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En Irak, un Ramadan révolutionnaire au temps du COVID-19

Des dizaines de manifestants célèbrent le Ramadan sur la place Tahrir de Bagdad, épicentre de la contestation en Irak. Ce mois de jeûne est aussi celui de la concertation afin de garantir un retour de leur « révolution » après la pandémie
Les manifestants vivant dans les tentes de la rue Saadoun, qui mène à la place Tahrir de Bagdad, rompent le jeûne tous ensemble (MEE/Sarah-Samya Anfis)
Par Sarah-Samya Anfis à BAGDAD, Irak

Quelques heures avant le coucher du soleil, la place Tahrir de Bagdad résonne aux sons des marmites et des réchauds à gaz. De part et d’autre de la rue Saadoun, les « yalla » en cuisine s’intensifient à mesure que la rupture du jeûne approche.

Les uns font mijoter la soupe de lentilles, les autres préparent le riz et la platée de légumes. Les moins dégourdis en cuisine sont chargés de disposer les tapis au sol pour accueillir une tablée longue d’une vingtaine de mètres.

Ces manifestants vivent sur la place Tahrir depuis le début de la contestation en Irak. Ils y ont tissé des liens d’amitiés et ont, pour certains, trouvé une seconde famille. Pour eux, ce mois de jeûne du Ramadan ne ressemble à aucun autre, comme l’explique Ali Mohammed, comédien de 23 ans.

« En temps normal, le Ramadan, c’est l’intimité de la sphère familiale. Mais ici, nous sommes aussi une famille. Tahrir, c’est aussi notre maison, c’est juste un peu plus grand. »

« Ici, nous avons des sunnites, des chiites, des chrétiens, des athées, mais ce qui nous unit, ce sont nos origines, la patrie dont nous sommes fiers »

- Ali Mohammed, 23 ans

Ce mois de jeûne, une obligation religieuse observée par les musulmans pratiquants, est aussi celui d’une ouverture à l’autre, tout particulièrement sur la place Tahrir, où les manifestants sont de toutes confessions et, pour certains, non croyants.

« Ce n’est pas qu’une question de pratique religieuse. Pour nous, ce Ramadan, c’est partager notre héritage culturel irakien, nos traditions tous ensemble. Ici, nous avons des sunnites, des chiites, des chrétiens, des athées, mais ce qui nous unit, ce sont nos origines, la patrie dont nous sommes fiers », explique Ali à Middle East Eye.

Mutjaba Abbas, 24 ans, le visage long et les cheveux raides, sort de sa tente pour jeter un coup d’œil en cuisine. Cet étudiant à l’Institut des arts de Bagdad ne jeûne pas mais, tout comme ses amis pratiquants, il salue ce Ramadan célébré sur le sol de la contestation. 

« Je ne jeûne pas, car je suis athée. Le Ramadan, je ne vois pas ça comme un moment d’introspection ou de spiritualité, à vrai dire. Le Ramadan, c’est un moment où je joue à des jeux traditionnels avec mes amis, c’est faire revivre une histoire culturelle commune », déclare-t-il à Middle East Eye.  

Mutjaba et ses amis se racontent des anecdotes de leurs Ramadans avec leurs familles respectives. Des moments drôles mais aussi des moments plus douloureux.

Des manifestants irakiens effectuent les prières nocturnes du tarawih après la rupture du jeûne, dans une tente de la rue Saadoun (MEE-Sarah-Samya Anfis)
Des manifestants irakiens effectuent les prières nocturnes du tarawih après la rupture du jeûne, dans une tente de la rue Saadoun (MEE/Sarah-Samya Anfis)

Ali, lui, a choisi de faire perdurer une tradition qui se perd dans le monde arabe. Pendant ce mois sacré, la coutume veut qu’un joueur de tambours, le mesaharati, réveille les fidèles avant le début du jeûne.

Vêtu d’une dishdasha, un habit traditionnel, il a la lourde tâche de réveiller les manifestants pour le dernier repas avant le lever du soleil, sillonnant les artères de la place à coups de tambour.

« Pendant le Ramadan, j’ai toujours jeté des tomates sur les joueurs de tambour parce que je ne supportais pas d’être réveillé. Mais maintenant, c’est moi le joueur de tambour. J’aime participer à cette ambiance festive du Ramadan et faire perdurer nos traditions », confie-t-il.

« La révolution de la faim »

Désertés par les manifestants depuis la mi-mars en raison du couvre-feu visant à endiguer la pandémie de COVID-19 en Irak, les artères de la place Tahrir se sont tues, mais les tentes qu’elles accueillent sur son sol restent, elles, toujours actives.

Dans leur tente rafraîchie par un climatiseur électrique, Mujtaba et ses amis préparent un retour de « la révolution d’octobre » après le Ramadan.

