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En Syrie, les revendications humanitaires de l’Occident tombent en poussière

Affirmant vouloir libérer les Syriens d’un tyran, les États-Unis étaient ensuite prêts à les laisser mourir de froid et de faim. La vérité est que pour l’Occident, la Syrie n’est qu’une question de pouvoir
Un jeune garçon syrien qui a perdu toute sa famille à la suite des séismes marche au milieu des décombres de sa maison à Jandairis, dans la province syrienne d’Alep, le 11 février 2023 (AFP)
Un jeune garçon syrien qui a perdu toute sa famille à la suite des séismes marche au milieu des décombres de sa maison à Jandairis, dans la province syrienne d’Alep, le 11 février 2023 (AFP)

Le 10 février, l’administration du président américain Joe Biden a cédé en acceptant finalement la levée des sanctions contre la Syrie. Ce changement de politique est intervenu après quatre jours d’images incessantes et choquantes venant de régions sinistrées dans le sud de la Turquie et le nord de la Syrie, ravagées par un séisme de magnitude 7,8.

Washington semble avoir estimé qu’il ne pouvait plus maintenir son embargo alors que des dizaines de milliers de corps étaient exhumés des décombres et que des millions d’autres luttaient contre le froid, la faim et les blessures.

Les États-Unis ne pouvaient pas se permettre d’avoir l’air de faire bande à part face à une vague mondiale de préoccupation pour les populations dévastées de Syrie et de Turquie.

En vertu de cette nouvelle exemption, le gouvernement syrien pourra recevoir une aide aux victimes pendant six mois avant un retour de l’embargo. Mais personne ne doit se laisser duper par ce revirement apparent.

Dans la foulée des séismes, la première réaction du département d’État a été de surenchérir dans sa politique. Le porte-parole Ned Price a rejeté la possibilité de lever les sanctions, affirmant qu’il serait « contre-productif […] de tendre la main à un gouvernement qui brutalise son peuple depuis plus d’une décennie ».

Une punition collective

La vérité est que le régime de sanctions imposé par les États-Unis et leurs alliés européens, canadiens et australiens était déjà une politique criminelle bien avant les séismes. Cette exemption brève et tardive, obtenue sous la pression internationale, ne modifie pas fondamentalement ce tableau.

Les revendications humanitaires de l’Occident dans la région riche en pétrole du Moyen-Orient ont toujours été un mensonge. Il a juste fallu un séisme pour que cela devienne clair comme de l’eau de roche.

Les revendications humanitaires de l’Occident dans la région riche en pétrole du Moyen-Orient ont toujours été un mensonge. Il a juste fallu un séisme pour que cela devienne clair comme de l’eau de roche

Les sanctions sont une forme de punition collective contre l’ensemble de la population.

L’Occident punit les Syriens parce qu’ils vivent sous un gouvernement qu’ils n’ont pas élu et que les États-Unis sont déterminés à faire tomber à tout prix.

L’embargo occidental a été imposé parallèlement à une guerre civile, qui s’est rapidement transformée en une guerre par procuration de l’Occident qui a ravagé la majeure partie du pays.

Les États-Unis et leurs alliés ont alimenté et attisé la guerre en parrainant des groupes antigouvernementaux, notamment islamistes armés, qui ne sont finalement pas parvenus à évincer le gouvernement de Bachar al-Assad.

Nombre de ces groupes extrémistes ont afflué de pays voisins, où ils ont été aspirés dans le vide laissé par les opérations « humanitaires » de renversement de régime menées par l’Occident.

Pour éviter les combats, plusieurs millions de Syriens ont été contraints de fuir, ce qui s’est traduit par une pauvreté et une malnutrition endémiques. Même si les affrontements se sont calmés, l’économie syrienne a continué de sombrer, non seulement à cause des sanctions occidentales, mais aussi parce que les États-Unis et d’autres pays se sont emparés des gisements pétroliers et des meilleures terres agricoles du pays.

Cette catastrophe d’origine entièrement humaine précède les séismes de début février et a aggravé la situation. Déjà démunis, affamés et isolés, les Syriens doivent maintenant faire face à une nouvelle calamité.

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La logique supposée de la politique d’appauvrissement de la Syrie menée par l’Occident depuis une décennie, selon un modèle que Washington applique régulièrement à ses ennemis officiels, était simple. Les Syriens, désespérés, devaient être incités à se soulever contre leurs dirigeants dans l’espoir d’un avenir meilleur.

Mais ce projet a visiblement échoué – tout comme cela s’est si souvent produit par le passé dans des États ennemis officiels tels que Cuba et l’Iran. Néanmoins, le programme de souffrance a continué d’être appliqué au nom de l’humanitarisme.

Lorsque la Syrie a été frappée par un séisme de magnitude 7,8 début février, l’insistance de Washington pour maintenir les sanctions a fait passer sa politique de l’inhumain au macabre.

Néanmoins, plutôt que de présumer de la bienveillance dont les États-Unis auraient fait preuve en levant temporairement les sanctions, il conviendrait de s’intéresser à la raison de leur existence. 

