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Libye : le nouveau Premier ministre Fathi Bachagha au cœur d’une lutte pour le pouvoir

Alors que la Libye se retrouve avec deux Premiers ministres au pouvoir, les prochains jours mettront à l’épreuve la capacité de Bachagha à former un gouvernement
Fathi Bachagha a été nommé Premier ministre par le Parlement libyen le 10 février mais son prédécesseur refuse de céder le pouvoir (Reuters)
Fathi Bachagha a été nommé Premier ministre par le Parlement libyen le 10 février mais son prédécesseur refuse de céder le pouvoir (Reuters)

Dans les tribunes qu’il aime écrire dans les journaux occidentaux, le nouveau Premier ministre libyen Fathi Bachagha adopte un ton conciliant. Il affirme vouloir apporter une « diversité de voix » à la politique de factions et mettre le pays riche en pétrole sur la « voie de l’unité ». 

Ancien ministre de l’Intérieur du gouvernement libyen reconnu par l’ONU, Bachagha s’en est tenu au même script le 10 février au soir. S’exprimant lors d’une conférence de presse après l’atterrissage de son avion à Tripoli, il a promis qu’il n’y aurait « pas de place pour la vengeance » dans un nouveau gouvernement libyen qui s’adresserait « à tout le monde ».

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« Plus il sera inclusif, plus il aura de chances de former un gouvernement », indique à Middle East Eye Elie Abouaoun, directeur des programmes pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à l’Institut des États-Unis pour la paix (USIP).

Mais pour Bachagha, qui a été nommé Premier ministre à l’unanimité par le Parlement libyen, la tâche ne sera pas facile.

Il a promis de former un nouveau gouvernement d’unité dans un délai maximal de deux semaines et de veiller à ce que des élections nationales soient organisées sous quatorze mois.

En parallèle, l’actuel Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah refuse de se retirer, jugeant le vote du 10 février illégitime. Il a comparé l’arrivée de Bachagha à Tripoli à une « invasion ».

Mais le Parlement libyen, qui siège à Tobrouk, ville de l’est du pays contrôlée par le chef militaire Khalifa Haftar, estime que le mandat de Dbeibah est terminé. Ce dernier est entré en fonction dans le cadre d’un accord de partage du pouvoir négocié par l’ONU, avec pour mission d’organiser le pays en vue d’élections à la fin de l’année dernière.

Le risque d’un nouveau cycle de chaos politique

Ces efforts ont échoué à la suite de différends au sein des élites libyennes quant aux lois électorales et au cadre constitutionnel du scrutin. L’entrée en lice de candidats controversés comme le commandant Khalifa Haftar, Saïf al-Islam Kadhafi et Dbeibah lui-même, qui s’était engagé à ne pas se présenter aux élections, a fait dérailler le processus. 

Les détracteurs de Bachagha estiment que la décision de le nommer Premier ministre ne contribuera guère à ouvrir la voie aux élections et risque uniquement d’engendrer un nouveau cycle de chaos politique.

Samedi, des groupes armés ont convergé vers Tripoli, en provenance de Misrata, distante de quelque 200 km, pour apporter leur soutien à Dbeibah.

« Toute la discussion sur la tenue d’élections s’est simplement déplacée vers la question de savoir quel est le gouvernement le plus légitime », affirme à MEE Tarek Megerisi, expert de la Libye au Conseil européen des relations internationales. « Une impasse se prépare et nous retournons vers le modèle “un pays, deux gouvernements” », ajoute-t-il.

« C’est une très belle journée pour Haftar. Il a enfin l’occasion de faire mal à Dbeibah »

- Jalel Harchaoui, chercheur spécialiste de la Libye 

D’autres sont moins sceptiques. Ils notent que Bachagha, un dirigeant venu de l’ouest, progresse dans l’est après une décennie de division. Même après s’être associé à Haftar, qui reste contesté à Tripoli, l’ancien ministre de l’Intérieur a pu se rendre dans la capitale sans rencontrer d’opposition. 

Selon eux, le vote du 10 février pourrait offrir aux deux régions une occasion de se rassembler autour d’un candidat d’unité et d’éteindre diplomatiquement Dbeibah, qui n’a pas tenu sa promesse d’organiser des élections l’an dernier.

