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Une célèbre journaliste d’Al Jazeera victime d’un complot fomenté par un prince saoudien 

Une enquête d’un journal allemand révèle comment la très influente journaliste d’Al Jazeera Ghada Oueiss a été victime d’une campagne de haine sur Twitter, orchestrée par des responsables saoudiens 
La journaliste d’Al Jazeera Ghada Oueiss a déposé plainte fin 2020 aux États-Unis contre, notamment, le prince Sattam ben Khalid al-Saoud, Saoud al-Qahtani et des ressortissants américains (Twitter)
La journaliste d’Al Jazeera Ghada Oueiss a déposé plainte fin 2020 aux États-Unis contre, notamment, le prince Sattam ben Khalid al-Saoud, Saoud al-Qahtani et des ressortissants américains (Twitter)
Par MEE

Une célèbre journaliste et présentatrice libanaise d’Al Jazeera, Ghada Oueiss, a été victime du piratage de ses données, via le logiciel Pegasus, par un « prince saoudien», selon de nouvelles révélations du quotidien allemand Die Zeit

Selon ce média, le 15 avril 2020, « des intrus ont volé au moins 43,32 mégaoctets de données personnelles sur le téléphone d’Oueiss. Cela a déclenché ce qu’un officier saoudien décrira plus tard comme une ‘’vendetta’’. Des photos intimes d’Oueiss ont commencé à circuler sur Internet, et elle a été insultée, agressée et diffamée. Cela a plongé Oueiss dans une crise existentielle ».

Un prince saoudien impliqué

« Qui, cependant, se donnerait la peine d’utiliser de telles méthodes pour attaquer un éminent présentateur de télévision ? Qui veut faire du mal à Ghada Oueiss ? », se demande Die Zeit, qui reconnaît que « la piste mène au royaume d’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, mais aussi à un réseau de partisans de Trump aux États-Unis. Cela mène à un monde d’intrigues, d’intérêts géopolitiques et de services de renseignement ».

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Les enquêteurs de ce grand journal allemand ont pu, grâce à une source, « écouter des enregistrements de conversations internes entre des participants présumés [à ce piratage] et consulter des photos, des preuves de flux d’argent, des billets d’avion et des conversations suggérant qu’un prince de la famille royale saoudienne était impliqué dans l’attaque ».

D’après ces investigations, c’est lors d’un dîner, au Billionaire Club du luxueux Taj Hotel à Dubaï, fin avril 2019 – d’après des communications entre deux Américaines écoutées par Die Zeit – qu’a été décidé d’espionner le téléphone de Ghada Oueiss, pour diffuser ensuite ses photos personnelles « dans le monde entier via un réseau de supporteurs aux États-Unis, en Europe et au Moyen-Orient ». 

La discussion autour de ce dîner se déroula également, selon Die Zeit, entre deux employés de la société de cyber-espionnage émiratie DarkMatter et deux Saoudiens, dont l’un serait « un confident de Saoud al-Qahtani [impliqué dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi], ancien collaborateur du prince héritier Mohammed ben Salmane, décrit comme un ‘’exécuteur fidèle des ordres du roi et du prince héritier’’ ».   

L’autre Saoudien serait le prince Sattam ben Khalid al-Saoud. « Pour terminer la soirée, il y avait deux strip-teaseuses russes servant des boissons alcoolisées », précise Die Zeit. Le prince a fait parler de lui après avoir enlevé à son épouse française, qui vivait à Paris, leur fille pour l’emmener à Riyad.

Son épouse a écrit un livre pour dénoncer son ex-mari le prince, Rendez-moi ma fille, et en janvier 2021, un tribunal parisien a accordé la garde à la mère et ordonné au prince de laisser partir sa fille. « Mais cela n’est jamais arrivé. En août 2021, la femme du prince est décédée en tombant de la fenêtre d’un appartement parisien. Une enquête a conclu qu’elle était tombée en essayant de grimper d’une fenêtre à l’autre », rappelle Die Zeit.

« Torture psychologique »

Selon le même média, qui s’appuie sur des communications téléphoniques de l’Américaine Sharon Collins – une analyste dans l’immobilier en Floride, pro-Trump et menant des campagnes pro-Arabie saoudite sur Twitter pour lesquelles elle était payée –, c’est le prince Sattam ben Khalid al-Saoud « qui avait payé les pirates ». 

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Sharon Collins mènera une campagne de dénigrement contre la journaliste Ghada Oueiss. Elle avait été auparavant remarquée par les Saoudiens pour ses tweets et a même été reçue en Arabie saoudite par… Saoud al-Qahtani. 