La logique de la position occidentale était la suivante : une levée des sanctions exige une reconnaissance du gouvernement Assad, ce qui serait un aveu de défaite dans la bataille engagée pour le renverser. La protection de l’ego collectif des responsables à Washington a pris le pas sur le supplice prolongé qu’endurent des millions de Syriens. 

En soi, cela contredit toute prétention selon laquelle les États-Unis et l’Europe se seraient un jour réellement souciés du peuple syrien dans leur lutte pour renverser le gouvernement Assad.

Une bataille pour la suprématie

Cela forme également un contrepoint révélateur du traitement réservé à l’Ukraine. Ainsi, il faut croire que rien ne sera épargné pour sauver les Ukrainiens « d’apparence européenne » de l’invasion russe, même au risque d’une confrontation nucléaire.

En revanche, les Syriens à la peau plus foncée seront abandonnés à leur sort dès lors que les édifices en ruine auront disparu de nos écrans de télévision.

Depuis quand ce type de discrimination raciste peut-il être qualifié d’humanitaire ? 

Ned Price, porte-parole du département d’État américain, a initialement écarté la possibilité d’une levée des sanctions, estimant que cela aurait été « contre-productif » (AFP)
Ned Price, porte-parole du département d’État américain, a initialement écarté la possibilité d’une levée des sanctions, estimant que cela aurait été « contre-productif » (AFP)

Non, ce n’est pas la compassion qui incite l’Occident à armer l’Ukraine, pas plus qu’elle n’incitait auparavant l’Occident à parrainer une opposition syrienne qui a rapidement été dominée par ces mêmes groupes qu’il qualifiait d’organisations terroristes ailleurs.

Les prétendus instincts humanitaires de l’Occident ne peuvent être réellement compris qu’en creusant plus profondément. Beaucoup plus profondément.

Le fait d’aider les Ukrainiens en les équipant de chars et d’avions tout en privant les Syriens du strict nécessaire n’est pas aussi paradoxal qu’il n’y paraît. Cette incohérence ne peut même pas être qualifiée de deux poids, deux mesures du point de vue des capitales occidentales.

Ces deux politiques poursuivent le même objectif, qui n’a rien à voir avec le bien-être des Ukrainiens ou des Syriens ordinaires. Cet objectif est la suprématie occidentale. Et dans les deux cas, l’ennemi officiel que l’Occident veut voir catégoriquement « affaibli » est plus ou moins visible à l’arrière-plan : il s’agit de la Russie.

Le gouvernement syrien a fait partie des derniers gouvernements au Moyen-Orient rangés derrière la Russie, notamment en permettant à la marine russe d’accéder à la Méditerranée via le port syrien de Tartous. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles l’Occident désirait tant écraser le gouvernement Assad – et cette même raison explique pourquoi Moscou a soutenu militairement Damas contre les rebelles soutenus par l’Occident, faisant ainsi échouer ces efforts. 

Punir la Syrie n’est pas une forme éthique de politique étrangère. Celle-ci est rationalisée par une vision du monde et de ses peuples à travers un seul prisme : celui de leur capacité à servir les purs intérêts de la puissance occidentale et en premier lieu américaine

En parallèle, l’Ukraine était progressivement transformée en une base avancée non officielle de l’OTAN aux portes de la Russie – ce qui explique pourquoi la Russie souhaitait intimider Kyiv, mais aussi pourquoi les États-Unis tiennent tant à soutenir militairement l’Ukraine.

Punir la Syrie n’est pas une forme éthique de politique étrangère. Celle-ci est rationalisée par une vision du monde et de ses peuples à travers un seul prisme : celui de leur capacité à servir les purs intérêts de la puissance occidentale et en premier lieu américaine.

Comme à l’accoutumée, l’Occident se livre à son Grand Jeu colonial, par le biais d’intrigues de pouvoir pour disposer ses pièces de la manière la plus avantageuse possible sur l’échiquier géostratégique. Et ces intérêts comprennent une domination militaire mondiale ainsi que le contrôle des ressources financières clés, comme le pétrole.

Le crime suprême

Alors que la Syrie est en proie au désastre causé par les séismes, le premier réflexe des États-Unis et de leurs alliés n’a pas été de chercher à soulager la souffrance de son peuple, mais de jouer la carte de la publicité mensongère. Damas a été accusé de ne pas avoir laissé l’aide humanitaire atteindre certaines des régions septentrionales les plus durement touchées par les séismes, notamment des zones encore sous contrôle rebelle.

Mark Lowcock, l’ancien secrétaire général adjoint de l’ONU chargé des affaires humanitaires, s’est ainsi lamenté : « Il va falloir l’assentiment de la Turquie pour faire parvenir l’aide dans ces zones. Il est peu probable que le gouvernement syrien fasse beaucoup pour aider. »

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Les premières cargaisons sont arrivées depuis la Turquie par un passage frontalier le 9 février. Le gouvernement syrien a également approuvé l’acheminement d’aide humanitaire vers les régions échappant à son contrôle dans le nord-ouest sinistré du pays.