« Cela s’est passé de manière maladroite », concède Elie Abouaoun de l’USIP. « Mais le fait qu’il y ait eu une sorte d’accord entre des figures politiques de poids, entre l’est et l’ouest, pourrait être un bon signe pour la Libye. Cela pourrait stabiliser les choses. »

Les choses dépendront en grande partie de la manière dont Bachagha manœuvrera dans les prochains jours pour tenter de former un gouvernement. 

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Une source libyenne interrogée par MEE qui échange régulièrement avec Haftar souligne que Bachagha a conclu un accord avec le commandant et sa famille, qui lui permettrait d’accéder à un nouveau rôle dans un gouvernement d’unité après avoir été laissé de côté par Dbeibah.

L’un des postes ministériels que Haftar espère obtenir est le puissant ministère de la Défense, actuellement détenu par Dbeibah en tant que Premier ministre. 

« C’est une très belle journée pour Haftar », affirme à MEE Jalel Harchaoui, chercheur spécialiste de la Libye au sein de la Global Initiative Against Transnational Organised Crime. « Il a enfin l’occasion de faire mal à Dbeibah. »

La source libyenne, un homme d’affaires établi à Benghazi, indique à MEE que beaucoup de choses restent en suspens. « Il [Bachagha] a fait beaucoup de promesses. Il est à Tripoli. Il est temps de voir s’il peut faire ce qu’il dit. »

Fathi Bachagha, 59 ans, est originaire de Misrata, une ville située sur le littoral occidental de la Libye qui a joué un rôle majeur dans le renversement du dirigeant de longue date Mouammar Kadhafi en 2011. 

Bachagha a été pilote de l’armée de l’air libyenne jusqu’en 1993, avant de se reconvertir en homme d’affaires. Il a commencé par importer des pneus et des matériaux de construction par l’intermédiaire de sa société, Bashagha Tires.

Des liens étroits avec la Turquie

Après l’éviction de Kadhafi, il a gravi les échelons politiques locaux à Misrata en tissant des liens étroits avec les Frères musulmans et certaines milices islamistes. À un moment donné, il contrôlait deux des forces les plus puissantes de Misrata, les brigades Mahjoub et Halbous. 

En 2018, Bachagha est devenu ministre de l’Intérieur au sein du gouvernement libyen reconnu par l’ONU. Fer de lance de certaines réformes en matière de sécurité, il est parvenu à contenir quelques milices. Ses partisans ont salué sa volonté de protéger les civils contre une « bande de voyous » à une époque où beaucoup disaient que l’ouest de la Libye avait sombré dans l’anarchie. 

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Comme Dbeibah, qui est également originaire de Misrata, Bachagha a cultivé des liens étroits avec la Turquie. À l’été 2020, il a été suspendu de son poste de ministre de l’Intérieur.

Peu de temps après, il a rendu visite au président Recep Tayyip Erdoğan. À son retour à Tripoli, a été rapidement réintégré.

Vendredi, les médias libyens ont fait état de manifestations contre Bachagha à Misrata. La ville abrite une importante communauté de Turcs de souche. Elle a accueilli de puissants dirigeants des Frères musulmans libyens et est considérée par beaucoup comme un bastion pro-turc. Un ferry transporte même des passagers entre la ville portuaire de Misrata et la province turque d’Izmir.

Jalel Harchaoui souligne que les querelles entre les Misratis – qui dominent une grande partie de l’espace politique du pays – ne sont pas nouvelles. Il est selon lui peu probable que des combats éclatent entre les camps rivaux des deux hommes. 

« Il y a de réelles chances que des violences éclatent à Tripoli entre les milices, mais je ne pense pas que nous verrons des affrontements entre Misratis », estime-t-il.

La position importante de Bachagha au sein du Gouvernement d’union nationale (GNA) lui a permis de nouer des contacts étroits avec Ankara, dont l’intervention militaire aux côtés de Tripoli a permis de renverser le cours du conflit contre Khalifa Haftar en 2020.

Malgré cela, Jalel Harchaoui soutient que Dbeibah est toujours considéré comme l’homme d’Ankara à Tripoli et que la nomination de Bachagha serait perçue comme une menace pour les intérêts de la Turquie dans le pays. 

