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Élection en Égypte : les personnes vulnérables contraintes de signer les pétitions de soutien à Sissi

En Égypte, des bénéficiaires d’allocations affirment avoir été menacés de la suspension de leurs versements s’ils ne signaient pas les pétitions visant à désigner Abdel Fattah al-Sissi comme candidat à la présidentielle
Un partisan d’Abel Fatah al-Sissi près d’une bannière représentant le président égyptien lors des préparatifs d’un rassemblement pour soutenir sa candidature à Gizeh, le 2 octobre (Reuters)
Un partisan d’Abel Fatah al-Sissi près d’une bannière représentant le président égyptien lors des préparatifs d’un rassemblement pour soutenir sa candidature à Gizeh, le 2 octobre (Reuters)
Par Shahenda Naguib à LE CAIRE, Égypte

En Égypte, des fonctionnaires et bénéficiaires du principal programme gouvernemental d’allocations pour les pauvres sont contraints de signer les pétitions de soutien au président Abdel-Fattah al-Sissi pour que celui-ci conserve son poste jusqu’en 2030, alors que le pays se prépare pour les élections présidentielles.

L’autorité électorale nationale a annoncé le mois dernier les dates des élections, prévues entre le 10 et le 12 décembre, et les nominations pour les élections devraient avoir lieu entre le 5 et le 14 octobre.

Selon les règles de l’autorité, pour qu’un candidat puisse se présenter à l’élection présidentielle, il doit être soutenu par au moins 20 membres de la Chambre des représentants ou par pas moins de 25 000 citoyens disposant du droit de vote dans au moins 15 gouvernorats (avec un minimum d’un millier dans chaque gouvernorat).

Si Sissi peut aisément obtenir le soutien du Parlement, dominé par ses partisans du Parti du futur de la nation (PFN), les agences du gouvernement se sont engagées dans une campagne nationale visant à collecter des signatures en faveur du président en place, lequel a confirmé lundi qu’il postulerait à un troisième mandat. 

Selon les témoignages recueillis par Middle East Eye, ces signatures s’accompagnent d’intimidation et de pots-de-vin, malgré les dénégations des médias publics qui assurent que ces pétitions pour la candidature de Sissi sont libres.

Pas moins de six personnes différentes ont raconté à MEE qu’elles avaient été menacées, soudoyées ou contraintes de se rendre dans les bureaux pour signer la pétition de soutien à la candidature de Sissi.

Ces témoignages correspondent à des signalements sur les réseaux sociaux suggérant que le programme Takaful et Karama (un système de sécurité sociale financé par l’État) suspend les pensions mensuelles et les nouvelles inscriptions au programme jusqu’à ce que les bénéficiaires éventuels ou actuels signent les pétitions de soutien à Sissi.

« Nous devions montrer et photocopier notre dossier [de soutien à Sissi] afin d’obtenir notre pension »

- Om Omnia, femme de ménage dans une crèche

Takaful et Karama est le programme d’allocations phare de la présidence Sissi. Financé par l’UNICEF et la Banque mondiale, il bénéficie à 22 millions de personnes, dont 75 % sont des femmes des milieux socioéconomiques les plus vulnérables du pays.

Om Omnia (51 ans), femme de ménage dans une crèche, indique à MEE que sa pension de septembre a été prise en otage jusqu’à ce qu’elle présente une signature en soutien à Sissi. Elle vit dans l’un des quartiers les plus pauvres du Caire, Ain Shams.

Elle raconte qu’elle et des dizaines d’autres ont dû se présenter aux bureaux du PFN.

« On nous a dit de nous rassembler devant le bâtiment [du PFN] et de s’inscrire. Puis, on nous a fait monter dans des bus à destination du bureau le plus proche pour voter pour Sissi », relate-t-elle. « Nous devions montrer et photocopier notre dossier [de soutien] afin d’obtenir notre pension Takaful [et Karama] pour septembre. »

Des vidéos et la couverture par les médias publics mettent l’accent sur des scènes où on voit des dizaines de personnes arrivant aux bureaux d’enregistrement pour soutenir Sissi, lesquelles sont pour la plupart des individus de plus de 50 ans issus des milieux pauvres du pays.

Tahani, veuve de 54 ans et vendeuse de rue au Caire, a vécu un scénario similaire. Elle perçoit 550 livres égyptiennes (17 euros) par mois dans le cadre du programme Takaful et Karama.

Son assistante sociale l’a appelée pour signaler un problème avec la carte bancaire utilisée pour recevoir sa pension, et lui a dit qu’elle devait signer la pétition pour que le problème soit résolu.

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« On est restés au soleil pendant trois heures à attendre notre tour. [On était] principalement des divorcées, des veuves et des malades du cancer ou du rein », décrit-elle.

« Si je n’ai pas ces 550 livres, je ne pourrai pas nourrir mes enfants ou acheter mes médicaments antidiabétiques. »

Abu Emad est un plombier à la retraite à Louxor qui cherche à percevoir la pension Takaful. Il indique que les fonctionnaires ont exigé la pétition de soutien comme prérequis pour remplir la demande.

« J’essaie de faire la demande pour cette pension depuis huit mois, mais le personnel du ministère des Solidarités nous a dit que les demandes ne seraient ouvertes qu’à partir d’aujourd’hui et que nous “pourrions” obtenir les pensions après l’élection », confie-t-il à MEE par téléphone.

