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Canal de Suez : les Égyptiens d’un village négligé poussés sous les feux de la rampe par la crise

Depuis des années, les habitants de Manshiyet al-Rugola luttent pour joindre les deux bouts alors que la richesse mondiale passe à côté d’eux
Vue sur le porte-conteneurs Ever Given coincé dans le canal de Suez, le 29 mars (AFP)
Par Correspondant de MEE à SUEZ, Égypte

Dans un café du village de Manshiyet al-Rugola, les clients se préparent à regarder une confrontation entre l’Égypte et le Kenya au Moi Stadium, un match qualificatif pour la Coupe d’Afrique des nations 2022.

« Qu’est-ce qu’il se passe avec [le footballer Mohamed] Salah ? Il est comme ce bateau, coincé sur le dernier tiers du terrain », commente un client lorsque le Kenya revient au score.

En disant cela, Awad, commercial de 31 ans employé dans une usine de poisson, fait un geste vers le canal de Suez, où l’Ever Given, un porte-conteneurs de 400 mètres de long, était coincé depuis mardi dernier, interrompant le trafic sur l’une des routes commerciales les plus empruntées au monde.

« Si seulement une fraction des efforts pour remettre le bateau à flot pouvaient être entrepris pour résoudre les problèmes du village »

- Awad, habitant de Manshiyet al-Rugola

Awad est né à Manshiyet al-Rugola, village adjacent au canal où, depuis des décennies, les habitants regardent passer des bateaux transportant du pétrole, du gaz et d’autres cargaisons précieuses entre l’Asie et l’Europe.

Certains habitants de ce village pauvre ont observé avec amère ironie l’investissement massif en temps et en argent du gouvernement égyptien et des acteurs internationaux pour renflouer le navire, qui a été libéré lundi après-midi.

« Si seulement une fraction des efforts pour remettre le bateau à flot pouvaient être entrepris pour résoudre les problèmes du village », dit Awad.

L’attention du monde

Manshiyet al-Rugola est devenu célèbre la semaine dernière quand pour la première fois peut-être, son nom est apparu dans la presse internationale.

Ses habitants ont assurément été aux premières loges pour voir le porte-conteneurs coincé qui a mis les échanges mondiaux à cran.

Mais Manshiyet al-Rugola, situé à vingt minutes en voiture d’Arbain Square – l’un des endroits qui a vu naître le soulèvement de 2011 ayant conduit à la chute de Moubarak et à la mort de dizaines de manifestants dans des affrontements avec la police –, ressemble à l’un des villages sous-développés qui parsèment le pays.

Photo de l’Ever Given depuis un bâtiment du village de Manshiyet al-Rugola (AFP)
Photo de l’Ever Given depuis un bâtiment du village de Manshiyet al-Rugola (AFP)

Les chauffeurs de taxi refusent de pénétrer dans le village en raison des routes cahoteuses, faisant des tuk-tuk, des véhicules personnels et des attelages les seules options, tandis que l’évacuation des eaux usées constitue un problème visible.

Plusieurs bâtiments résidentiels en brique rouge, d’autres peint en jaune voyant, construits à côté de terres agricoles, sont illégaux, avec des compteurs d’eau et d’électricité volés.

Tamer, lycéen de 16 ans de Manshiyet al-Rugola, n’avait jamais vu d’étrangers dans sa vie jusqu’à ce que l’Ever Given ne se retrouve coincé dans le canal, bloquant des centaines de navires et perturbant les chaînes d’approvisionnement mondial.

« J’en ai vu énormément ces derniers jours. Beaucoup de belles femmes aussi parmi eux », confie-t-il à MEE en conduisant un tuk-tuk dans les rues non pavées de Suez pour se faire un peu d’argent afin de soutenir sa famille quand il n’est pas à l’école.

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Il les a vus faire signe depuis le pont des énormes navires qui parcourent le canal historique.

L’Ever Given n’a pas seulement rendu Manshiyet al-Rugola célèbre du jour au lendemain, il a également amené de nombreux policiers en civil dans ce village sous-développé.

« La ville n’avait pas vu une telle présence de membres de la sécurité et d’officiers en civil depuis les dernières élections », indique Samia, femme au foyer de 45 ans.

Son fils Hyaithm, 29 ans, plaisante alors qu’une voiture de police passe près de sa maison : « Nous sommes sûrs que notre président et l’armée vont résoudre ce problème et puniront les ‘’méchants’’ Frères [musulmans] pour leur rôle dans l’accident », dit-il en référence au président Abdel Fattah al-Sissi et à sa répression du groupe islamiste interdit.

Parmi le déluge de plaisanteries qu’à fait naître l’incident sur les réseaux sociaux, les Égyptiens s’amusent du fait que le gouvernement accusera sûrement le navire et son capitaine de faire partie d’un complot visant à écorner la réputation de l’Égypte, comme il en a l’habitude.

Pour Samia, le navire est un « invité lourd », expression idiomatique égyptienne désignant un visiteur inopportun.

« Nous avons l’habitude d’en voir de toutes sortes et de toutes tailles. Nous nous sommes réveillés mardi et l’avons trouvé échoué, peu désireux de partir », poursuit-elle.

Rêves d’émigration

Si une grande partie du monde était captivée par l’incident et son impact sur le commerce mondial, une attention moindre a été portée aux répercussions directes qu’il pourrait avoir sur l’économie égyptienne, qui dépend des milliards de dollars de recettes générées par le canal.

Samia dit craindre de potentielles répercussions sur l’économie, en observant toutefois que, jusqu’à présent, elle n’a pas constaté le moindre changement dans ses conditions de vie.

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« On entend constamment aux informations que c’est un gros problème et que la valeur du dollar pourrait en être affectée », rapporte-t-elle. « Espérons que notre amie [la livre égyptienne] ne change pas. »

Pour Tamer, qui de sa vie ne s’est rendu qu’à Alexandrie et sur la riche côte nord – où il a travaillé en tant que contrôleur de titres de transport –, le passage des navires dans le canal symbolise son espoir de partir un jour de Manshiyet al-Rugola.

Il a longtemps vu des navires transportant des produits qu’il n’a jamais eus aller et venir du monde entier. Alors un jour, il espère en faire autant, ajoutant que nombre de ses amis pensent également à l’émigration, même illégalement avec de faux papiers ou en prenant des bateaux vers l’Italie.

« J’ai entendu dire que ce bateau allait aux Pays-Bas. J’aimerais pouvoir y vivre et ne venir à Manshiyet al-Rugola qu’en vacances. »

* Les noms ont été changés pour des raisons de sécurité.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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