« Les sadristes ne nous acceptent pas […] Par le passé, ils m’ont menacé de mort parce que j’avais les cheveux longs […] Donc clairement, ce n’est pas le Ramadan qui va nous rapprocher. On ne peut pas discuter avec eux »

- Mutjaba Abbas, 24 ans

Pourtant, le climat d’insécurité qui règne sur la place Tahrir, en raison notamment des violences répétées des partisans du leader chiite Moqtada Sadr contre les manifestants anti-pouvoir, ont contraint nombre d’entre eux à déserter les lieux depuis fin janvier. 

« Les sadristes ne nous acceptent pas. Ces gens peuvent me tuer parce que je suis athée. Par le passé, ils m’ont menacé de mort parce que j’avais les cheveux longs. […] Donc clairement, ce n’est pas le Ramadan qui va nous rapprocher. On ne peut pas discuter avec eux », regrette-il, le visage fermé.

Pour ces manifestants, pas de doute que les Irakiens réinvestiront la place Tahrir après la levée totale du couvre-feu, prévu le 22 mai prochain.

Pour Karar Jassir, manifestant de 22 ans, aux cheveux longs lui aussi et aux yeux en amande, le spectre d’une banqueroute en Irak devrait encourager les protestataires à réinvestir la rue, malgré le climat d’insécurité.

Depuis la mi-mars, les travailleurs journaliers, le secteur informel ou encore le bâtiment sont à l’arrêt. Seuls les fonctionnaires et quelques exceptions perçoivent encore un salaire. Ces dernières semaines, l’épidémie de COVID-19 a précarisé de larges pans de la population, dans un pays où 20 % des Irakiens vivent sous le seuil de pauvreté.

« Depuis le couvre-feu, les gens ne peuvent plus payer leur loyer ou nourrir leur famille, car beaucoup sont payés à la journée ou au mois », explique Karar à Middle East Eye. 

Les fonctionnaires pourraient bientôt connaître le même sort avec la chute libre des cours du pétrole. L’Irak tire plus de 90 % de ses recettes des ventes pétrolières, qui financent aux trois quarts les salaires et les frais de fonctionnement des administrations.

L’État irakien, dont le déficit mensuel s’élève à quatre milliards de dollars, pourrait être dans l’incapacité de payer ses huit millions de fonctionnaires et pensionnés dans un futur proche.

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Pour Karar, la crise économique que traverse l’Irak va alimenter la colère populaire contre ses dirigeants.

« Les Irakiens préparent leur retour sur la place Tahrir, notamment via les réseaux sociaux. Je pense qu’au moins 50 % de la population irakienne va passer sous le seuil de pauvreté à cause du couvre-feu et de la chute des cours du pétrole ».

Le visage inquiet, le jeune homme détaille les enjeux auxquels sont confrontés les Irakiens depuis des décennies.

« Nous sommes entièrement dépendants du pétrole parce que nos gouvernements successifs n’ont jamais investi dans d’autres secteurs économiques et n’ont pas développé les industries. Sans oublier la corruption et le clientélisme. »

La classe politique, qu’il juge incompétente et corrompue, payera le prix fort de ces années de négligences.

« Ce modèle montre ses limites et c’est le peuple irakien qui va en souffrir. Les Irakiens n’auront bientôt plus de quoi nourrir leurs familles. Alors ils vont revenir à Tahrir et ça sera une révolution de la faim », assure Karar.

Un confinement sur place

La soirée se poursuit avec le mhebies, un jeu traditionnel né à Bagdad et très populaire pendant le Ramadan. Les manifestants forment deux équipes pour débuter un tournoi.

« Les Irakiens préparent leur retour sur la place Tahrir […] Je pense qu’au moins 50 % de la population irakienne va passer sous le seuil de pauvreté à cause du couvre-feu et de la chute des cours du pétrole »

- Karar Jassir, 22 ans

« C’est vieux de 300 ou 400 ans. Le jeu consiste à cacher une bague dans la paume de l’une des deux mains et le joueur de l’équipe adversaire doit deviner dans quelle main celle-ci se cache. À Tahrir, les gagnants remportent des pâtisseries », précise Karar.

Les manifestants se sont engagés mutuellement à « se désinfecter les mains régulièrement et stériliser la bague après chaque partie ».

Depuis le couvre-feu décrété à la mi-mars pour endiguer la pandémie de COVID-19 en Irak, ces manifestants ont choisi de se confiner dans les tentes de la place Tahrir dans l’espoir d’une reprise de la contestation.

Bien conscients des risques de propagation du virus, ils ont adopté plusieurs mesures préventives.

« Nous ne quittons jamais la place Tahrir, c’est comme si nous étions confinés à la maison. Quand l’un de nous doit sortir d’ici pour faire les courses par exemple, nous sommes toujours équipés d’un masque et de gants. Et quand des personnes extérieures viennent sur la place – ceux qui ne dorment pas ici –, on applique des gestes barrières pour ne prendre aucun risque », explique le jeune homme.  

Le temps du jeûne est aussi celui de la concertation. Ces Irakiens, réunis en assemblées générales chaque semaine, s’organisent pour relancer la contestation, malgré l’incertitude quant à l’évolution de la pandémie de COVID-19 dans le pays.

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