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Crises politiques en Tunisie et au Liban : les limites du « consensus »

Les crises politiques tunisienne et libanaise ont un point commun : elles montrent les limites du gouvernement « consensuel », c’est-à-dire du refus de la confrontation entre une majorité et une opposition
Le parti Ennahdha de Rached Ghannouchi et le Hezbollah se retrouvent confrontés à la même difficulté : ils sont tentés de défendre une sorte d’équilibre précaire permanent  (AFP)
Le parti Ennahdha de Rached Ghannouchi et le Hezbollah se retrouvent confrontés à la même difficulté : ils sont tentés de défendre une sorte d’équilibre précaire permanent (AFP)

Outre un lointain passé phénicien et une identité arabe, la Tunisie et le Liban partagent quelques caractéristiques politiques. Ces deux pays, considérés comme parmi les plus démocratiques du monde arabe, se sont dotés d’un régime mixte : un système parlementaire avec d’importantes prérogatives accordées au président.

En Tunisie, le président est notamment renforcé par son élection au suffrage universel direct. L’actuel président, Kais Saied, fort du soutien populaire dont il bénéficie, ne cache pas son intention de participer pleinement au pouvoir exécutif et de ne pas se contenter des domaines sur lesquels met l’accent la Constitution, à savoir la Défense nationale et les Affaires étrangères.

Au Liban, le confessionnalisme domine la vie politique, de l’élection du Parlement à la distribution des postes clés. Ce confessionnalisme, partiellement inscrit dans la Constitution et régulièrement décrié dans les discours (et dont l’abolition est prévue dans l’accord de Taëf de 1989), a été appliqué de façon particulièrement obtuse ces dernières années, jusqu’à la chute du gouvernement de Saad Hariri.

Les principaux partis politiques libanais ont tenu à ce que les trois présidents (le président de la République, le président du Conseil des ministres, le président du Parlement) soient les plus « forts » politiquement dans leurs « communautés » (maronite, sunnite et chiite respectivement).

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Aujourd’hui, la volonté affichée par le président Michel Aoun de promouvoir un État laïque (alors même qu’il a encouragé, en vue des dernières élections législatives, une loi électorale en partie destinée à mieux faire représenter les citoyens chrétiens par des députés chrétiens), le soulèvement populaire et la crise sociopolitique qui secouent le pays sont les signes d’une profonde remise en cause du confessionnalisme.

Mais en Tunisie comme au Liban, une autre habitude – plus discrète et moins contestée – semble pour l’instant délaissée : le recours à des gouvernements supposés « consensuels ».

L’indépendance du Liban, proclamée en 1943, est justement fondée sur un consensus : le « pacte national » islamo-chrétien censé garantir à la fois l’indépendance du pays (aussi bien vis-à-vis de la Syrie que des puissances européennes) et son arabité.

L’idée de consensus conserve son prestige avec l’arrivée au pouvoir du général Fouad Chéhab (1958-1964), qui succède au très partial Camille Chamoun (sensible à la doctrine Eisenhower et hostile au nationalisme arabe incarné par Nasser) et dont le mandat est associé à la volonté de construire de solides institutions.

S’est installée aussi l’idée que la composition des gouvernements devait refléter une forme de consensus politique qui vient s’ajouter à la représentativité confessionnelle. Ce consensus a pris un nom tout désigné : « gouvernement d’union nationale ». En 1960, dans le gouvernement de Saëb Salam, le socialiste Kamal Joumblatt pouvait côtoyer l’antisocialiste Pierre Gemayel. C’est ainsi qu’on a pris l’habitude de résoudre les difficultés politiques et d’aplanir les divergences.

En 1960, dans le gouvernement de Saëb Salam, le socialiste Kamal Joumblatt pouvait côtoyer l’antisocialiste Pierre Gemayel. C’est ainsi qu’on a pris l’habitude de résoudre les difficultés politiques et d’aplanir les divergences

Nous retrouverons ce parti pris pendant la guerre civile (1975-1990). En 1984, des chefs de partis-milices qui se combattaient cohabitaient dans un « gouvernement d’union nationale ». Depuis la fin de la guerre, le « gouvernement d’union nationale » est devenu une pratique courante.

