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Sofia, ou les tourments des mères célibataires marocaines

En racontant les difficultés auxquelles est confrontée une femme qui donne naissance à un enfant en dehors du mariage, la réalisatrice Meryem Benm’ Barek dresse le portrait d’un pays en quête de justice sociale
Le film Sofia a remporté le prix du scénario dans la catégorie « Un certain regard » lors du dernier festival de Cannes (Wiame Haddad)

Sofia, brillamment interprétée par Maha Alemi, perd les eaux dans sa cuisine. Aussitôt, la vie de cette bnet el-familia (jeune femme respectueuse des traditions) bascule dans l’illégalité.

Au Maroc, l’article 490 du code pénal indique que « sont punies d’emprisonnement d’un mois à un an toutes personnes de sexe différent qui, n’étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ». Sofia n’est pas mariée. Avec sa cousine Léna, étudiante en médecine issue d’un milieu aisé, elle va devoir faire face à la brutalité des institutions. 

Délit de grossesse

À l’instar des 150 femmes qui accouchent hors mariage chaque jour au Maroc, Sofia subit les jugements de l’ensemble de la société marocaine sur sa situation. Elle fait face, par exemple, au regard réprobateur de cette fonctionnaire qui ne lui autorise pas l’entrée à l’hôpital sans la présentation de la carte d’identité d’un époux.

Sofia parviendra à accoucher, en toute clandestinité, dans un hôpital de l’autre bout de la ville. Une clandestinité qui devient le maître-mot pour désigner la nouvelle vie de la jeune mère célibataire.

Elle donne naissance à sa petite fille dans une petite chambre d’hôpital miteuse, sombre, confinée, dont les murs semblent l’écraser. Tout au long de l’œuvre, le personnage de Sofia sera d’ailleurs filmé dans des espaces sombres et étroits, une manière de symboliser sa marginalisation progressive de la société marocaine.

Après l’hôpital, c’est la police qu’il faut affronter. Lors d’une scène kafkaïenne, le personnage répond à une série de questions, toutes plus intimes les unes que les autres, posées par un commissaire qui n’a pas de visage, dont nous ne connaissons que la voix, comme pour caractériser ces normes impersonnelles, trop formelles et inhumaines, qui assaillent toute une société.

Une double peine

L’exclusion de Sofia n’est pas seulement le fait des institutions de l’État. Elle prend également place dans la sphère sociale et familiale. La caméra de Meryem Benm’ Barek dénonce une société marocaine sclérosée par les non-dits et par la peur de la hchouma (honte ou pudeur).  

À la venue de l’enfant, les critiques de tante Leila fusent : « Tes parents sont anéantis. Tu les as humiliés ». Chaque accusation pèse lourd, non pas seulement sur l’individu accusé, mais sur toute sa famille. L’individualité semble annihilée pour laisser place à une société tribale. La faute d’un membre du groupe peut entraîner la désapprobation et le discrédit sur soi, mais également sur la totalité de son clan.

Première rencontre entre les familles de Sofia et Omar (dossier de presse)
Les dialogues comportent de nombreux sous-entendus et non-dits. La majeure partie de ce sous-texte concerne les autres. Ces autres à qui on ne doit rien dire. Ces autres à qui on doit tout prouver.

Le personnage de Sofia porte son enfant tel un fardeau. À l’exception d’une unique scène chez le pédiatre, le visage du nouveau-né ne sera jamais dévoilé. Sofia n’aura aucune interaction avec sa fille. À la manière de la lettre A écarlate qu’est condamnée à porter Hester Prynne dans le célèbre roman de Nathaniel Hawthorne, Sofia semble condamnée à supporter le poids de sa faute et à subir les jugements de gardiens autoproclamés des mœurs établies.

Un panorama du Maroc contemporain

Pour mieux dresser le portrait de la société marocaine, l’œuvre ne s’arrête pas aux tourments vécus par Sofia et son entourage proche. Le personnage de Léna vient compléter le tableau en incarnant cette bourgeoisie marocaine, parfaitement francophone, qui porte un regard occidental sur sa propre société. Sa vision idéaliste du monde se heurte à la complexité des dynamiques sociales marocaines dont sa condition privilégiée l’avait préservée.

Sofia et Omar lors de la cérémonie de mariage civile (Wiame Haddad)

À contrario, Sofia et Omar, le père de l’enfant, représentent une jeunesse marocaine sacrifiée et livrée à elle-même. Le jeune Omar, interprété avec brio par Hamza Khafif, incarne cette génération précarisée qui erre dans les cafés, complètement fragilisée par la société. Sous fond de drame familial, le film dresse une enquête sociologique pertinente d’un pays encore traversé par de fortes inégalités socio-économiques.

Sofia, sorti au Maroc le 19 septembre, a remporté le prix du scénario dans la catégorie « Un certain regard » lors du dernier festival de Cannes.

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