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Shireen Abu Akleh : comment les médias occidentaux reprennent la propagande israélienne

La presse occidentale est critiquée pour sa couverture du meurtre de la journaliste palestinienne d’Al Jazeera, largement inspirée des éléments de langage israéliens
Shireen Abu Akleh était une icône en Palestine et dans une grande partie du monde arabe pour sa couverture des territoires occupés (Illustration/MEE)
Par Azad Essa à NEW YORK, États-Unis d’Amérique

Mercredi matin, les forces israéliennes ont abattu Shireen Abu Akleh, journaliste palestinienne chevronnée et correspondante d’Al Jazeera Arabic, devant le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie occupée. 

Shireen Abu Akleh (51 ans) a été abattue par un sniper alors qu’elle venait couvrir un raid israélien du camp. Son employeur, le réseau d’information qatari Al Jazeera, a dénoncé « un meurtre flagrant, en violation des lois et normes internationales ». Au moment des coups de feu, elle portait un gilet qui l’identifiait clairement comme faisant partie de la presse. 

Plusieurs autres journalistes, notamment la collaboratrice de Middle East Eye Shatha Hanaysha, ont été témoins de cet incident, au cours duquel son collègue Ali al-Sammoudi a été touché dans le dos.

Shireen Abu Akleh a été transférée à l’hôpital Ibn Sina de Jénine où son décès a été prononcé. 

Alors que la nouvelle de sa mort se répandait, le gouvernement israélien s’est lancé dans une série de déclarations et vidéos contredisant les événements qui ont conduit à sa mort.

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Le ministère israélien des Affaires étrangères a de son côté publié une vidéo dans laquelle il a affirmé que des « terroristes palestiniens, tirant à l’aveugle, [avaient] probablement touché la journaliste d’Al Jazeera Shireen Abu [Akleh] ».

Exactement une heure après cette déclaration, le gouvernement israélien a publié un communiqué au nom du Premier ministre Naftali Bennett dans lequel son cabinet tentait de diffuser davantage la responsabilité, ajoutant un nuage d’incertitude sur ce meurtre.

« Selon les informations dont on dispose, il apparaît probable que des Palestiniens armés – qui tiraient à l’aveugle à ce moment-là – sont responsables du tragique décès de la journaliste », a déclaré Bennett.

Dans le même temps, Hananya Naftali, influenceur israélien qui travaille avec l’ancien Premier ministre Benyamin Netanyahou, a également publié de nombreux messages sur les réseaux sociaux dans lesquels il affirme à tort que Shireen Abu Akleh a été inhumée presque immédiatement « parce que l’Autorité palestinienne veut dissimuler la vérité ».

Une demi-heure plus tard, il est revenu sur cette allégation aussi. Shireen Abu Akleh doit être enterrée ce vendredi.

Les médias mainstream occidentaux n’ont pas tardé à présenter la nouvelle du meurtre de la journaliste comme une information dont les contours étaient à éclaircir.

Pour Huwaida Arraf, activiste palestino-américaine de longue date et candidate au Congrès, cela n’a rien de surprenant.

« La machine de propagande israélienne joue un rôle important ici. Ils ont délibérément brouillé les faits et présenté de fausses informations que les médias mainstream reprennent fidèlement », déclare-t-elle à Middle East Eye.

« Affrontements » et « balles palestiniennes »

Dans son récit du meurtre de la journaliste, le quotidien britannique The Guardian rapporte qu’Al Jazeera « accuse » Israël d’avoir tué l’une de ses journalistes, contrebalançant immédiatement cette affirmation en répétant la position israélienne selon laquelle la journaliste « aurait été touchée par des tirs palestiniens ».

Tandis que les « accusations » d’Al Jazeera sont corroborées par les récits des témoins, la réplique des Israéliens alléguant que les faits se sont produits au milieu d’affrontements ou en conséquence d’échanges de tirs palestiniens n’est absolument pas étayée.

De même, l’agence de presse américaine Associated Press a écrit qu’Abu Akleh avait été « tuée dans une fusillade », dissimulant à dessein les solides allégations selon lesquelles un sniper israélien l’avait tuée.

L’article faisait également écho aux arguments israéliens évoquant des « circonstances chaotiques », reléguant l’affirmation d’Al Jazeera d’« assassinat ciblé » au rang d’hyperbole. 

Toutefois, la couverture la plus alarmante est celle du New York Times qui, non seulement a suivi le narratif officiel d’Israël, mais a donné une version erronée du communiqué officiel d’Al Jazeera.

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« Al Jazeera signale que l’une de ses journalistes a été tuée dans la ville cisjordanienne de Jénine lors d’affrontements entre les forces israéliennes et des tireurs palestiniens », a écrit le Times. Or, Al Jazeera ne mentionnait aucun affrontement dans son communiqué.

Plus tard mercredi, le New York Times a publié un erratum, expliquant avoir « déformé » les commentaires d’Al Jazeera.

« [Al Jazeera] a déclaré qu’elle avait été tuée par les forces israéliennes dans la ville cisjordanienne de Jénine ; il n’a pas dit qu’elle avait été tuée lors d’affrontements entre les forces israéliennes et des tireurs palestiniens », précise l’erratum à la fin de l’article.

« Au moment où les corrections sont faites, les gens ne font plus attention. Dans ce cas, énormément de journalistes présents lorsque Shireen a été tuée ont assuré sans la moindre incertitude que c’étaient les Israéliens qui leur avaient tiré dessus », insiste Huwaida Arraf.