Selon une source libyenne au fait de la situation, Bachagha entretiendrait de bonnes relations de travail avec Stephanie Williams, qui a officié en tant que diplomate américaine de haut rang en Libye avant d’y être nommée représentante spéciale des Nations unies

Bachagha vise le sommet de la politique libyenne depuis un certain temps. Il a brigué le poste de Premier ministre lors des pourparlers négociés par l’ONU qui ont installé Dbeibah au pouvoir. Il a également été candidat aux élections présidentielles annulées l’an dernier. « Les Turcs sont impliqués jusqu’au cou dans le camp de Dbeibah. Il défend leurs intérêts à la Banque centrale, dans la capitale et en vue de contrats de construction lucratifs. »

Pendant tout ce temps, il a courtisé un large réseau de soutiens internationaux hors des frontières turques.

En août 2021, il a écrit un article d’opinion élogieux dans le Financial Times, dans lequel il saluait un renforcement du soutien américain à la Libye sous l’administration Biden.

Selon une source libyenne au fait de la situation, il entretiendrait de bonnes relations de travail avec Stephanie Williams, qui a officié en tant que diplomate américaine de haut rang en Libye avant d’y être nommée représentante spéciale des Nations unies.

« Les Français soutiennent largement Bachagha »

Le meilleur signe de l’agilité politique de Bachagha est peut-être sa relation avec la France. L’homme politique libyen a joué un rôle central dans l’organisation des milices pour défendre Tripoli contre Haftar lors de la tentative manquée de capture de la ville initiée par le commandant de l’est. 

Au cours des combats, Bachagha a accusé publiquement Paris de soutenir sans relâche « le criminel Haftar ». Son ministère de l’Intérieur a même interrompu les accords de sécurité bilatéraux avec la France à la suite de ces allégations.

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Dans une interview accordée au Figaro en mai 2019, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a reproché à Bachagha d’« attaqu[er] régulièrement la France » et fait allusion à son rapprochement avec la Turquie.

Mais lorsque les combats se sont calmés, Bachagha a entrepris une campagne diplomatique éclair à travers l’Europe et rencontré à plusieurs reprises de hauts responsables français, dont Jean-Yves Le Drian.

Selon Jalel Harchaoui, cette animosité appartient au passé et « les Français soutiennent largement Bachagha ».

La source libyenne en contact direct avec Haftar confirme cette impression : « La France est derrière cette alliance. Ils la voient comme leur chance de revenir en Libye. »

Jusqu’à présent, la majorité des acteurs internationaux en Libye gardent le silence. Tarek Megerisi explique à MEE que Bachagha pourrait probablement compter sur le soutien des financeurs étrangers de Haftar – « les Émirats arabes unis, l’Égypte et la France ».

Le ministère égyptien des Affaires étrangères a salué le nouveau gouvernement.

L’ONU, qui appuie la tenue d’élections en Libye, se retrouve aujourd’hui au milieu d’une impasse entre deux Premiers ministres. 

L’ONU a déclaré avoir « pris acte » de la désignation de Bachagha comme Premier ministre par le Parlement libyen et a appelé à « préserver la stabilité », sans prendre position

Les médias ont annoncé que l’ONU reconnaissait Dbeibah en tant que dirigeant, suscitant la controverse : l’organisation a ainsi été accusée de s’ingérer dans la politique libyenne en favorisant un homme plutôt qu’un autre. 

Mais le secrétaire général a publié vendredi 11 février un communiqué qui ne mentionnait ni Dbeibah, ni Bachagha.

Stephanie Williams a rencontré dimanche en Libye les deux dirigeants rivaux, les appelant à « préserver la stabilité », sans prendre position.

Appelant « toutes les parties et institutions à continuer […] de préserver la stabilité de la Libye comme une priorité absolue », l’ONU a déclaré avoir « pris acte » de la désignation de Bachagha comme Premier ministre par le Parlement libyen.

Elie Abouaoun y voit un signe de soutien national et international autour de Bachagha. « Ils essaient d’offrir à Dbeibah une sortie digne », explique-t-il.

Bachagha a remercié Dbeibah et le GNA d’avoir assumé leurs responsabilités « pendant une période difficile » et s’est dit certain que son prédécesseur respecterait les principes démocratiques et une transition pacifique du pouvoir.

Elie Abouaoun précise que les États-Unis et l’ONU pourraient se sentir entravés en cas de « large consensus » en faveur d’un départ de Dbeibah.

Au lieu de prendre position sur une figure, « ils vont désormais s’affairer à demander au nouveau gouvernement d’organiser des élections le plus rapidement possible ».

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation

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