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Arabie saoudite : le moment de gloire de Mohammed ben Salmane ne durera pas

Grâce à ses relations florissantes avec Beijing, à la détente avec l’Iran et à la normalisation des relations avec Israël, le prince héritier saoudien dispose d’un moyen de pression rare sur les États-Unis. Mais sa position est précaire
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à Djeddah (Arabie saoudite), le 7 juin 2023 (AFP)

Appelez cela comme vous voulez : apprentissage sur le terrain, expérience professionnelle… Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) apprend de ses erreurs.

Ne vous méprenez pas. S’il pouvait tuer un autre Jamal Khashoggi et s’en tirer, il le ferait. S’il pouvait trouver un moyen d’écraser les Houthis au Yémen d’un seul coup, il le ferait.

Mais il a appris, à ses dépens, que ces deux erreurs étaient coûteuses.

MBS n’a pas eu de révélation. Le jeune homme qui déambulait dans Riyad en agrippant un exemplaire du Prince de Machiavel est toujours le même, sans le moindre scrupule ni principe, avec l’assurance que la seule chose qui l’empêchera d’être le dirigeant absolu du royaume sera une balle dans la tête.

Mais il a appris qu’il y a des choses qu’il ne peut pas faire comme il l’entend.

Son voisin et ex-mentor, le président émirati Mohammed ben Zayed, aurait pu lui dire qu’il est préférable de tuer les dissidents à l’aide d’intermédiaires dont on peut nier l’existence et qu’il est toujours sage de demander d’abord l’avis de Washington. C’est ce qu’il fait.

Huit ans et – selon les estimations de l’ONU – 370 000 vies plus tard, le seul problème observé par MBS au sujet de la campagne qu’il a lancée au Yémen concerne les milliards de dollars qu’elle lui a coûté, et non les 24 millions de Yéménites que la guerre a plongés dans la pauvreté.

Des leçons stratégiques

Cette Carrière du libertin version saoudienne s’est également accompagnée de leçons stratégiques.

Leçon numéro 1 : ne pas faire confiance à l’Amérique. Le royaume ne peut pas dépendre des États-Unis pour sa protection. C’est l’Iran qui le lui a appris en envoyant des vagues de drones attaquer deux sites de production de pétrole de la compagnie saoudienne Aramco en décembre 2019, réduisant de moitié la production du royaume pendant près d’un mois.

Cela s’est passé sous un président républicain, Donald Trump, qui a cligné des yeux et n’a rien fait. En revanche, selon la dernière mise en accusation dont il fait l’objet, Trump a emporté avec lui les plans d’attaque ultra-secrets et les a cachés dans les toilettes de son golf de Mar-a-Lago, en Floride.

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Il y a une autre raison qui explique le désenchantement de MBS. Tant que deux guerres étaient menées simultanément au Yémen – la campagne saoudienne contre les Houthis et la guerre américaine contre al-Qaïda –, les relations militaires entre Washington et Riyad étaient harmonieuses.

Mais les États-Unis se sont retirés dès la fin de la guerre contre al-Qaïda, ne souhaitant plus protéger le ventre mou de l’Arabie saoudite – sa frontière méridionale – contre les missiles des Houthis.

Les Saoudiens se sont joints à la campagne américaine contre l’Iran parce que c’était ce que Washington leur demandait.

Aujourd’hui, MBS est moins enclin à agir en tant qu’intermédiaire de Washington.

Ainsi, au lieu de rejoindre une OTAN arabe contre l’Iran, l’Arabie saoudite vient d’accepter de former une alliance navale avec la République islamique, les Émirats arabes unis et Oman pour surveiller le Golfe.

C’est peut-être pour la forme, mais c’est un petit pas vers l’acceptation de la logique iranienne selon laquelle les États du Golfe doivent se défendre.

Cet acte à lui seul a envoyé un message clair à l’armée américaine dans le Golfe. Pour le commandant Tim Hawkins, porte-parole de la 5e flotte de la marine américaine et des Combined Maritime Forces, cette nouvelle alliance navale « défie la raison ».

« Cela défie la raison que l’Iran, la première cause d’instabilité régionale, prétende vouloir former une alliance navale de sécurité pour protéger les eaux mêmes qu’il menace », a déclaré Tim Hawkins à Breaking Defense, précisant que l’Iran avait intercepté ou attaqué quinze navires marchands battant pavillon international.

Le président Joe Biden a donné à MBS un coup de semonce d’une autre nature. Lorsqu’il a engagé les États-Unis dans un appui total à l’Ukraine, il a imposé le plus large éventail de sanctions jamais appliqué à un pays étranger dans la longue histoire de la guerre économique.

Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane accueille le président chinois Xi Jinping à Riyad (Arabie saoudite), le 8 décembre 2022 (Reuters)
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane accueille le président chinois Xi Jinping à Riyad (Arabie saoudite), le 8 décembre 2022 (Reuters)

Mais ce qui préoccupait le plus MBS, selon une source qui s’est longuement entretenue avec lui, ce n’était pas les sanctions contre l’État russe, mais celles contre son élite dirigeante et ses oligarques. Si Washington a pu saisir des yachts de Poutine, il lui était également possible de saisir ceux de MBS.