Même si le Times a publié un erratum, cette référence erronée à des affrontements entre les forces israéliennes et des combattants palestiniens est restée dans l’article.

Le Times n’a retiré que son attribution à Al Jazeera. En fait, jeudi après-midi, l’article professait encore qu’il restait des incertitudes sur le déroulé des événements et que des affrontements étaient en cours lorsque la fusillade s’est produite.

« Les circonstances entourant la mort de la journaliste palestino-américaine Shireen Abu Akleh ne sont pas claires dans l’immédiat, mais elle a eu lieu pendant des affrontements entre l’armée israélienne et des Palestiniens armés dans la ville », écrit le Times

Le New York Times n’avait pas répondu aux sollicitations de MEE au moment de la publication.

Indignation 

La couverture médiatique mainstream de la mort de Shireen Abu Akleh a affligé les activistes pour les droits des Palestiniens aux États-Unis.

Cette indignation tient principalement au fait de savoir que la violence israélienne se poursuit sans relâche et sans que justice soit faite.

Selon Reporters sans frontières, au moins 144 journalistes palestiniens ont été blessés par les forces israéliennes à travers la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est depuis 2018.

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En mai 2021, les frappes aériennes israéliennes sur Gaza ont détruit la tour al-Jalaa, qui abritait les bureaux d’un certain nombre d’organes de presse locaux et internationaux comme Middle East Eye, Al Jazeera et Associated Press.

Fin avril 2022, une plainte officielle a été déposée auprès de la Cour pénale internationale, alléguant qu’Israël « vise systématiquement » les journalistes palestiniens et que l’absence d’enquête sur leur mort constitue des crimes de guerre. 

« L’hypocrisie de la couverture médiatique mainstream s’est affichée clairement lorsque les journalistes ont couvert positivement la façon dont les civils ukrainiens fabriquaient et utilisaient des cocktails molotov, présentée comme une forme de résistance courageuse. Les soldats israéliens abattent des enfants palestiniens qui tiennent des cocktails molotov mais on n’entend pas un mot de la part de ces mêmes journalistes », déplore Arraf.

Même si l’armée israélienne n’a pas encore conclu son enquête, ne publiant que des conclusions préliminaires, elle continue de mettre en avant le message selon lequel il y a des signes indiquant que Shireen Abu Akleh a été tuée par des tirs palestiniens. 

Un responsable israélien non identifié a déclaré à Haaretz que ce « déluge de communication » avait déjà influencé les principales sources d’information, notamment Associated Press, Sky News, la BBC et l’Agence France Presse (AFP).

Ce responsable indique que ces agences – qui avaient d’abord annoncé que la journaliste avait été tuée par un tir israélien – signalaient désormais que les circonstances de sa mort faisaient l’objet d’une enquête.

Reprise des arguments israéliens

Nerdeen Kiswani, coprésidente de Within Our Lifetime, organisation palestino-américaine de la jeunesse basée à New York, juge la couverture des médias mainstream « à vomir, douloureuse et blessante ».

« Ils ne disent même pas qui l’a tuée. Ils disent simplement qu’elle est morte ou qu’elle a été touchée par une balle mais ils n’imputent pas vraiment sa mort aux responsables dans cette situation », déclare-t-elle à MEE.

« Et c’est dévastateur parce qu’elle a passé toute sa vie à mettre en lumière les violences israéliennes et le colonialisme israélien contre le peuple palestinien. Et lorsqu’ils lui ôtent la vie, les médias mainstream ne font même pas preuve de la diligence raisonnable en rapportant simplement qui l’a tuée. »

En réponse à la couverture du Times, Jewish Voice for Peace (JVP), organisation antisioniste opposée à l’occupation israélienne, a appelé ses membres à écrire aux rédacteurs du journal pour exiger une meilleure couverture.

« Les reportages biaisés comme celui-ci ne sont pas seulement racistes, c’est une diffusion gratuite de la propagande d’un régime d’apartheid »

- Sonya E. Meyerson-Knox, Jewish Voice for Peace

« Au lieu de rapporter les faits – tels qu’ils sont confirmés par d’autres journalistes présents sur les lieux, par les images vidéo et par les organisations de défense des droits de l’homme comme B’Tselem –, les médias occidentaux se sont contentés de répéter les arguments de l’armée israélienne », regrette Sonya E. Meyerson-Knox, directrice de la communication de JVP.

« Ainsi, au lieu de décrire comment un sniper de l’armée israélienne a tiré dans la tête d’une journaliste clairement identifiée, on nous rapporte des “circonstances troubles” sans attribuer la mort de Shireen à quiconque. Les reportages biaisés comme celui-ci ne sont pas seulement racistes, c’est une diffusion gratuite de la propagande d’un régime d’apartheid. »

D’autres comme Azadeh Shahshahani, directrice de l’ONG Project South, estiment que si la couverture médiatique continuait dans cette veine, cela « les rendrait complices de la dissimulation de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ».

« Comme on l’a vu avec la guerre en Ukraine, la couverture médiatique est primordiale pour façonner l’opinion publique et orienter la politique publique. Il incombe à la presse de commencer à dire la vérité à propos des atrocités de l’apartheid israélien », affirme Azadeh Shahshahani.

Plusieurs organisations palestiniennes ont annoncé qu’elles organiseraient un rassemblement vendredi soir devant le siège du New York Times à Manhattan. Within our Lifetime a annoncé une veillée pour Shireen Abu Akleh lors du rassemblement annuel pour la Nakba à Brooklyn dimanche.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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