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La liberté d’expression, un outil de répression contre les musulmans d’Europe ?

Alors qu’en Europe, les thèmes identitaires pullulent et les attaques contre les droits civils et politiques se multiplient, les musulmans sont présentés comme la principale menace pesant sur la liberté d’expression. Comment expliquer un tel décalage ?
Des musulmans manifestent en Allemagne contre les caricatures du prophète publiées dans Charlie Hebdo, le 22 septembre 2012 (AFP/Marcus Simaitis)
Des musulmans manifestent en Allemagne contre les caricatures du prophète publiées dans Charlie Hebdo, le 22 septembre 2012 (AFP/Marcus Simaitis)

De l’affaire Salman Rushdie à la publication des caricatures danoises sur le prophète de l’islam, les thèmes du « blasphème » et de la liberté d’expression reviennent avec insistance dans le débat public européen quand il s’agit de l’islam. En France, la question est évidemment devenue sensible et polarisée à l’extrême depuis la tuerie de Charlie Hebdo en 2015, puis l’assassinat de Samuel Paty en 2020.

Le traumatisme causé par ces crimes est instrumentalisé pour appuyer l’idée selon laquelle les musulmans installés en Europe constitueraient la principale menace contre la liberté d’expression. Une assertion qui s’appuie sur autre lieu commun, plus ancien et savant : le concept occidental de liberté individuelle serait étranger à l’islam, religion décrite comme autoritaire et intolérante.

De sorte que, pour paraphraser Bourdieu, la question patente – l’islam fait-il peser une menace sur la liberté d’expression ? – masque la question latente – les musulmans peuvent-ils s’intégrer en Occident ? Une manière dangereuse de poser un débat dont l’enjeu n’est rien de moins que le contrôle et la surveillance par les pouvoirs publics de la minorité musulmane.

Néolibéralisme autoritaire

Les coups de boutoir portés aux droits et libertés civils et politiques sont aujourd’hui tels qu’il est difficile de savoir par où commencer. Au cours des dernières années en France (un constat similaire pourrait être fait dans d’autres pays européens), les libertés académiques et associatives, le droit d’informer et de manifester ont été sévèrement remis en cause.

À titre d’exemple, l’usage disproportionné de la force policière lors des manifestations est devenu courant, tout autant que les scènes de journalistes gazés ou frappés par la police. Ce sont les manifestations qui sont parfois interdites par les autorités, ou le droit de manifester suspendu par la pratique des arrestations préventives, empruntée à l’arsenal de l’antiterrorisme.

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Que dire aussi des attaques contre les libertés académiques sous couvert de dénonciation de l’« islamogauchisme », ou contre les libertés associatives avec l’adoption de la loi confortant le respect des principes républicains ? Que dire encore de la concentration des grands médias aux mains de quelques milliardaires et de la multiplication des cas de censure et d’auto-censure.

On pourrait multiplier les exemples où les autorités et les grands groupes privés (à travers notamment le détournement de la législation sur le droit de la presse ou le secret des affaires) rognent le périmètre de la liberté d’expression. En dépit de ces atteintes manifestes, comment expliquer que ce soient les cas mettant en cause des musulmans qui suscitent le plus l’attention ?

Contrainte d’essence religieuse

Pour le comprendre, un petit détour par les Réflexions sur la question juive de Jean-Paul Sartre peut être utile. Dans ce texte paru dans l’après-guerre, Sartre évoque l’avarice prêtée aux juifs, dont on peut aisément prouver qu’elle n’est l’apanage de personne. Pour l’antisémite, cette démonstration ne change rien au fait qu’il existe selon lui une « avarice juive », bien spécifique.

Le démantèlement en cours des structures musulmanes et les attaques contre les libertés associatives sont rarement analysés comme portant atteinte à cette même liberté d’expression. Pire, la dénonciation même de cette répression est aujourd’hui non seulement stigmatisée, mais empêchée

De même qu’aujourd’hui il existerait une « menace musulmane », spécifique, contre la liberté d’expression, quand bien même elle serait loin d’être la seule ou la plus virulente. Les contraintes que font peser des musulmans sur cette liberté sont jugées plus graves, d’une nature différente, en raison même de leur caractère théologique. Voilà le cœur du problème.