À l’issue des élections législatives de 2018, lors desquelles des alliances improbables ont pu émerger (le courant aouniste pouvait s’allier à Saad Hariri dans une circonscription et au Hezbollah dans une autre), Saad Hariri – soutenu par ses adversaires de la veille, Michel Aoun et le Hezbollah – a dû former un gouvernement destiné à représenter presque l’ensemble des forces politiques présentes au Parlement. Le soulèvement populaire aura finalement raison du gouvernement Hariri au début de l’année 2020.

Ennahdha et Hezbollah : de la subversion au conformisme

Dans la Tunisie post-Ben Ali, on a d’abord commencé par une « troïka » (alliance de circonstance entre les islamistes d’Ennahdha et deux formations classées à gauche) de 2011 à 2014. Puis, après l’adoption d’une nouvelle Constitution en janvier 2014 et les élections législatives d’octobre 2014, on a opté pour une très large coalition.

En effet, alors même que la formation Nidaa Tounes (où l’on retrouvait à la fois des syndicalistes et des représentants de l’ancien régime) avait été créée pour contrer Ennahdha, les deux partis ont fini par gouverner ensemble. Même chose après les élections d’octobre 2019 : le gouvernement d’Elyes Fakhfakh était composé d’une large coalition hétérogène.

Dans ces derniers cas, il est difficile de parler de « gouvernements d’union nationale » comme au Liban. Il s’agit néanmoins de grandes alliances de circonstance sans la moindre cohérence politique.

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En Tunisie comme au Liban, l’électeur (apathique comme le montrent les taux de participation) est dans l’incapacité d’identifier un lien clair entre le résultat du scrutin et l’orientation choisie par le gouvernement. Il est même difficile d’identifier une orientation politique.

Dans les deux cas, les ultimes gardiens du consensus sont deux partis associés à la subversion : la clandestinité passée et un islam politique transnational (référence aux Frères musulmans) dans le cas d’Ennahdha et le recours à la lutte armée (y compris à l’étranger) et des parrains extérieurs dans le cas du Hezbollah.

Au-delà des différences idéologiques entre les deux formations, elles partagent la même représentation de leur propre survie : elle ne serait possible que dans le cadre de larges alliances ou de larges coalitions.

Le sort réservé aux Frères musulmans en Égypte (du coup d’État militaire contre Mohamed Morsi à l’interdiction de la confrérie) en 2013 et la crainte d’une contre-révolution ont poussé Ennahdha à la plus grande prudence : gouverner avec l’adversaire politique au lieu de l’affronter.

Écartée aujourd’hui du gouvernement, la formation islamiste lui a néanmoins accordé sa confiance au Parlement afin de n’avoir à assumer ni une délicate nouvelle élection (le président Kais Saied et la benaliste Abir Moussi sont particulièrement populaires) ni le rôle de principale formation d’opposition. Il s’agit de conserver une partie du pouvoir, même à l’extérieur du gouvernement.

Le Hezbollah est dans une situation analogue : il entend participer au pouvoir sans jamais se mettre en avant et, de préférence, dans le cadre de larges coalitions. Au même titre que les alliances politiques (avec Michel Aoun, notamment), ces coalitions sont perçues à la fois comme une protection pour le parti chiite (contre des acteurs extérieurs hostiles, au premier rang desquels Washington) et comme un mécanisme pacificateur de la vie politique libanaise.

Ennahdha et le Hezbollah se retrouvent confrontés à la même difficulté. Ils sont tentés de défendre une sorte d’équilibre précaire permanent – parallèlement à un discours réformateur –, en partant du principe que celui-ci est une condition de leur survie, alors même que leurs électorats en pâtissent.

L’activisme de Kais Saied en Tunisie et le soulèvement populaire au Liban sont venus bousculer ce statu quo. Mais si le consensus systématique est contraire à la démocratie (fondée sur le dissensus), les gouvernements de technocrates ne le sont pas moins.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlene Mohammedi est docteur en géopolitique et notamment spécialiste de la politique arabe de la Russie postsoviétique. Il dirige le centre d’études stratégiques AESMA, ainsi qu’Araprism, association et site dédiés au monde arabe
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