Ainsi, même si la dynastie Trump – père et gendre – revient au pouvoir, la relation avec Riyad ne sera pas la même.

Un gigantesque glissement géopolitique

MBS a fait part à ses visiteurs de sa détermination à vendre le pétrole saoudien à qui il voulait et uniquement en consultation avec ses alliés producteurs de pétrole. Il a également mis en place des couvertures et des leviers importants.

Les sanctions imposées à la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine ont eu comme deuxième conséquence d’inciter la Chine et l’Arabie saoudite à « dédollariser » le marché du pétrole.

La Chine est le premier partenaire commercial de l’Arabie saoudite, dont elle achète plus de 20 % des exportations de pétrole. L’Arabie saoudite se classe parmi les trois premiers pays en volume de projets de construction chinois. 

Ce qui préoccupait le plus MBS, ce n’était pas les sanctions contre l’État russe, mais celles contre son élite dirigeante et ses oligarques. Si Washington a pu saisir des yachts de Poutine, il lui était également possible de saisir ceux de MBS

Un gigantesque glissement géopolitique est en train de se produire et ce n’est pas de bon augure dans le cadre de la réorientation opérée par Joe Biden vers l’Asie de l’Est. Le principal allié des États-Unis dans le Golfe investit aujourd’hui des milliards de dollars dans des entreprises chinoises.

Le premier de ces nombreux contrats, un protocole d’accord de 5,6 milliards de dollars entre le ministère saoudien de l’Investissement et Human Horizons Technology, fabricant chinois de véhicules électriques et autonomes, a été annoncé le 11 juin.

Si les transactions pétrolières entre le royaume et la Chine étaient libellées en yuans chinois, cela contribuerait grandement à convaincre d’autres pays d’échanger en monnaie chinoise. Aramco monte actuellement des partenariats pour investir dans un site composé d’une grande raffinerie de pétrole et d’un complexe pétrochimique dans le nord-est de la Chine. Le système financier international, en place depuis la Seconde Guerre mondiale, est aujourd’hui à l’aube d’un changement radical.

Cela reste du domaine de la spéculation et ne s’est pas encore produit, mais si cela vient à arriver, personne à Washington ne devra être surpris. 

Mais comme l’a souligné avec ironie un responsable de la région : « Si cela se produisait, MBS aurait vraiment besoin de ses gardes du corps. »

L’assassinat de Jamal Khashoggi

Tous les États du Golfe caressent la même idée compte tenu de la façon dont Washington instrumentalise le dollar contre les États qui ne jouent pas le jeu. L’Iran, la Syrie et maintenant la Russie sont autant d’exemples salutaires pour tout État du Golfe.

Les Émiratis cherchent à utiliser le dirham comme monnaie de réserve.

Au tout début de la présidence Biden, MBS était extrêmement nerveux.

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Personne, et encore moins la fiancée de Jamal Khashoggi, Hatice Cengiz, n’oubliera que Biden et son secrétaire d’État Antony Blinken ont juré à plusieurs reprises et publiquement de traiter le prince héritier comme un paria.

Dans un premier temps, ils ont prétendu ne traiter qu’avec le roi Salmane, comme si le roi avait encore toute sa tête et comme si les affaires de l’État pouvaient être séparées de son dirigeant de facto.

Biden a bien publié le rapport de la CIA sur l’assassinat de Jamal Khashoggi, mais il s’est ensuite ravisé en se gardant de soumettre l’affaire à une enquête officielle de l’ONU. Dès qu’ils ont compris ce qui se passait, une vague de soulagement a déferlé sur le diwan à Riyad.

Poursuivre le prince saoudien devant les tribunaux internationaux aurait également poussé Washington à envisager sérieusement de concrétiser un changement de régime à Riyad ; cependant, il lui manquait soit des alternatives viables, soit l’énergie nécessaire pour exécuter ce plan, voire les deux.

Le changement dans la pensée saoudienne a toutefois été profond. MBS a compris que Biden parle beaucoup mais agit peu, du moins en ce qui concerne Jamal Khashoggi. Les élites entourant MBS ont retrouvé leur souffle. Elles ont commencé à comprendre que le cours des événements leur offrirait de nouvelles opportunités.

Et c’est ce qui s’est passé. Une fois de plus, tout le monde se rue vers Riyad.

Au bon endroit au bon moment

L’accord entre le PGA Tour et le LIV Golf Series, financé par le Fonds public d’investissement (PIF) de Riyad et annoncé ce mois-ci au grand dam du golfeur nord-irlandais Rory McIlroy, n’en est que l’exemple le moins frappant.

Ce n’est pas vers la Trump Tower que les investisseurs se dirigent aujourd’hui, mais vers la PIF Tower à Riyad ou les bureaux du fonds souverain à New York, Londres ou Hong Kong. MBS reçoit des rapports bihebdomadaires sur le portefeuille d’entreprises du PIF. 

L’Arabie saoudite se trouve aujourd’hui au bon endroit au bon moment.