Le 19 avril, quatre jours après le piratage du téléphone de Ghada Oueiss, un compte anonyme sur Twitter, @uncareer1 (désactivé depuis), qui avait peu de followers, est vite devenu viral et massivement partagé par des « Saoudiens fidèles au gouvernement ».

Des sites ont également diffusé les images privées et piratées de la journaliste d’Al Jazeera, les présentant comme « choquantes », « immorales », etc. « La campagne a pris de l’ampleur. Le 9 juin 2020, [la journaliste] a été mentionnée dans plus de 1 500 tweets, avec les mentions ‘’pute’’, ‘’salope’’ et ‘’prostituée’’, et ce sont les insultes les plus sobres qui lui sont adressées », note Die Zeit

« Parmi ceux qui ont diffusé les photos piratées, il y avait Sharon Collins. Elle a écrit que la journaliste s’était ‘’vendue à des terroristes pour obtenir une histoire’’. Une connaissance de Collins, également membre du réseau, a allégué que le père d’Oueiss avait été un ‘’agent israélien’’ », poursuit le journal allemand. Images et photomontages ont été retweetés en quelques heures 40 000 fois ! 

Cette campagne a fait traverser à Ghada Oueiss une période difficile. « Pendant un certain temps, elle était incapable de faire des choses simples comme appeler des amis au téléphone, partir en voyage ou même lire les nouvelles », rapporte Die Zeit.

« Il y avait des jours où je ne pouvais même pas faire mon travail tellement j’étais vidée de toute énergie », témoigne la journaliste dans les colonnes du journal allemand, évoquant une véritable « torture psychologique ».

« Il y avait des jours où je ne pouvais même pas faire mon travail parce que j’étais tellement vidée de toute énergie »

 - Ghada Oueiss, journaliste à Al Jazeera

« Parfois, elle reste éveillée dans son lit en pensant à ce que ses ennemis pourraient lui faire. Peu de temps avant son assassinat, Jamal Khashoggi lui avait dit de ne pas laisser les hostilités publiques l’affecter », précise le quotidien.

Passé le choc, Ghada Oueiss a contre-attaqué, d’abord en publiant une tribune dans le Washington Post intitulée « Je suis une femme journaliste au Moyen-Orient. Je ne serai pas réduite au silence par les attaques en ligne ».

Elle a également déposé plainte, fin 2020, aux États-Unis contre, notamment, Sattam ben Khalid al-Saoud, Saoud al-Qahtani, Sharon Collins et d’autres ressortissants américains impliqués dans la campagne de haine la ciblant.

Dans cette plainte, rapporte Libération à l’époque, on peut lire que « l’attaque préméditée visait à détruire la réputation, la vie personnelle et la carrière de Ghada Oueiss. [Il s’agit] d’un travail coordonné par les gouvernements d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis ». 

« Ils n’ont aucune preuve de piratage de son téléphone »

Le fait que la justice américaine soit saisie inquiète Sharon Collins qui, dans une conversation téléphonique, confie à un officier de l’armée saoudienne : « Les Saoudiens sont couverts, mais nous, les Américains, nous sommes noyés. »

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Toujours selon les écoutes obtenues par Die Zeit, Sharon Collins a également exprimé ses inquiétudes au prince Sattam ben Khalid al-Saoud. Ce dernier, pour la rassurer, lui a répondu : « Ils n’ont aucune preuve de piratage de son téléphone [en parlant de Ghada Oueiss] ou de ces conneries. Ils n’ont rien. Nous ne sommes pas une simple agence de renseignement ou n’importe qui. »

Il lui a aussi rapporté ce qu’un responsable du gouvernement saoudien aurait déclaré à son sujet : « Nous connaissons Sharon, elle était une partisane, nous n’oublierons pas. » Et quand Collins insiste sur sa peur des poursuites aux États-Unis – qui pourrait lui faire perdre la garde de sa fille –, le prince Sattam la rassure encore une fois : « L’Arabie saoudite est le plus grand allié des États-Unis dans la région ! »

« Mais peut-être que les Saoudiens prétendument intouchables ne sont finalement pas aussi sacro-saints. Les autorités américaines se sont intéressées à l’affaire, et la plainte civile pourrait être suivie d’une affaire pénale. L’extradition des responsables est bien sûr peu probable, mais un mandat d’arrêt international mettrait fin aux courts séjours à Paris, Londres ou New York. Si cela se produisait, ce serait un cas rare de punition douloureuse infligée en réponse à l’utilisation d’une cyberarme », estime Die Zeit. 

Le quotidien résume : « L’affaire Oueiss est un exemple classique de guerre psychologique menée par des régimes répressifs à l’ère numérique et des dangers posés par les cyberarmes. »

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