur les opérations à Gaza. Avant que la diffusion de la saison actuelle ne commence, les producteurs ont lancé une campagne publicitaire agressive inondant les rues d’Israël d’immenses panneaux d’affichage.

À chaque fois que je passe ou que je m’arrête à un feu rouge à côté d’un de ces visuels promotionnels, je ne sais plus où me mettre.  

Bienvenue à Gaza. Bienvenue dans le ghetto dont les issues israéliennes sont fermées depuis plus d’une décennie, infligeant une mort lente à plus de deux millions de personnes. 

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C’est apparemment le nouveau terrain de jeu pour satisfaire le besoin de sensations fortes des téléspectateurs israéliens, en anglais pour souligner la nature américaine de ce géant du divertissement.

Les publicités pour la nouvelle saison montrent le visage meurtri et ensanglanté au regard d’acier d’un acteur aux côtés du message « Bienvenue à Gaza », écrit en anglais mais en utilisant des caractères hébraïques. Je regarde ça et je pense à l’incroyable cynisme, l’arrogance éhontée de cette raillerie. 

Un site en hébreu, plutôt de droite, a décrit la nouvelle saison en ces termes : « Fauda et ses agents mistaravim sous couverture, commandés par Doron [Lior Raz], reviennent pour une nouvelle saison tendue et palpitante. Leur mission principale consiste cette fois à endommager les infrastructures du Hamas en Cisjordanie occupée en opérant depuis Gaza et d’éliminer le commandant de la branche militaire du Hamas là-bas. » 

Gaza : un mythe pour les Israéliens

De nouveaux défis palpitants et pleins de suspense et de nouvelles missions audacieuses. Comme dans un jeu vidéo élaboré, le spectateur peut se mettre à l’aise et se laisser emporter par la fiction, protégé par l’écran des scènes dramatiques qui se déroulent à Gaza. La situation brutale de deux millions de personnes assiégées ne devient qu’un décor pour le scénario.

Ainsi, le siège de Gaza lui-même devient la meilleure promo pour cette série télévisée. Grâce à une autre longue année de fermeture, Gaza est devenue une sorte de mythe pour les Israéliens : pas tout à fait réel, dans le sens où de vraies personnes y vivent, et pourtant en même temps très effrayant et menaçant.

Les créateurs de Fauda, Lior Raz et Avi Issacharoff, photographiés à New York, en 2018 (AFP)

L’ignorance des Israéliens lambdas qui s’épanouit derrière l’écran noir qu’Israël a imposé autour de la Cisjordanie occupée et de Gaza, et la peur primitive qu’elle engendre, sont des éléments majeurs du secret du succès de cette série. 

Encore plus grotesque, le fait de suivre anxieusement les histoires de « nos merveilleux garçons » à Gaza n’empêche pas la plupart des téléspectateurs de Fauda de prétendre, dans des querelles politiques : « Mais nous avons quitté Gaza ! Il n’y a plus d’occupation là-bas ! »

En attendant, ils applaudissent chaque exécution, arrestation ou embuscade sophistiquée qu’ils voient sur leurs écrans de télévision. Nous nous sommes retirés de Gaza, mais quel excellent travail nous faisons là-bas !

Cette aliénation englobe également une sorte d’exotisation des Palestiniens sous occupation. Pour la grande majorité du public juif israélien, non seulement l’action se déroule dans la bande de Gaza assiégée, mais certaines séquences de la série se déroulent en Cisjordanie occupée, décrivant des endroits au-delà des montagnes de l’obscurité.

Les Palestiniens sont représentés comme des créatures effrayantes et exotiques qui habitent des lieux où seuls les commandos osent s’aventurer

Je me souviens très bien de la première fois que j’ai rendu visite à un ami à Jénine. Au début, je ne comprenais pas les instructions qu’il m’avait données. Il ne semblait pas logique de n’avoir qu’à monter dans ma voiture et de conduire directement jusqu’à chez lui. J’ai été stupéfaite de découvrir à quel point c’était un trajet facile et court.

Naplouse, Ramallah, Jénine : toutes en sont venues à symboliser les royaumes de l’enfer dans lesquels nos garçons pénètrent et sortent bravement, plutôt que des villes animées situées à une courte distance en voiture de l’endroit où nous vivons. 

Fauda s’appuie non seulement sur cette peur des espaces palestiniens, mais l’amplifie, la légitime et la normalise. Les Palestiniens sont représentés comme des créatures effrayantes et exotiques qui habitent des lieux où seuls les commandos osent s’aventurer. Le sionisme a réussi à transformer les Palestiniens en personnages exotiques dans leur propre patrie.

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Un argument clé qui ressort dans de nombreuses discussions à propos de Fauda est que cette série incarne en fait un programme humain, voire de gauche, parce qu’elle « dépeint la complexité » et montre que les gens de l’autre côté sont aussi des êtres humains. 

Cet argument mérite qu’on y réfléchisse un instant, afin d’analyser ce qu’il dit de nous, en tant qu’Israéliens, si, après tant d’années de notre régime violent sur des millions de Palestiniens privés de leurs droits, il faut nous rappeler qu’ils sont eux aussi des êtres humains. Mais l’échec moral plus profond dans cet argument est la symétrie qu’il pose : regardez, il y a des gens des deux côtés. 

Compte tenu de la réalité sous-jacente de Gaza, qu’un rapport de l’ONU publié il y a des années prédisait inhabitable d’ici 2020 – une prédiction qui s’est concrétisée plus tôt que prévu – il n’y a aucune symétrie.

D’un côté, il y a le lieu dont l’existence ploie depuis des décennies sous un régime de violence, de pauvreté, de destruction et de mort, provoqué par l’une des armées les plus puissances du monde ; de l’autre côté, cette armée conserve un contrôle absolu sur le destin de l’autre, sans intention de s’arrêter.

Par définition illégitime

Fauda a été créée par des gens qui ont joué un rôle actif dans ce régime de contrôle et d’abus. Cette série télévisée est le fruit de cette collaboration, et en tant que telle, elle est par définition illégitime. 

Il est immoral de transformer la souffrance de la victime en divertissement pour le persécuteur. Il est immoral de succomber à une dépendance à l’adrénaline au détriment de ceux qui sont dans la ligne de mire de nos armes.

Gaza n’est pas un décor pour une série dramatique ; c’est un endroit réel où vivent de vraies personnes qui vivent des souffrances indescriptibles que nous, Israéliens, leur imposons chaque jour. 

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Nous pourrions, par exemple, apprendre à connaître les voix des jeunes Gazaouis eux-mêmes via l’important site « We Are Not Numbers ». Oui, il est important de savoir ce qui se passe dans la bande de Gaza car elle se désintègre en état de siège, mais pas par le biais de divertissement pour les masses.

Il est facile de dire « au diable la politique et la morale » ou « il n’y a pas d’autre choix que de suivre la vague », mais on a toujours le choix.

Nous pouvons, par exemple, refuser de coopérer pour transformer les victimes en amusement pour les occupants ou en divertissement pour la communauté internationale, cette même communauté internationale qui a permis à l’occupation de perpétuer ces abus pendant tant d’années.

- Orly Noy est une journaliste et activiste politique basée à Jérusalem.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Orly Noy is the chair of B’Tselem – The Israeli Information Center for Human Rights in the Occupied Territories.
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