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À Ersal, les islamistes armés sont partis, mais l'État, lui, n’est toujours pas revenu

Middle East Eye s’est rendu à Ersal, ville libanaise frontalière de la Syrie, qui pendant trois ans, a vécu sous la loi des islamistes armés
Ali Ahmed Charo, ici avec son ami et sa fille, regrette que « tout Syrien résidant au Liban soit considéré comme terroriste par le régime » (MEE/Clotilde Bigot)

ERSAL, Liban – Pendant trois ans, Ersal, ville de 37 000 habitants à quinze kilomètres de la Syrie, a été le terrain d’affrontements et de règlements de comptes, entre groupes islamistes armés.

Les particularités de cette ville sont nombreuses. Les habitants sont sunnites, mais tous les villages aux alentours, chiites. Au plus haut de la crise des réfugiés syriens, Ersal a hébergé 120 000 déplacés. Ils sont aujourd’hui 56 000, la plupart agglutinés dans des tentes offertes par le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR).

« J’ai refusé de me présenter au poste de maire car j’aurais dû me voiler »

- Rima Karnabi, vice-présidente de la ville

En arrivant à Ersal, on est d’abord frappé par la poussière qui recouvre les rues. Les bâtiments sont assez vétustes sur les murs ont résisté parfois des tags pro-État islamique (EI). « On pense demander aux jeunes de peindre par-dessus », confie Rima Karnabi, vice-présidente de la ville, à Middle East Eye.

La maison de Rima, dont l’étage supérieur est toujours en travaux, est située sur les hauteurs de la ville et la vue y est imprenable. Le salon est couvert de tapis et de livres. Toute la famille s’est réunie et se montre très accueillante. Mère de six enfants, féministe, Rima a toujours refusé de se couvrir, comme le voulaient les hommes de l’EI.

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« Je sortais en manches courtes. On me disait de faire attention, mais je le faisais quand même », raconte-t-elle d’un air nonchalant. Son mari, Abdelhamid, lui, ne travaille plus. Il avait des terres sur les hauteurs de la ville mais n’y a plus accès. « Les djihadistes ont miné les terrains, certains habitants sont morts en tentant d’y accéder. »

Rima s’est présentée comme vice-présidente de la municipalité par choix. « Chaque candidat postule pour un poste, j’ai refusé de me présenter à celui de maire car j’aurais dû me voiler. Il fallait avoir de bonnes relations avec tout le monde, y compris avec les djihadistes, mais j’aurai été élue avec plus de voix que le maire ! », affirme-t-elle. Bassel al-Hojeiry, le maire actuel, soupçonné de détournements de fonds publics, « a été convoqué au parquet financier », précise Rima.

Vue sur Ersal (MEE/Clotilde Bigot)

Si la vice-présidente est entrée en politique, ce n’est pas par conviction personnelle. « On m’a encouragée à me présenter, surtout les femmes. J’ai fait une campagne éclair en 48 heures, mais je ne mesurais pas mon influence. Je voulais encourager les femmes à entrer en politique, non pas gagner les élections. »

Ancienne fleuriste, Rima a dû laisser son commerce de côté pour se consacrer à temps plein à son nouveau rôle, qu’elle concilie avec celui de mère. Et elle l’avoue, ne pensait pas « que ce serait aussi difficile ».

Rima Karnabi est la seule femme du conseil municipal, mais ce n’est pas ce qui la gêne le plus. Le plus difficile, selon elle, est de « travailler avec des hommes qui ne sont pas éduqués ».

En effet, très peu d’hommes au conseil ont terminé le lycée. Après son élection, elle a reçu « des SMS d’intimidation à trois reprises », mais aussi des menaces plus concrètes. « Des hommes venaient me voir directement à la sortie du conseil municipal », lui demandant de démissionner. « Des hommes de l’EI, proches de collègues du conseil municipal qui n’appréciaient pas mon travail », raconte-t-elle.

« Alors on s’en remet à la volonté divine… »

Après un déjeuner à discuter des affaires courantes, Rima part dans l’un des campements syriens de la ville. À l’entrée, une supérette est ouverte pour les déplacés mais la plupart des personnes présentes dans le camp n’ont pas de revenu et dépendent des organisations qui viennent distribuer des vivres.