En réponse, un porte-parole du groupe militant Hayat Tahrir al-Cham, qui contrôle une grande partie d’Idleb, a déclaré à Reuters qu’il n’autoriserait pas l’arrivée d’aide humanitaire en provenance des régions syriennes tenues par le gouvernement. « Nous ne permettrons pas au régime de profiter de la situation pour montrer qu’il apporte son aide », a-t-il affirmé.

Néanmoins, quel que soit le discours occidental, le jeu des reproches autour de l’acheminement de l’aide dans le nord de la Syrie n’est pas simplement le fruit de l’esprit sanguinaire de Damas.

Aujourd’hui, le gouvernement Assad s’est peut-être emparé de la majorité du territoire syrien, mais il est loin de contrôler la nation syrienne.

Les États-Unis ont contribué à la création d’une grande région autonome dans le nord-est du pays pour la population kurde, tandis que d’autres territoires septentrionaux sont contrôlés par une alliance de groupes extrémistes dominée par des ramifications d’al-Qaïda ; d’autres encore sont sous le contrôle des vestiges du groupe État islamique ou de combattants soutenus par la Turquie.

Cette fragmentation s’avère être un obstacle majeur à l’effort humanitaire. Par nature, les gouvernements souhaitent affirmer leur souveraineté sur l’ensemble de leur territoire.

Mais le gouvernement Assad a d’autres raisons de s’inquiéter. L’idée de laisser la franchise locale d’al-Qaïda et d’autres groupes rebelles s’attribuer tout le mérite de la gestion de la situation d’urgence représente pour lui un danger

Mais le gouvernement Assad a d’autres raisons de s’inquiéter. L’idée de laisser la franchise locale d’al-Qaïda et d’autres groupes rebelles s’attribuer tout le mérite de la gestion de la situation d’urgence représente pour lui un danger. Il ne s’agit pas seulement d’une bataille publicitaire.

Si al-Qaïda finit par être considéré comme une organisation qui porte secours aux communautés désespérées dans le nord de la Syrie, le groupe pourrait gagner les cœurs et les esprits des Syriens ordinaires – et des populations arabes sur des terres plus lointaines. 

En laissant al-Qaïda assurer les opérations de secours, Damas risque de perdre son autorité auprès d’une grande partie de la population locale. Cela pourrait servir de prélude à une relance de la guerre civile en Syrie et replonger les Syriens dans les combats et les effusions de sang.  

« Le mal accumulé de l’ensemble »

Il n’est pas question de prétendre qu’Assad et son gouvernement sont irréprochables. Il est question ici de constater que quoi qu’en dise l’orthodoxie occidentale, l’ingérence de puissances extérieures pour renverser des gouvernements n’est jamais susceptible d’aboutir à des résultats humanitaires. Cela se vérifie même lorsqu’une opération de renversement de régime peut être achevée rapidement – contrairement à l’impasse prolongée en Syrie.

C’est en grande partie pour cette raison que le verdict du procès de Nuremberg contre des dirigeants nazis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale stipulait que l’agression contre le territoire souverain d’une autre nation constituait le « crime international suprême », qui « contient en lui-même le mal accumulé de l’ensemble ».

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Les attaques contre des États souverains font disparaître le ciment qui unit une population, même imparfaitement, et engendrent leurs propres conséquences, généralement imprévisibles.

Les vingt ans d’occupation de l’Afghanistan par l’Occident ont créé un État gangrené par le copinage dans lequel des responsables locaux corrompus ont siphonné les fonds américains destinés à la construction étatique et servi de marionnettes aux seigneurs de guerre régionaux. Le chaos violent déclenché par Washington a ouvert la voie au retour des talibans.

L’invasion de l’Irak par les États-Unis et le Royaume-Uni en 2003, puis le démantèlement de la police et de l’armée irakiennes, n’ont concrétisé aucune des promesses de « liberté et [de] démocratie » formulées par Washington. Au contraire, cela a créé un vide d’autorité qui a déchiré le pays et incité l’Iran et des groupes extrémistes à s’y disputer le pouvoir.

Après le renversement du gouvernement de Mouammar Kadhafi par l’Occident en 2011, la Libye est devenue un pays propice au marché d’esclaves, un refuge pour les extrémistes et un point de passage pour le trafic d’armes vers d’autres zones de conflit telles que la Syrie.

Aujourd’hui, en Syrie, nous observons une fois de plus l’héritage de l’humanitarisme occidental. Diminué par des années de guerre par procuration et un régime de sanctions infligé par l’Occident, Damas est bien trop fragile et a bien trop peur de prendre le risque de céder ce qui lui reste de pouvoir à ses adversaires. 

Ceux qui souffriront une fois de plus – cette fois-ci des séismes –, ce ne seront pas les gouvernements à Washington, dans les capitales européennes ou à Damas. Ce seront les Syriens ordinaires, ceux-là mêmes que l’Occident prétend vouloir sauver.  

Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Vous pouvez consulter son site web et son blog à l’adresse suivante : www.jonathan-cook.net.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Jonathan Cook is the author of three books on the Israeli-Palestinian conflict, and a winner of the Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. His website and blog can be found at www.jonathan-cook.net
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