Dans l’un de ses discours à l’occasion d’une conférence financée par l’État et organisée dans la nouvelle capitale administrative, Sissi a qualifié samedi ses opposants de « menteurs, saboteurs et malveillants ». Ses détracteurs s’interrogent sur les milliards dépensés pour les projets d’infrastructures entrepris par le président alors que de nombreux Égyptiens ont du mal à joindre les deux bouts. 

« Vous autres Égyptiens, n’osez pas dire que vous préféreriez manger plutôt que de construire et progresser », a clamé Sissi. « Si le prix du progrès et de la prospérité de la nation est d’avoir faim et soif, alors ne mangeons pas et ne buvons pas », a-t-il ajouté.

Fonctionnaires menacés

Les fonctionnaires sont eux-aussi contraints de signer les pétitions en faveur de Sissi.

Atef (49 ans), employé au ministère de l’Agriculture, explique que ses chefs ont contraint l’ensemble du personnel de son bureau à constituer quatre équipes pour qu’ils puissent tous aller signer les pétitions de soutien.

« Le chef, membre du Parti du futur de la nation, s’est montré menaçant en prévenant que nous devions tous y aller “ou bien”, laissant entendre qu’on serait interrogés par la sécurité de l’État qui a des bureaux dans le bâtiment », déclare-t-il. 

« Je n’aime pas le président parce qu’il nous a rendu pauvres, ma famille et moi. J’ai dit au chef que j’allais soutenir quelqu’un d’autre et [mon chef] m’a menacé de prison et d’accusation de terrorisme. »

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Mona al-Sayyad, employée par le ministère de l’Éducation à Alexandrie, a rencontré la même situation. Elle a fait l’objet d’intimidations de ses supérieurs pour présenter un reçu de signature de la pétition de soutien ; sinon, son congé médical serait rejeté.

Elle soutient Ahmed Tantawi, ancien député et ancien chef du parti nassériste Karama, qui a été le premier à annoncer son intention de se présenter à la présidence en mai.

« Je le choisirai aux élections lorsque j’aurai plus de liberté, même si je dois falsifier un congé maladie », précise-t-elle.

Tantawi est la personnalité d’opposition la plus véhémente qui espère se présenter contre Sissi, avec une popularité croissante chez les jeunes et les personnes affectées par la grave crise économique en Égypte.

Tantawi s’est engagé à libérer les prisonniers politiques, à renforcer les filets de sécurité sociale et à établir un climat social et politique sain qui engloberait les Égyptiens de toutes les affiliations politiques. 

Lundi, il a condamné la suggestion de Sissi selon laquelle les Égyptiens devaient mourir de faim pour le progrès de la nation. 

S’adressant directement au président, il a écrit : « De fait, des Égyptiens sont morts de faim sous votre régime à cause de votre administration. Ils n’ont pas vu le développement promis. »

Tantawi accuse par ailleurs Sissi de diffuser des mensonges et de multiplier « les gratte-ciels, les villes et les palaces dans le désert, même si cela se fait au détriment des Égyptiens [lambda] et de leur droit à une vie décente et à l’éducation ».

« [Le gouvernement] a privé les citoyens de protection sociale, laissant deux tiers des Égyptiens sous le seuil de pauvreté ou presque, tandis que les conditions de vie des autres se sont dangereusement détériorées », poursuit-il.

Middle East Eye a contacté l’autorité électorale pour demander si elle avait reçu des signalements d’infraction et de corruption. Un responsable a renvoyé MEE vers le Service d’information de l’État, qui s’est refusé à tout commentaire. 

Un membre du PFN à Aboukir, dans le gouvernorat d’Alexandrie, soutient à MEE que « les retraités et les personnes âgées ont besoin de conseils et d’aide vis-à-vis des procédures complexes et c’est ce dont s’occupe le parti ».

Ce membre du parti, qui a requis l’anonymat, assure que les allégations de corruption sont fausses et diffusées par des partisans des candidats de l’opposition.

Crise économique

L’élection présidentielle en Égypte, pays de 109 millions d’habitants, aura lieu dans un contexte de grave crise économique qui a vu la livre égyptienne perdre la moitié de sa valeur face au dollar, engendrant une inflation record et des pénuries de devises étrangères. 

En août, l’inflation annuelle atteignait près de 40 % selon les chiffres officiels, entraînant de nouveaux Égyptiens près ou sous le seuil de pauvreté.

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Si la crise financière a de nombreuses causes, parmi lesquelles la pandémie de covid-19 et la guerre en Ukraine, les personnalités de l’opposition et des économistes pointent la mainmise croissante de l’armée sur l’économie depuis le coup d’État de Sissi en 2013, lequel a chassé le gouvernement élu démocratiquement de Mohamed Morsi.

Sissi a été triomphalement réélu pour un second mandat lors des élections de 2018 avec 97 % des voix contre un seul candidat (lui-même soutien de Sissi), après que tous les candidats d’opposition sérieux ont été arrêtés ou exclus, notamment par le biais d’intimidations.

En 2019, des amendements constitutionnels ont offert à l’ancien général de 68 ans la possibilité de se présenter pour faire deux mandats supplémentaires et ont porté la durée du mandat présidentiel de quatre à six ans. 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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