Cette prise de conscience a changé l’opinion de MBS sur l’utilité de conclure un accord avec Israël. Rappelons que c’est par l’entremise d’Israël que MBS s’est présenté à la Maison-Blanche. Ses vols « secrets » pour rencontrer le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou ont été les premiers pas observés depuis plusieurs décennies vers une normalisation du monde arabe avec Israël.

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C’est lui qui aurait déclaré aux dirigeants juifs que les Palestiniens avaient manqué toutes les opportunités de faire la paix, les unes après les autres. « Il est temps que les Palestiniens acceptent les propositions, qu’ils viennent à la table des négociations ou alors qu’ils ferment leur bouche et qu’ils arrêtent de se plaindre », aurait déclaré le prince d’après le journaliste Barak Ravid. 

C’était en 2018. Aujourd’hui, le ton est tout autre. Les Palestiniens sont à nouveau la « question centrale » pour les Arabes, affirme MBS.

Je doute que cela soit le fruit d’une empathie retrouvée à l’égard des Palestiniens.

Mais MBS pourrait bien se poser une question : « Qu’est-ce que j’y gagne ? » 

Les avantages d’un tel accord sont évidents pour Biden et Netanyahou. Pour le Premier ministre israélien, parvenir à la paix avec l’Arabie saoudite représenterait la plus grande réussite de sa carrière en matière de politique étrangère. Pour Biden, une normalisation avec un grand et véritable État arabe – et non un mini-État comme les Émirats arabes unis ou un pays désuni comme le Soudan – deviendrait l’accord de paix phare de sa présidence. 

Mais pour l’Arabie saoudite, un royaume dont la légitimité repose sur son rôle de gardien de deux des sites les plus sacrés de l’islam, et qui se considère non seulement comme le leader du monde arabe sunnite mais aussi comme celui du monde musulman, les avantages ne sont pas aussi clairs.

La liste de courses de MBS

Le schéma de normalisation, ou plutôt le galop d’essai, a été réalisé par les Émirats arabes unis – et les résultats ne sont pas encourageants. Les Émiratis ont manifesté leur soutien en grande pompe, célébrant le Jour de l’Indépendance d’Israël (également appelé Nakba ou « catastrophe » dans le reste du monde arabe) en faisant chanter des artistes émiratis en hébreu à Abou Dabi.

Pourtant, Israël refuse toujours de donner à Washington le feu vert pour fournir des avions de combat F35 aux Émiratis. Ces derniers ont désormais fait savoir aux États-Unis que les négociations sur les F-35 étaient suspendues.

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Si l’on passe outre les futilités, Israël reste ferme dans ses relations avec les élites arabes fragiles. Il lui faut toujours une police d’assurance. Il lui faut toujours conserver un large avantage technique et militaire.

Et pour cause. Si l’on gratte un peu, on constate que le même ressentiment populaire à l’égard de la domination israélienne est bien présent dans tous les pays arabes, et en particulier dans ceux qui font la paix avec Israël. La normalisation n’a pas changé l’esprit de la rue arabe. 

On a pu le constater très clairement lors d’un incident survenu au début du mois, au cours duquel un garde-frontière égyptien a tué trois soldats israéliens.

Deux versions ont été avancées : la version officielle égyptienne, qui affirme que le garde-frontière poursuivait des trafiquants de drogue et qu’un « échange de tirs » a eu lieu, et la version israélienne, selon laquelle l’Égyptien en question a pris pour cible deux soldats israéliens et attendu l’arrivée des renforts israéliens pendant quatre heures avant d’abattre un autre soldat et de mourir au cours de cet échange de tirs.

Pour une fois, je crois la version israélienne, parce qu’elle parle d’un acte individuel de résistance, comme tant d’autres qui se sont produits en Cisjordanie et à Jérusalem. Le garde-frontière égyptien est devenu un héros national en Égypte, malgré tous les efforts déployés par le gouvernement, déterminé à réprimer les réseaux sociaux.

Une fois que MBS aura signé l’accord avec Israël, il ne lui restera plus grand-chose à négocier

Pour MBS, le prix de la normalisation avec Israël augmente donc de semaine en semaine. Il a une liste de courses – un réacteur nucléaire, des F-35 et on ne sait quoi d’autre –, mais pour la première fois depuis qu’il est au pouvoir, il dispose désormais d’un moyen de pression sur Washington, notamment en raison de ses relations naissantes avec Beijing.

Une fois que MBS aura signé l’accord avec Israël, il ne lui restera plus grand-chose à négocier. En l’état actuel des choses, l’ambiguïté stratégique, le « Le fera-t-il ou non ? » lui est bien plus utile, ainsi qu’au royaume.

L’attention que lui et le royaume reçoivent de la part du monde arabe n’est pas synonyme de respect. S’il y avait une véritable révolution démocratique semblable à celle promise par le Printemps arabe, MBS connaîtrait le même sort que l’ex-dirigeant libyen Mouammar Kadhafi et il en va de même pour tous les autres dirigeants arabes.

Les Saoudiens ne sont pas admirés, mais on a besoin d’eux. Et en ce moment même, MBS se prélasse au soleil.

- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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