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Tunisie : les associations à nouveau menacées par une loi visant à contrôler leurs financements

Alors qu’en Tunisie, de nombreuses associations se substituent aux missions de l’État, la société civile s’inquiète de l’adoption d’une loi plus répressive. En particulier dans un contexte où l’Europe ne fait plus pression sur le gouvernement
Une membre du Croissant-Rouge tunisien prend un selfie avec de jeunes migrants qui ont fui les violences à Sfax (est) vers la zone tampon militarisée entre la Tunisie et la Libye, et ont été accueillis dans un internat de Ben Guerdane, le 12 juillet 2023 (AFP/Fathi Nasri)
Une membre du Croissant-Rouge tunisien prend un selfie avec de jeunes migrants qui ont fui les violences à Sfax (est) vers la zone tampon militarisée entre la Tunisie et la Libye, et ont été accueillis dans un internat de Ben Guerdane, le 12 juillet 2023 (Fathi Nasri/AFP)
Par MEE

Un « vieux » projet de loi pour encadrer la création et le financement des associations est revenu en examen au Parlement tunisien.

Ses promoteurs, encouragés par le président Kais Saied, qui soupçonne le monde associatif de servir les desseins de « puissances étrangères », assurent vouloir lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Le texte est censé remplacer le décret-loi 88 adopté en 2011. Après la chute de Ben Ali, le gouvernement transitoire de Béji Caïd Essebsi avait promulgué un ensemble de textes législatifs libéralisant considérablement la vie politique, dont ce décret sur l’organisation des associations.

« La lutte contre les corps intermédiaires [syndicats, partis politiques, etc.] est au cœur du projet souverainiste de Kais Saied »

- Hatem Nafti, essayiste

La nouvelle loi a facilité la création de structures associatives en abolissant l’autorisation, remplacée par une simple déclaration, permettant ainsi l’émergence de 25 000 associations, dont beaucoup ont contribué à la transition vers la démocratie après la révolution.

« Kais Saied, avant même sa campagne, accusait déjà les ONG d’être ‘’la main de l’étranger’’ », relève pour Middle East Eye l’essayiste franco-tunisien Hatem Nafti, qui rappelle que « la lutte contre les corps intermédiaires [syndicats, partis politiques, etc.] est au cœur du projet souverainiste » du président.

Mais dans une Tunisie où de nombreuses organisations « se substituent à l’État dans des missions qui devraient être les siennes », note Hatem Nafti, à l’instar du transport scolaire, de la formation professionnelle ou de la prévention des violences faites aux femmes, il est difficile de faire passer un tel projet de loi.

« Le prolongement de puissances étrangères »

« De 2016 à 2019, sous Youcef Chahed, alors chef du gouvernement, il y avait déjà eu des tentatives », se souvient Hatem Nafti, également contributeur régulier de MEE et auteur de De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ?.

« En 2022, Kais Saied avait lui aussi dû reculer face à la mobilisation de la société civile. »

À l’époque, il s’en était pris aux associations en conseil des ministres sur la base d’irrégularités relevées par le rapport de la Cour des comptes relatif aux élections générales de 2019 – notamment le financement étranger des candidats.

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Le chef de l’État avait estimé nécessaire la promulgation d’un texte législatif interdisant le financement étranger des associations. Son argument : ces structures « sont en apparence des associations mais sont en réalité le prolongement de puissances étrangères », tandis que d’autres « sont le prolongement de partis » accusés de s’être « jetés dans les bras de l’étranger ».

Alors que la Tunisie se retrouve régulièrement au centre d’allégations de manipulations de la part de pays étrangers, les Émirats arabes unis ou l’Égypte par exemple, la question du contrôle des financements associatifs trouve des partisans parmi les souverainistes et jusque dans l’administration.

« Dans l’absolu, il y aura toujours des ONG qui vont s’aligner sur leurs bailleurs de fonds, mais ça reste marginal », estime Hatem Nafti. « Les ONG ont par ailleurs tendance à multiplier les bailleurs de fonds, précisément pour ne pas être sous l’emprise d’un seul. »

En décembre 2023, le Premier ministre Ahmed Hachani est revenu à la charge en annonçant la création d’une commission censée travailler sur un nouveau projet de loi sur les associations « avec la possibilité d’envisager de réviser d’autres lois liées au financement des associations et au blanchiment d’argent ». 

Concrètement, le projet de loi en cours d’examen au Parlement place les ONG tunisiennes et étrangères « sous le contrôle et la supervision » des ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères. Autrement dit, la création d’une association et l’obtention d’aides extérieures seront soumises à des autorisations préalables.

Des milliers d’emplois

« On est vigilants par rapport à ce qui va se passer », notamment pour les autorisations préalables aux subventions étrangères, a confié à l’AFP Mehdi Baccouche, directeur de l’association Shanti, qui dépend à « 90-95 % de financements internationaux ».

Cette association emploie « 22 salariés à temps plein » qui « accompagnent une centaine de projets » dans l’artisanat, l’agriculture et l’écotourisme. 

« C’est important de préserver les libertés acquises pour les associations et de continuer à développer l’obtention de fonds nationaux ou internationaux », a-t-il défendu, se disant ouvert à une régulation mais « dans un dialogue permanent » avec les autorités.

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« Parce que le développement du secteur associatif, ça porte des milliers d’emplois et au-delà des milliers de personnes directement impactées » dans leur vie quotidienne.

Pour Bassem Trifi de la Ligue tunisienne pour la défense des droits humains (LTDH), avec la nouvelle loi, « la Tunisie peut perdre sa société civile et tout le travail qu’elle a fait ». 

« En limitant les ressources financières de la société civile, on risque de perdre environ 30 000 emplois directs » et jusqu’à 100 000 emplois indirects, a-t-il indiqué à l’AFP. 

Or la Tunisie est entrée en récession économique fin 2023 et le taux de chômage y dépasse les 16 % (40 % chez les jeunes). Et dans la mesure où l’État, très endetté, finance très peu les associations, l’interdiction des financements étrangers pourrait signifier l’arrêt de plusieurs organisations.

Pour Bassem Trifi, « l’intention du projet de loi est de restreindre la société civile, son financement, son activité et de limiter son travail à certains domaines suggérés par l’autorité politique ».

Le projet de loi a-t-il cette fois-ci une chance de passer ? Face à cette nouvelle offensive, la société civile sait que dans le contexte actuel, elle ne pourra pas compter sur les partenaires européens pour faire pression sur Kais Saied, dont ils attendent une collaboration pour freiner les départs de migrants clandestins depuis les côtes tunisiennes.

« Il y a eu des critiques de la part des Européens. Je pense notamment à la résolution [votée au Parlement européen en 2023] pour condamner les dérives du pays en matière de libertés publiques et la répression de la presse et des syndicats, mais on voit qu’en ce moment, la question migratoire prime clairement sur le reste. Depuis que Giorgia Meloni [présidente du conseil des ministres italien] a pris le lead sur le sujet migratoire, la question des droits de l’homme a été mise sous le boisseau », constate Hatem Nafti, qui craint que cette situation ne s’aggrave face à la menace d’une victoire de l’extrême droite aux législatives européennes de juin.

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