Mohammad Hussein Omar est un de ses déplacés. Cet homme de 46 ans vit sous une tente depuis cinq ans. Il vient, comme la plupart des Syriens présents à Ersal, du Rif Quseir, une région agricole, frontalière avec le Liban, à une vingtaine de kilomètres de la ville.

« L’année 2017 a été pauvre en aides. Il y a deux mois, nous avons reçu un carton par foyer, mais rien depuis », raconte ce père de neuf enfants. « Alors on s’en remet à la volonté divine… », ajoute-t-il en levant les yeux au ciel.

Des combattants du Hezbollah placent des drapeaux libanais et du Hezbollah à Jurd Ersal, à la frontière Syrie-Liban, après leur victoire contre Fatah al-Cham, le 25 juillet 2017 (AFP)

L’arrivée de l’EI dans la ville n’a pas particulièrement changé son mode de vie mais les déplacements se sont compliqués. « Avant le début des affrontements avec les djihadistes en 2014, nous n’avions pas de problèmes. On pouvait se déplacer, passer les checkpoints de l’armée, prendre le bus pour sortir de la ville. Mais maintenant c’est terminé, même si ces derniers mois, on sent que les choses s’améliorent petit à petit », explique-t-il à MEE.

Le 18 juin, le Premier ministre Saad Hariri annonce que « les forces régulières mèneront une opération bien planifiée dans le jurd [hauteurs] d’Ersal » afin de chasser les islamistes armés de Fatah al-Cham (ancien Front al-Nosra, affilié à al-Qaïda).

Quelques jours plus tard, le Hezbollah lance l’attaque. L’armée prise de court, sécurise la ville et ses abords, pour empêcher l’infiltration de renforts aux islamistes armés. La bataille se termine huit jours plus tard, et les 120 km2 pris par les combattants récupérés. Le Hezbollah conclut alors un accord avec les chefs et prévoit l’évacuation des combattants, en échange du retour de cinq du parti chiite.

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Un convoi d’une centaine de bus quitte donc Ersal début août, en direction d’Idleb, ville où se trouvent d’autres combattants du Fatah al-Cham. Au total, près de 7 800 personnes, dont 1 200 combattants, accompagnés de leurs familles, mais aussi des civils syriens, ont ainsi pu quitter la région.

Ces retours de civils sont plutôt rares et ne témoignent pas de la volonté générale des Syriens qui vivent à Ersal. Comme Mohammed l’explique, « même si nous souhaitons vivement rentrer en Syrie, ce serait pour rentrer dans le Rif Quseir pour travailler la terre à nouveau, non pas à Idleb, je ne viens pas de là-bas ! »

Un autre habitant du campement, Ahmad Ali Charo, 40 ans, lui aussi originaire du Rif, s’emporte : « Pourquoi voudriez-vous que je rentre en Syrie ? Le régime me considère comme terroriste, alors que je n’ai rien à me reprocher. » Selon lui, « tout Syrien résidant au Liban est considéré comme terroriste par le régime ».

Installé à Ersal depuis 2012, il déplore la situation sécuritaire. « On n’ose plus se déplacer depuis les événements. Avant, on allait à Laboué [localité chiite voisine], mais maintenant on nous interdit souvent de nous déplacer. Il faut prendre un bus pour s’acheter un seul médicament. Je demande un allègement des mesures sécuritaires. »

Pendant l’occupation des islamistes armés, certaines ONG faisaient passer les colis humanitaires avec des personnes « dites de confiance », explique Ahmad. « Mais les colis arrivaient ouverts, et quasiment vides ! » Plusieurs autres habitants racontent la même histoire en reconnaissant qu’aujourd’hui, la situation s’améliore, la Croix-Rouge ayant désormais accès à la ville.

Ersal retrouve peu à peu l’aspect d’une ville comme une autre au Liban, même si, toujours encerclée de check-points, son accès reste difficile et contrôlé. Et tous les habitants, libanais ou syriens disent ne souhaiter maintenant qu’une seule chose, le retour de l'État.

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