Les actes meurtriers sont aussi jugés plus graves (indépendamment de leur bilan humain) si une dimension théologique leur est attachée. Lorsque le pilote Andreas Lubitz se suicide et entraîne dans sa mort celle des 144 passagers et 6 membres d’équipage de la Germanwings en mars 2015, les médias évoquent d’abord la piste islamiste avant de se résoudre à accepter une réalité plus prosaïque.

Le processus de sécularisation, qui délimite sans cesse les périmètres du politique et du religieux, confère aux contraintes d’essence théologique une signification différente. Avant même l’attaque perpétrée par les frères Kouachi contre la rédaction de Charlie Hebdo, les débats publics sur la censure (musulmane) et le blasphème avaient pris un caractère passionné.

Prêter attention au contexte

Vues d’Occident, les réactions musulmanes semblent disproportionnées face à ce qui est présenté comme la dénonciation de tabous et de l’obscurantisme religieux (un Coran brûlé, des films ou caricatures sur le prophète de l’islam, etc.). Les réponses passionnées sont mises sur le compte d’une aversion atavique de l’islam envers les valeurs libérales occidentales.

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Les réactions face à ces offenses ne peuvent pourtant être comprises et analysées si on ne prête pas attention au contexte politique et social dans lequel évoluent les musulmans en Europe, ainsi qu’au contexte international (citons les interventions militaires occidentales, le soutien à la colonisation israélienne et à certaines dictatures de la région).

On voit alors comment le racisme anti-musulmans participe à reconfigurer le champ politique dans plusieurs pays européens en favorisant l’adoption de législations autoritaires et en permettant notamment à des groupes identitaires de gagner en audience et de se fédérer autour de la figure repoussoir de l’envahisseur musulman.

Le geste du militant d’extrême droite Rasmus Paludan est à ce titre sans équivoque. Le samedi 21 janvier 2023, il n’a pas seulement brûlé un Coran. Il l’a fait devant l’ambassade de Turquie à Stockholm, sous haute protection policière. Un geste politique contre un pays musulman, qui a bénéficié d’un large écho médiatique et entraîné quantité de réactions passionnées.

Museler la parole musulmane

Il est difficile de mettre les mises en scènes de militants identitaires déchirant ou brûlant des Corans sur le seul compte de la liberté d’expression. À l’instar des mouvements antisémites du tournant du XXe siècle, la question musulmane et l’islamophobie sont devenues aujourd’hui les « agents catalyseurs » d’une vaste reconfiguration des extrêmes droites européennes.

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Dans ce contexte de polarisation extrême, on comprend mieux pourquoi les grands médias n’invoquent l’argument de la libre expression que dans des espèces mettant en cause l’islam. Le démantèlement en cours des structures musulmanes et les attaques contre les libertés associatives sont rarement analysés comme portant atteinte à cette même liberté d’expression.

Pire, la dénonciation même de cette répression est aujourd’hui non seulement stigmatisée, mais empêchée. Critiquer l’islamophobie, plus encore celle des autorités, ne relèverait pas de l’exercice de ses droits civils et politiques mais d’une attitude « victimaire », et d’un discours « diffamatoire » et « haineux » à l’égard de la France (article 9 de la « Charte des imams »).

À titre d’exemple, le décret portant dissolution de l’association Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) du 20 octobre 2021 reproche notamment à cette structure d’œuvrer « activement, en particulier par l’intermédiaire des réseaux sociaux, à cultiver le soupçon d’islamophobie au sein de la société française ».

L’avenir incertain des droits civils et politiques

Le terme d’islamophobie est aujourd’hui vivement contesté, et perçu à certains égards comme une tentative de censure. L’omniprésence de la question musulmane dans le débat public (y compris lors de la dernière campagne présidentielle) révèle pourtant la marginalité politique de celles et ceux qu’on présente comme des menaces au pluralisme démocratique.

On parle ainsi sans cesse des musulmans dans les grands médias tout en répétant qu’on ne peut jamais en parler. Surtout, affirmer que le fait, pour des musulmans, d’exprimer leur réprobation d’actes jugés insultants constitue en soi une atteinte à la liberté d’expression, c’est oublier que la formulation pacifique de cette réprobation fait partie de cette même liberté d’expression.

Vouloir empêcher les musulmans de s’exprimer au nom de la sauvegarde de la liberté d’expression apparaît alors comme une contradiction dans les termes, qu’il faut impérativement dénoncer. Car loin de se limiter à la seule minorité musulmane, l’enjeu de cette question conditionne l’avenir des droits et libertés civils et politiques de l’ensemble de la population.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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