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Au Liban, les produits sont devenus si chers que même les magasins ne peuvent plus les acheter

Alors que la devise libanaise ne cesse de perdre de la valeur, de nombreux articles de base manquent dans les rayons des supermarchés
Selon le ministre libanais de l’Économie, 60 % de la population vivra en dessous du seuil de pauvreté d’ici la fin de l’année (MEE/Lynn Chaya)
Par Kareem Chehayeb à BEYROUTH et HAMMANA, Liban et Lynn Chaya

« Vous pouvez prendre des photos de tout ce que vous voulez », indique à Middle East Eye le directeur d’une succursale d’une grande chaîne de supermarchés au Liban. « Hormis les étiquettes de prix. » 

Pendant ce temps, un client au téléphone demande : « Le prix d’une boîte a grimpé jusqu’à 9 000 livres, devrais-je quand même m’en procurer une ? »

Du banal à l’insensé, les épiceries sont devenues un microcosme représentatif de l’escalade de la crise économique au Liban ces dernières semaines.

« Tout le monde souffre d’une manière ou d’une autre »

- Abdel-Rahman al-Zein, diplômé en architecture

L’instabilité monétaire a entraîné des hausses soudaines des prix. Alors que les prix de certains articles ont triplé voire quadruplé, les acheteurs paniqués se sont précipités pour faire le plein d’articles, craignant de n’être bientôt plus en mesure de se les payer.

Abdel-Rahman al-Zein, diplômé en architecture de 24 ans de la ville de Sidon, dans le sud du pays, explique à MEE que les rayons vides dans les supermarchés deviennent monnaie courante.

« Les prix dans les épiceries sont devenus extrêmement élevés », souligne-t-il avec inquiétude. « Tout le monde souffre d’une manière ou d’une autre. »

Abdel-Rahman explique que beaucoup de Libanais ne peuvent plus se permettre d’acheter de la viande et n’achètent plus autant de fruits qu’avant, car ils sont désormais considérés comme un luxe. 

En avril, un travailleur social dans cette ville du sud déclarait à MEE que les prix avaient augmenté jusqu’à 60 %, mais les choses ont encore empiré depuis.

La crise monétaire libanaise continue d’échapper à tout contrôle, alors que les taux du marché noir règnent en maître. Fin avril, l’anxiété économique s’est transformée en manifestations de masse et en frénésie, la valeur de la livre libanaise chutant pour atteindre environ 4 000 livres le dollar.

Dans la grande chaîne de magasin d’alimentation Spinneys, ce qui reste de l’ancien stock de pain à 1 500 livres est maintenant une « promotion spéciale » (MEE/Lynn Chaya)
Dans la grande chaîne de magasin d’alimentation Spinneys, ce qui reste de l’ancien stock de pain à 1 500 livres est maintenant une « promotion spéciale » (MEE/Lynn Chaya)

Aujourd’hui, les cours du marché noir continuent d’osciller autour de 9 000 livres libanaises le dollar, ce qui signifie que la monnaie locale – officiellement fixée à 1 500 livres le dollar – a perdu plus de 80 % de sa valeur en moins d’un an.

Il est désormais courant de voir dans les épiceries une abondance de produits agricoles d’un côté et, de l’autre, une pénurie de pain, de farine, de riz et d’aliments non périssables.

« On peut passer une semaine entière sans trouver de farine », rapporte Joelle Bassoul, mère de deux enfants, à MEE.

Cette habitante de Beyrouth ajoute que ce genre d’achat motivé par la panique est du jamais vu, même pendant la guerre civile de 1975 à 1990.

« C’est une chose à laquelle nous ne sommes pas habitués. »

Files d’attente pour les soupes populaires

Bien que récemment exacerbées, les craintes de pénuries de blé dues à l’instabilité de la devise ne sont toutefois pas nouvelles, car le pays importe du blé en dollar américain et le commercialise en livre.

En fait, une semaine avant le début du soulèvement de masse qui a ébranlé le pays en octobre dernier, les meuniers du Liban avaient menacé de faire grève, craignant que les pénuries de dollars ne paralysent leurs moyens de subsistance.

Depuis, aucune solution viable n’est en vue : des boulangeries ont fermé leurs portes, et d’autres ont menacé de faire de même. Fin juin, de longues files d’attente pour les soupes populaires pouvaient être vues à travers le pays.

Dans les magasins d’alimentation, le pain reste rare, même dans les grandes chaînes. Pour tenter d’apaiser les inquiétudes des meuniers, le ministre de l’Économie Raoul Nehme a augmenté le prix partiellement subventionné du pain de 33 %, passant de 1 500 livres à 2 000 livres pour 900 grammes.

« Vous voulez de l’eau fraîche ? Il n’y en a pas. Il n’y a pas eu d’électricité de toute la journée »

- Un commerçant de Beyrouth

Dans la grande chaîne de magasin d’alimentation Spinneys, ce qui reste de l’ancien stock de pain à 1 500 livres est maintenant une « promotion spéciale ». Quelques pains sont posés sur une étagère assez vide, face à un étal coloré et débordant de fruits et légumes.

Pour les propriétaires de petits magasins, la gestion d’une épicerie est devenue une tâche ardue. Dans la rue Hamra à Beyrouth, un homme d’âge moyen s’appuie contre sa petite devanture.

