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L’offensive d’Israël sur Gaza est une extension de sa guerre sanglante à Jénine

Plutôt qu’une invasion à grande échelle du camp de réfugiés de Jénine, il semble qu’Israël ait décidé de s’attaquer à Gaza, où les factions de la résistance palestinienne sont bien plus présentes
Les sœurs d’Amjad Al-Fayed pleurent ce Palestinien de 17 ans lors de ses funérailles dans le camp de réfugiés de Jénine, le 21 mai 2022 (AFP)
Les sœurs d’Amjad Al-Fayed pleurent ce Palestinien de 17 ans lors de ses funérailles dans le camp de réfugiés de Jénine, le 21 mai 2022 (AFP)

La guerre d’Israël contre les mouvements de la résistance palestinienne (y compris le Jihad islamique à Gaza) n’a pas commencé il y a quelques jours. Elle a lieu depuis des mois à Jénine.

Il y a une guerre à Jénine, m’a dit il y a trois semaines un propriétaire de café lors de ma visite dans cette ville du Nord de la Cisjordanie occupée. Lorsque je lui ai demandé de s’expliquer, il a répondu : « Israël mène une guerre de bombardements et d’assassinats dans la ville. Les gens ripostent, tandis que l’Autorité palestinienne [AP] reste les bras ballants à regarder. »

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Jénine est désormais réputée échapper en grande partie au contrôle sécuritaire de l’Autorité palestinienne, et de son côté, Israël semble avoir changé de stratégie et délaissé les opérations militaires à grande échelle pour des assassinats ciblés d’activistes politiques. Les propos de ce propriétaire de café m’ont amené à me demander : pourquoi Jénine ?

La semaine dernière, Israël a procédé à l’arrestation de Bassam al-Saadi, cadre du Jihad islamique dans un raid qui a tué un jeune Palestinien.

Avant cela, en avril, un raid israélien à Jénine a tué un Palestinien et en a blessé treize autres. Toujours en avril, une autre opération a tué un adolescent palestinien et en a blessé trois autres.

Et le 11 mai, la journaliste d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh a été tuée alors qu’elle couvrait des événements dans le camp, suscitant une condamnation de la communauté internationale.

Mais les attaques ne se sont pas arrêtées là : en juin, une trentaine de véhicules militaires israéliens ont fait irruption à Jénine, les soldats ont encerclé une voiture dans l’est de la ville et ont ouvert le feu sur les quatre hommes à bord. Trois d’entre eux sont morts, le quatrième a été grièvement blessé.

Chaos dans les rues

Cette attaque a fait craindre une invasion israélienne à grande échelle du camp de réfugiés de Jénine, où les bras armés du Jihad islamique et du Fatah sont actifs. Mais il semble qu’Israël ait décidé à la place d’attaquer Gaza où le Jihad islamique est bien plus présent.

La jeunesse de Jénine est sous pression constante, aux prises avec les difficultés quotidiennes de la vie sous l’occupation.

Israël veut reléguer les dirigeants palestiniens à une administration civile qui ne fait que suivre les ordres d’Israël et n’a pas le pouvoir de réclamer des droits nationaux ou politiques

Les opérations militaires d’Israël dans la ville lui permettent de saper le contrôle sécuritaire de l’AP et sa crédibilité aux yeux de sa propre population car les dirigeants palestiniens n’arrivent pas à protéger ses citoyens les plus vulnérables. Plutôt qu’une réponse officielle, les Palestiniens de Jénine mènent des attaques à titre individuel contre des Israéliens.

Avec ces attaques sur Jénine, Israël espère atteindre deux objectifs : empêcher l’AP d’alléguer avoir le contrôle sur la sécurité dans la région et encourager d’autres acteurs (comme les tribus) à intervenir et à remplir le vide sécuritaire.

Par exemple, à Hébron, les tribus jouent un rôle essentiel pour maintenir la sécurité et résoudre les conflits. Contrairement à l’AP, les tribus offrent sécurité et stabilité à leurs membres sans réclamer de droits nationaux et politiques. C’est l’idéal pour Israël et il espère quelque chose de similaire à Jénine. 

Israël veut reléguer les dirigeants palestiniens à une administration civile qui ne fait que suivre les ordres d’Israël et n’a pas le pouvoir de réclamer des droits nationaux ou politiques.

De l’autre côté, l’AP observe calmement la situation à Jénine, pour montrer à Israël ce à quoi ressemblerait la ville – et peut-être certaines régions des territoires occupés – en l’absence de l’appareil sécuritaire de l’AP.

