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« Agressés et détroussés », des Libanais inquiets achètent des armes sur fond de criminalité galopante

Alors que l’économie s’effondre et que la criminalité augmente, les citoyens font ce qu’ils considéraient autrefois inimaginable : ils s’arment
Un homme vole des couches et de la petite monnaie dans une pharmacie de Beyrouth (capture d’écran)
Un homme vole des couches et de la petite monnaie dans une pharmacie de Beyrouth (capture d’écran)
Par Kareem Chehayeb à BEYROUTH, Liban

« Allez, mets-les dans le sac ! », ordonne l’homme au masque chirurgical qui tient un pistolet. « Tu essaies de gagner du temps ? Montre-moi la caisse ! » 

Il ne s’agit pas d’un braquage de banque dans un Liban à court de liquidités, mais d’un homme volant des couches et de la petite monnaie dans une pharmacie locale.

La semaine dernière, dans une autre pharmacie située dans la banlieue de Jdeideh au nord de Beyrouth, un homme a fouillé la caisse en agitant un pistolet, réclamant tout le liquide possible. 

Un soldat en patrouille a remarqué le remue-ménage. Il est entré et a appréhendé le jeune homme de 24 ans. 

Cette criminalité urbaine semble s’être aggravée, conséquence de la crise économique au Liban, et certains habitants de plus en plus inquiets envisagent ce qui était autrefois inimaginable pour eux : acheter une arme.

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Sous couvert d’anonymat, deux habitants partagent leur histoire avec Middle East Eye et expliquent pourquoi ils ont décidé de sauter le pas. 

« En un mois, j’ai entendu parler de plusieurs personnes agressées et détroussées », raconte Nidal* à MEE. « L’anarchie prévaut. J’ai ressenti le besoin de me protéger. »

Comme beaucoup d’autres Libanais, Nidal a retiré tout ce qu’il pouvait en liquide de son compte bancaire avant la mise en œuvre des restrictions sur les retraits en dollars américains fin septembre 2019, provoquant une panique à l’échelle nationale. 

Mais maintenant qu’il a son argent chez lui, et comme il vit seul, Nidal a réalisé que, comme beaucoup d’autres, il pourrait désormais être en danger. 

L’arme de Nidal, qu’il a achetée 500 dollars, vaut désormais plus de cinq fois le salaire minimum libanais.

La devise libanaise a également perdu 80 % de sa valeur depuis le début des manifestations contre le gouvernement en octobre 2019. Au moins 55 % de la population libanaise vit dans la pauvreté selon l’ONU, et la confiance en un sauvetage du FMI s’est amenuisée depuis que les négociations en demi-teinte ont été suspendues en juillet. 

Venant s’ajouter à cette spirale, une énorme explosion sur le port de Beyrouth le 4 août a fait environ 200 morts, plus de 6 000 blessés et 300 000 sans-abris. 

Hassan Diab, alors Premier ministre, a démissionné moins d’une semaine plus tard.

Avec l’aggravation de la situation économique et l’augmentation de la criminalité, Nour* – comme Nidal – craignait pour sa sécurité. 

« J’ai pensé acheter une arme lorsque la situation sécuritaire a commencé à se détériorer », témoigne-t-il.

« Je tire sur des cibles pour passer le temps »

« Je tire sur des cibles pour passer le temps – et je suis un très bon tireur – mais je n’aurais jamais imaginé devoir posséder une arme jusqu’à présent. »

Nour a acheté un Vzor 70, un pistolet semi-automatique de fabrication tchèque. 

Son prix, précise-t-il, a explosé. « L’arme que j’avais coûtait 300 dollars auparavant, elle en coûte désormais 700. »

Trouver quelqu’un pour lui vendre une arme n’avait rien à voir avec une scène d’un film hollywoodien – il a suffi d’en parler à ses proches et à des chasseurs. 

Ce fut encore plus banal pour Nidal. « C’était facile », confie-t-il à MEE. « Je connaissais [déjà] quelqu’un qui vendait des [armes]. » 

Un récent article paru dans le quotidien koweïti al-Anba indique que le marché des armes informelles au Liban est « florissant ». 

Les prix grimpent en flèche et les vendeurs d’armes n’acceptent que des paiements en dollars américains et en liquide. Mais malgré ces exigences qui grèvent les budgets, la demande reste élevée. 

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Une source sécuritaire affirme à MEE qu’il y a eu une augmentation de l’activité sur le marché. 

« Lorsque la situation est tendue, il y a une augmentation des ventes. La situation [économique] affecte bien entendu la situation sécuritaire. » 

Cela étant dit, notre source précise que les agences de sécurité du pays continuent d’appréhender les criminels et sont en mesure de garder le contrôle. 

« Ce sont des choses que nous continuerons à surveiller », ajoute-t-elle.

Dans le même temps, les agences de sécurité du Liban ont bien plus à faire que de s’occuper des vols à main armée alors que la situation se détériore.

Les affrontements entre différents groupes politiques et communautés ont connu ces derniers temps un regain dans plusieurs régions alors que la crise économique a ravivé les tensions politiques. 

Le 20 août, des affrontements ont eu lieu à Khalde et Nabaa, à l’extérieur de Beyrouth, ainsi qu’à Saadnayel, dans la vallée de la Bekaa, tout cela en moins de 24 heures. 

À Nabaa, une bannière du leader des Forces libanaises chrétiennes, Samir Geagea, a été incendiée à la suite de l’incendie d’une bannière commémorant la fête musulmane chiite de l’Achoura. 

À Khalde, des affrontements entre les partisans du Hezbollah et des clans sunnites ont éclaté après ce qui semble être la levée d’un drapeau pour l’Achoura, faisant deux morts. 

Les affrontements entre différents groupes politiques et communautés ont connu ces derniers temps un regain dans plusieurs régions

Plus tôt cette semaine, des partisans des deux principaux partis chrétiens du Liban, les Forces libanaises et le Courant patriotique libre se sont affrontés devant le siège de ce dernier à Sin el-Fil (banlieue de Beyrouth). 

Tous ces actes de violence ont requis l’intervention de l’armée libanaise ou des forces de sécurité.

Le 8 septembre, les États-Unis ont sanctionné d’anciens ministres de partis étroitement liés au Hezbollah, ce qui semble avoir compromis les efforts du président français Emmanuel Macron pour aider le Premier ministre désigné Mustapha Adib à former un nouveau gouvernement.

Alors qu’aucun signe ne laisse entrevoir la fin des crises économique et politique au Liban, qu’ont pensé les amis et familles de Nidal et Nour à propos de leur décision de porter une arme ? 

Nidal a choisi de ne pas le dire à tout le monde. 

« Seuls quelques amis le savent, [mais] ils ont été surpris car ils savent que je déteste ces choses », confie-t-il. « Puis j’ai expliqué mon point de vue [et] ils sont tombés d’accord avec moi. »

La réponse de Nour est un peu différente.

« Il y a eu toutes sortes de réactions – j’ai eu des amis qui ont flippé », rapporte-t-elle à MEE en riant. « Mais j’ai également des amis qui pensent faire la même chose. »

* Les noms ont été modifiés

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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