« Vous voulez de l’eau fraîche ? Il n’y en a pas », dit-il à MEE. « Il n’y a pas eu d’électricité de toute la journée. » L’homme, dont les étagères sont presque entièrement vides, refuse d’être interviewé.

Dans la ville montagneuse de Hammana, à 26 kilomètres de là, Fadi Aboulhosn estime que la fermeture de son modeste magasin serait plus efficace sur le plan économique que d’essayer d’écouler le reste de son stock, car les prix grimpent en flèche et les gens achètent moins.

« Il y a une diminution d’environ 40 % du nombre de personnes qui font leurs courses », indique-t-il.

« Les clients venaient à mon supermarché avec en moyenne 100 dollars à dépenser, mais maintenant ils arrivent avec 20 dollars. »

Fadi Aboulhosn dans sa boutique avec un client (MEE/Lynn Chaya)
Fadi Aboulhosn dans sa boutique avec un client (MEE/Lynn Chaya)

La pandémie de COVID-19 a été un coup dur pour un pays déjà « embourbé dans la pire crise financière de son histoire », affirme Malak Jaafar, porte-parole du Programme alimentaire mondial (PAM) pour le Liban, dans un communiqué, ajoutant que 163 000 ménages – près d’un million de personnes – vivent en dessous du seuil de pauvreté alimentaire.   

« Entre septembre 2019 et mai 2020, le PAM a enregistré une augmentation de 56 % du prix du panier de huit produits alimentaires de base », comme le riz, le sel, le sucre et l’huile de tournesol.

L’organisation onusienne s’efforce de fournir une aide alimentaire à quelque 50 000 familles libanaises – environ 250 000 personnes, selon Jaafar.

Bien qu’un effort ait été fourni pour promouvoir les aliments et articles ménagers produits localement, Fadi Aboulhosn indique que ces produits ont également vu leur prix augmenter.

« Ces lingettes pour les mains que j’ai l’habitude d’acheter auprès d’une entreprise libanaise m’étaient vendues 800 livres et je les revendais 1 250 livres », explique-t-il. « Elles me sont maintenant vendues 11 500 livres. »

Pauvreté alimentaire

À Beyrouth, le Premier ministre Hassan Diab, aux côtés du ministre de l’Économie et ministre de l’Intérieur, Mohamed Fehmi, a visité quelques supermarchés. 

« Une hausse de 70 % des prix est écartée », s’indignait Diab.

Mais c’était en avril.

Fin mai, dans une tribune du Washington Post, le Premier ministre libanais a admis qu’une crise alimentaire se profilait à l’horizon. Blâmant la mauvaise gestion politique, la crise économique et l’impact du confinement dû au coronavirus, Diab a déclaré : « Beaucoup de Libanais ont déjà cessé d’acheter de la viande, des fruits et des légumes, et pourraient bientôt avoir des difficultés à acheter ne serait-ce que du pain. »

Aujourd’hui, avec la crise alimentaire toujours aussi intense, le gouverneur de la Banque centrale Riad Salameh affirme que des efforts seront faits pour contrer l’impact du marché noir sur les prix alimentaires.

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Salameh a récemment déclaré que les importations de près de 300 produits alimentaires seraient subventionnées au taux de change en vigueur dans les banques libanaises, c’est-à-dire à 3 900 livres libanaises le dollar – une inflation beaucoup plus clémente avec les taux officiels de 1 500 livres le dollar que le taux sur le marché noir d’environ 9 000 livres le dollar. Il a ajouté que les importations de blé resteraient au taux officiel.

Quand ou comment cela sera mis en œuvre n’a pas encore été fixé, mais les ménages libanais restent méfiants et préoccupés.

Les pénuries de carburant ont entraîné une augmentation des coupures d’électricité et une augmentation des prix des générateurs, conjuguées à des pénuries de médicaments non résolues dans les hôpitaux et à des hausses de prix dans d’autres secteurs.

Le ministre de l’Économie a admis qu’environ 60 % de la population vivrait en dessous du seuil de pauvreté d’ici la fin de l’année, une sinistre perspective.

Malak Jaafar, du PAM, explique que des réformes de grande envergure, dans les secteurs de la production alimentaire, du commerce, de l’agriculture et de l’environnement, sont nécessaires pour obtenir une sécurité alimentaire durable au Liban.

« [Il] faudra que tous les acteurs s’engagent dans un plus large éventail de réflexions et de réformes », estime-t-elle. « La sécurité alimentaire […] devrait également être considérée comme un point de départ critique et un catalyseur de réforme en général. »

Le gouvernement et les dirigeants libanais ont promis pendant des années d’adopter des réformes radicales pour rendre l’économie viable à nouveau et gagner la confiance de la communauté internationale et des investisseurs. Alors que les négociations du Fonds monétaire international (FMI) s’arrêtent après près de deux mois de négociations au point mort, il n’est pas surprenant que la population mécontente reste prudente – voire cynique.

Joelle Bassoul explique que faire ses courses aujourd’hui n’est plus une tâche banale et que c’est devenu un sujet de discussion souvent anxiogène entre mères.

« Auparavant, nous parlions de ce que nous trouvions et qui comportait certains ingrédients, pour être conscientes des ingrédients pour nos enfants », dit-elle. « Mais maintenant, nous parlons juste des options les moins chères.

« Vous allez désormais au supermarché avec votre liste de courses sans avoir la garantie de tout pouvoir acheter. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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