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L’AP espère qu’Israël échouera à Jénine pour que son contrôle sécuritaire devienne d’autant plus impératif. L’AP a construit sa crédibilité auprès des États-Unis sur la base d’être le seul parti qui peut offrir la sécurité en Cisjordanie occupée et la guerre à Jénine est l’occasion de prouver que sans elle, c’est le chaos.

Dans cette bataille en cours entre Israël et l’AP, les citoyens de Jénine sont absents de tout calcul.

Dans un contexte d’opérations agressives israéliennes et d’échec de l’AP à intervenir et à les protéger, certains se tournent vers la violence, seul recours pour combler le vide sécuritaire.

La population de Jénine, en particulier la jeunesse, se soulève contre sa marginalisation historique en raison des politiques de développement ratées de l’AP et des pays donateurs.

Dans un contexte de manque de perspectives d’emploi dans la ville, certains jeunes frustrés et démoralisés ont pris les armes, y voyant le seul moyen de retrouver leur dignité face aux énormes difficultés.

Une question d’identité

La révolution de Jénine n’est pas simplement une réponse aux opérations et attaques israéliennes. C’est également une question d’identité. La résistance contre les armées étrangères est profondément ancrée historiquement dans les esprits, les cœurs et les propos de la population locale.

Le principal champ de bataille du soulèvement de 1936 contre le mandat britannique fut Jénine, où les troupes britanniques ont tué le leader de la résistance Izz ad-Din al-Qassam. Un autre révolutionnaire important, le cheikh Farhan al-Saadi, a également été tué par l’armée britannique à Jénine.

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« Nous sommes les petits enfants d’al-Qassam », a déclaré quelqu’un au café lors de ma visite. « C’est qui nous sommes, nous ne pouvons pas garder le silence. »

Lors de la seconde Intifada, le camp de réfugiés de Jénine a mené la confrontation la plus acharnée avec Israël.

En avril 2002, les forces israéliennes ont fait irruption dans le camp, tuant plus d’une cinquantaine de Palestiniens. Une vingtaine de soldats israéliens ont également été tués au cours de cette opération. 

Beaucoup des jeunes de Jénine qui combattent aujourd’hui étaient des bébés, ou n’étaient même pas nés, lors de la seconde Intifada. Mais le passé résistant de la ville fait partie de leur identité et motive leurs actes révolutionnaires contre l’occupation israélienne.

Situé en périphérie de la Cisjordanie occupée, Jénine est géographiquement très proche d’Israël, ce qui facilite les opérations palestiniennes dans le pays. Et puisque les colonies israéliennes continuent à se développer en Cisjordanie, séparer les deux régions s’avère impossible.

Si vous vous promenez à Jénine, vous verrez la fierté et la dignité dans les yeux des gens. Malgré les circonstances difficiles et les perpétuels raids israéliens, les gens savent ce que cela signifie de ne pas avoir peur

Cela soulève de sérieuses inquiétudes à propos du mythe d’une solution à deux États, ouvrant la voie à ce que les analystes surnomment la « réalité à un seul État ». L’histoire, l’identité, la dignité, la marginalisation, la fin de la solution à deux États... tous ces facteurs semblent répondre à ma question initiale : pourquoi Jénine ?

Si vous vous promenez à Jénine, vous verrez la fierté et la dignité dans les yeux des gens. Malgré les circonstances difficiles et les perpétuels raids israéliens, les gens savent ce que cela signifie de ne pas avoir peur.

« Nous n’avons pas peur, Israël a peur de nous », affirme un habitant. La guerre n’a pas brisé la population de Jénine, elle n’a fait que la renforcer.

Ibrahim Fraihat est professeur adjoint en résolution de conflit international au Doha Institute for Graduate Studies. Il a été chercheur en politique étrangère à la Brookings Institution et a enseigné la résolution de conflit à l’Université de Georgetown et à l’Université George Washington. Parmi ses derniers ouvrages figurent Iran and Saudi Arabia:Taming a Chaotic Conflict (Edinburgh University Press, 2020), Unfinished Revolutions: Yemen, Libya, and Tunisia after the Arab Spring (Yale University Press, 2016). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @i_fraihat

- Reema Abu Ramadan est assistante d’enseignement et de recherche au Doha Institute for Graduate Studies.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Ibrahim Fraihat is an associate professor in international conflict resolution at the Doha Institute for Graduate Studies. He previously served as senior foreign policy fellow at the Brookings Institution, and taught conflict resolution at Georgetown University and George Washington University. His latest book publications include: Iran and Saudi Arabia: Taming a Chaotic Conflict (Edinburgh University Press, 2020), Unfinished Revolutions: Yemen, Libya, and Tunisia after the Arab Spring (Yale University Press, 2016) @i_fraihat
Reema Abu Ramadan, Research and Teaching Assistant at the Doha Institute for Graduate Studies.
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