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Pourquoi Erdoğan a plus que jamais besoin d’Assad

Le temps du président turc est compté avant les prochaines élections pour résoudre le nœud gordien qu’est la Syrie
Le président syrien Bachar al-Assad accueille le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan à Damas, en avril 2008 (SANA/AFP)

Les dernières frappes aériennes turques sur les postes frontières syriens et les positions kurdes suggèrent une nouvelle série d’échanges meurtriers entre Damas et Ankara. Les véritables cibles de la Turquie sont les forces kurdes soutenues par les Américains, mais après d’innombrables efforts pour résoudre le problème du Nord-Est de la Syrie, le président Recep Tayyip Erdoğan doit prendre conscience qu’il ne peut pas sortir de cette situation délicate en bombardant.

Alors qu’Erdoğan effectue lentement mais sûrement un virage à 180° sur toutes ses politiques du Printemps arabe, notamment avec les récents rapprochements avec les Saoudiens et les Émiratis, le temps est venu pour une remise à zéro du compteur syrien. La récente rencontre du ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu avec son homologue syrien montre d’Ankara s’est élancé sur le chemin de Damas.

En Syrie, les divisions sont telles que chaque levier que la Turquie a pu avoir perd en force de jour en jour

Si ce chemin est long et semé d’embûches russes et iraniennes, Erdoğan – face à des élections à venir qui seront dominées par les questions de terrorisme, de démographie et de réfugiés syriens – n’a d’autre choix que de tenter de rétablir ses liens avec Damas. Mais cette réconciliation a probablement plus à voir avec le pragmatisme de l’accord d’Adana de 1998 qu’avec le copinage d’un peu plus tard, à l’époque où Erdoğan et le président syrien Bachar al-Assad passaient leurs vacances en Méditerranée.

Si Erdoğan a habilement manœuvré entre l’OTAN et la Russie sur l’Ukraine, il s’est heurté de manière répétée à un mur dans ses tentatives de jouer les équilibristes en Syrie. L’offensive militaire turque annoncée depuis longtemps, mais constamment reportée, dans le Nord de la Syrie commence à ressembler à l’histoire du garçon qui criait au loup.

La principale raison, c’est que dans la mesure où le Nord-Ouest de la Syrie est comme l’arrière-cour de la Turquie, toute nouvelle offensive sur le Nord-Est créerait des problèmes pour les supplétifs de la Turquie ailleurs. Erdoğan n’a donc d’autre choix que de conclure une entente lui permettant de sauver la face avec Assad. 

Diviser pour mieux régner

En ce qui concerne l’Ukraine, la Turquie a su tirer son épingle du jeu, Erdoğan jouant avec adresse sa carte de la diplomatie du diviser pour régner entre la Russie et l’OTAN. Mais en Syrie, les divisions sont telles que chaque levier que la Turquie a pu avoir perd en force de jour en jour. 

La Turquie ne peut pas prétendre combattre l’État islamique car Washington considère l’ennemi juré de la Turquie, les Forces démocratiques syriennes, comme les principaux protagonistes de la lutte contre le terrorisme militant. Ankara ne peut pas non plus prétendre agir comme interlocuteur de Damas comme elle l’a fait il y a plus de dix ans.

Des chars turcs à l’ouest de Karkamış, ville à la frontière turco-syrienne, en septembre 2016 (AFP)
Des chars turcs à l’ouest de Karkamıs, ville à la frontière turco-syrienne, en septembre 2016 (AFP)

La Turquie ne veut pas contrebalancer les Russes non plus ; malgré la relation multi-niveaux d’Ankara avec Moscou, Poutine n’abandonnera pas Assad en faveur d’Erdoğan car la Syrie est l’allié arabe stratégique de Moscou depuis plus de 50 ans et c’est actuellement le principal pivot pour le retour de la Russie au Moyen-Orient.

En outre, après les efforts déployés par Erdoğan pour retrouver les bonnes grâces des Saoudiens et des Émiratis, il ne peut plus prétendre soutenir les groupes prônant l’islam politique, ce qui lui fait perdre certains des progrès réalisés en 2011.

En Syrie, malgré la distraction ukrainienne, les Russes sont actifs, tirant régulièrement contre l’aviation israélienne pour faire monter les enchères contre toute menace directe envers Damas. Au sommet de Téhéran le mois dernier, la Russie et l’Iran ont tous deux mis en garde Erdoğan contre une nouvelle invasion de la Syrie. Une guerre de renseignements prend de l’ampleur entre Iraniens et Turcs, et ni Ankara ni Téhéran ne veulent qu’elle ne s’étende au Nord de la Syrie.

Dans le même temps, les Russes n’ont pas perdu de vue les impacts des drones turcs sur leurs forces en Ukraine, sans compter le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Tout cela signifie que l’armée turque doit réfléchir à deux fois avant de lancer toute nouvelle opération.

Colère de l’opinion publique

Si Erdoğan n’a pas su unir les forces d’opposition syriennes pour affronter le gouvernement de Damas, sa politique syrienne ces dix dernières années a paradoxalement uni contre lui ses opposants en Turquie, qui sont contre les opérations turques en Syrie. Cela contribue au malaise national et aux frictions sur ce qui est perçu comme une prise de pouvoir des Syriens en Turquie.

Les réfugiés syriens sont victimes de violences xénophobes et accusés d’être responsables des malheurs économiques de la Turquie, mais l’opinion publique est aussi en colère face aux opérations militaires turques en Syrie, qui sont peu transparentes sur le plan financier et ne donnent pas de résultats. Les partis d’opposition font campagne pour remettre à plat les relations avec Damas et rapatrier les réfugiés syriens dans leur pays. Erdoğan est désormais acculé sur le sujet syrien.

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Étant donné les griefs historiques d’Erdoğan et du président américain Joe Biden concernant le soutien allégué de la Turquie aux organisations terroristes, Ankara a peu de poids à Washington. Et Brett McGurk, césar du Moyen-Orient à Washington, a également un petit faible pour les Kurdes syriens.

Si la Russie et les États-Unis semblent soutenir un rapprochement des Kurdes avec Damas et le considérer comme l’option la plus satisfaisante, Ankara n’a d’autre choix que de se réconcilier également avec Damas. L’opposition syrienne peut se reposer sur ses deux oreilles, sachant qu’il est quasiment impossible qu’Erdoğan ne l’abandonne complètement à Idleb. Mais comme le président turc l’a montré en renouant le contact avec des dirigeants du Moyen-Orient autrefois dédaignés, il n’y a pas de raison qu’il ne puisse pas recoller les morceaux avec Assad.

Malgré le discours nationaliste et les récentes frappes aériennes, le temps d’Erdoğan est compté avant les prochaines élections pour résoudre le nœud gordien qu’est la Syrie. Pour sa part, Assad peut se contenter d’attendre : la Turquie, une fois de plus, ne pourra pas s’en sortir en bombardant le Nord-Est syrien – et Erdoğan a bien plus besoin d’Assad que l’inverse.  

- Kamal Alam est spécialiste de l’histoire militaire contemporaine du Moyen-Orient. Entre 2015 et 2019, il a été chercheur au Royal United Services Institute, think tank britannique spécialisé dans la défense et la sécurité. Il est actuellement chercheur à l’Institute for Statecraft et maître de conférences dans plusieurs établissements militaires à travers le Moyen-Orient.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Kamal Alam specialises in contemporary military history of the Middle East. He was a Fellow at the Royal United Services Institute from 2015 to 2019. Currently, he is a Fellow at The Institute for Statecraft and a non-resident Senior Fellow at the Atlantic Council, and he lectures at several military staff colleges across the Middle East.
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