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Leïla Slimani : « Les jeunes Marocains sont fatigués par la chape de plomb qui pèse sur la parole »

Invitée du salon du livre de Paris qui s’ouvre ce jeudi et met à l’honneur le Maroc, l’écrivaine, prix Goncourt 2016, s’apprête à sortir un livre-enquête sur la sexualité dans son pays
Leïla Slimani, prix Goncourt 2016, sera présente au salon du livre de Paris qui se tient jusqu'au 27 mars (Reuters)
Par MEE

« Au Maroc, pendant très longtemps, en particulier sous le règne de Hassan II, on n’a pas du tout valorisé la lecture, parce qu’on craint toujours celui qui va porter un stylo, celui qui va se plonger dans les livres, parce que c’est quelqu’un qui peut remettre en cause les fondamentaux et les autorités. »

Invitée de l’émission culturelle Boomerang, sur France Inter, Leïla Slimani, prix Goncourt 2016 pour son deuxième roman Chanson douce, bientôt adapté au cinéma par Maïwenn, a longuement évoqué la lecture dans son pays d’origine, le Maroc.

« Malheureusement, les Marocains lisent très très peu », regrette-t-elle. « Il y a un problème d’analphabétisme [il touche 32 % de la population selon les chiffres officiels], en particulier pour les femmes, en particulier dans le monde rural. Et puis la lecture n’est pas valorisée. Parce que valoriser la lecture, c’est valoriser l’esprit critique. C'est aussi un acte subversif. »

Au Maroc, l’analphabétisme touche 32 % de la population, surtout des femmes et surtout en milieu rural (MEE/Rik Goverde)

La romancière, présente au salon du livre qui s’ouvre ce jeudi à Paris, explique aussi que le rapport au livre au Maroc est un rapport de « par cœur », dans la tradition et l’héritage des écoles coraniques. « On a peut-être moins [qu’en France] ce rapport au roman. J’espère que c’est quelque chose qui va se développer et que le ministère de la Culture va mener une politique pour le livre et la lecture », ajoute-t-elle.

C’est en tout cas, selon l’auteure, un besoin exprimé par la jeune génération « fatiguée » par « la langue de bois », « cette chape de plomb » qui « pèse beaucoup sur la parole ». « Les jeunes ont une espèce de gratitude envers ceux qui percent les abcès, qui s’arrogent le droit d’écrire et expriment de manière claire et nette leurs opinions. »

Lors des rencontres avec ses lecteurs, ces mêmes jeunes, raconte-t-elle, n’hésitent pas à venir lui demander des conseils. « Ils sont inquiets parce qu’ils ont le sentiment qu’écrire est quelque chose de dangereux, c’est se mettre à nu, peut-être se mettre à dos sa famille, sa communauté (…) dans des sociétés où on est très conditionné à ne pas déplaire, aux bonnes mœurs. »

Leïla Slimani et Abdellah Taïa ont fait la couverture du magazine marocain L’Officiel, sorti en mars

Pour autant, estime-t-elle, la parole littéraire « reste une parole libre ». Et de citer en exemple Abdellah Taïa, l’écrivain marocain qui a revendiqué publiquement son homosexualité, auteur notamment de Lettres à un jeune Marocain, régulièrement invité dans son pays.

Les thèmes dont Leïla Slimani s’empare dans ses écrits – la féminité, la maternité, la sexualité – ne sont à ses yeux pas forcément « des tabous » au Maroc, juste « des sujets sous-investis ». En 2014, dans son premier roman Dans le jardin de l’ogre, elle racontait l’histoire d’une jeune épouse et mère de famille qui sombre dans l’addiction sexuelle.

« Ces cinquantaines dernières années, les auteurs hommes ont plutôt écrit sur la décolonisation, l’histoire, la guerre, des sujets considérés comme plus nobles en littérature ». Elle se dit toutefois « heureuse » qu’un roman comme Chanson douce, « qui investit un sujet très quotidien, très banal comme la maternité puisse être considéré comme universel ».

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Son prochain livre, Sexe et mensonges, sortira cette année aux Arènes. Il ne s’agit pas d’un roman mais d’une enquête « sur la sexualité des jeunes au Maroc et le malaise d’une société écartelée entre le sexe dans le mariage accepté socialement, et les pratiques sexuelles hors mariage ou hors-la-loi qui sont niées, notamment la prostitution, l'homosexualité, le tourisme sexuel » annonce l’éditeur.

« C’était une volonté presque politique, un engagement de ma part de faire entendre la voix de ces femmes qu’on n’entend jamais », défend-elle. « Je peux comprendre, entendre le modèle de société dont parlent les conservateurs, je peux comprendre leur puritanisme mais ce que je ne supporte pas, c’est qu’ils disent que tout va bien dans le meilleur des mondes et que les souffrances des homosexuels et des femmes ne sont que marginales. »

L’écrivaine est connue pour sa liberté de ton : en novembre dernier, lors de la remise du prix Goncourt à Paris, elle avait appelé les Marocains à se rebeller contre la « législation moyenâgeuse » qui les maintient « sous une chape de plomb ».

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