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Avoir 20 ans en Libye : la détresse d’une génération perdue

Ils ont assisté à la chute de Mouammar Kadhafi et ont grandi dans une société déchirée par la guerre. L’impact psychologique de toute cette violence sur de nombreux jeunes Libyens est très lourd
En 2011, des combattants sur les lignes de front dans l’est de la Libye se préparent à se battre (AFP)
Par Rebecca Murray à TRIPOLI, Libye

Cela fait presque six mois que le maréchal Khalifa Haftar a lancé une guerre acharnée contre la capitale libyenne, Tripoli. Cette bataille, la plus récente d’une série de conflits brutaux depuis la révolution de 2011 qui a renversé le dictateur Mouammar Kadhafi, a un impact psychologique alarmant sur la jeunesse du pays.

Une femme de 20 ans angoissée, paniquée par les violences autour de son domicile en pleine zone de conflit, a par exemple voulu se suicider avec un tube de calmants. « Sa famille a refusé de partir, alors elle a donc tenté de se suicider », témoigne Mohamed Algeli, médecin d’un dispensaire de campagne sur la ligne de front. « Nous avons dû lui laver l’estomac et l’envoyer directement à l’hôpital. »

Pour les Libyens d’une vingtaine d’années, aller à l’université, réfléchir à une carrière et se retrouver entre amis peut représenter un répit bienvenu avant de répondre aux attentes d’une société conservatrice : trouver un emploi, se marier et élever des enfants.

On estime aujourd’hui à 120 000 le nombre de civils déplacés par la guerre pour Tripoli

Mais pour de nombreux jeunes de cette génération qui, dans leur enfance, ont vu la chute sanglante du régime de Kadhafi suivie par le régime chaotique et instable des milices, partagent une même inquiétude, profondément ancrée, au sujet de la vie quotidienne et de l’avenir.

La violence chronique par armes à feu, l’enrichissement de quelques corrompus au milieu d’une société qui s’appauvrit de plus en plus, l’incompétence du gouvernement, la destruction des services et les déplacements de population nourrissent un besoin psychologique généralisé de masquer la réalité. 

On estime aujourd’hui à 120 000 le nombre de civils déplacés par la guerre pour Tripoli, alors que plusieurs milliers de personnes – parmi lesquelles des civils et de nombreux jeunes qui ont choisi de prendre les armes et de se battre – sont maintenant mortes et blessées. Des avions étrangers bombardent quotidiennement l’aéroport de Mitiga et des cibles militaires dans la banlieue sud de Tripoli.

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À la faculté des sciences économiques de l’Université de Tripoli, le conflit impose au professeur Mahmoud Ahmed Danaf, formé aux États-Unis, des défis quotidiens. L’assiduité des étudiants a chuté à 20 %, selon lui. Certains sont partis se battre en première ligne, d’autres sont devenus des sans-abris à cause de la guerre, d’autres encore sont déconcentrés ou ont fui le pays.

Il explique également que des logements sur le campus ont été proposés aux familles déplacées, laissant souvent les étudiants à qui ils devaient revenir se débrouiller seuls. Certains paient des chambres d’hôtel à proximité pour pouvoir passer les examens de fin d’année.

L’absentéisme des étudiants n’est pas le seul défi auquel est confrontée cette faculté. Les professeurs reçoivent un salaire de subsistance, souvent payé avec plusieurs mois de retard et le syndicat des enseignants est faible. Il y a des coupures de courant chroniques et un manque d’accès basique à Internet tout comme à une bibliothèque en ligne et à des projecteurs, tandis que les salles de classe manquent souvent de mobilier, de tableaux et de portes.

Il y a ensuite des incidents. Par exemple : un étudiant a menacé son professeur avec une arme pour obtenir une meilleure note.

« Peu ou quasiment pas d’avenir »

« Ce qui me détruit, ce sont les étudiants », confie Mahmoud Ahmed Danaf. « Je vois tellement de bons garçons mais leur tête est vide. Nous essayons de les extriper des rues et des milices. Mais parfois, ils en retirent de l’argent et le pouvoir qui ouvre des portes. » Il soupire profondément. « Nous essayons de les persuader de construire plutôt leur avenir. »

« Dieu merci, nous avons terminé ce semestre ! », s’exclame Yousef Mabrouk Saheri, 22 ans, responsable du syndicat des étudiants de la faculté. Il a passé les derniers mois à encourager les étudiants à poursuivre leurs études, même s’il a lui-même perdu sa maison à cause de la guerre. Il aspire à devenir banquier et son désir d’étudier et de partir travailler à l’étranger est aussi celui de nombreux autres étudiants.

Une étudiante de l’Université de Tripoli où les coupures de courant, le manque d’accès basique à Internet et les salles de classe sans mobilier font partie du quotidien (AFP)

« La plupart des gens que je connais ne sont pas optimistes pour l’avenir », témoigne à Middle East Eye Emad Badi, chercheur non résident à l’Institut du Moyen-Orient. « Ceux qui nourrissent des projets à long terme de rester en Libye sont très peu nombreux, à moins qu’ils ne soient pas en mesure de partir. La jeune génération ne veut pas rester parce qu’il y a peu, ou quasiment pas, d’avenir. »

Le ministre de l’Éducation, Othman Mohamed, a des projets ambitieux. « Après avoir évalué le système éducatif, nous avons réalisé que nous ne pouvions pas améliorer ni arranger les choses, mais que nous avions besoin d’une réforme totale – à commencer par l’infrastructure, le programme et les enseignants. »

« Nous essayons de les extriper des rues et des milices. Mais parfois, ils en retirent de l’argent et le pouvoir qui ouvre des portes »

- Mahmoud Ahmed Danaf, enseignant universitaire

Mais ces objectifs sont tempérés pour l’instant par la guerre et par son rôle d’adjoint dans le comité de crise du Gouvernement d’union nationale (GNA) qui gère la fourniture d’électricité, d’eau, des soins de santé et de logements aux personnes déplacées. « C’est un cauchemar », admet-il. « Nous sommes comme des pompiers qui sauteraient d’une crise à l’autre. »

Et les crises pourraient se multiplier même si Haftar est vaincu à Tripoli. De nombreux Libyens prévoient que sa défaite pourrait mener à un autre conflit entre groupes armés pour le butin dans la capitale.

Tramadol, ecstasy, cocaïne

« Il est clair que l’alliance anti-Haftar durera tant qu’ils feront face à une menace commune des forces de Haftar aux portes de Tripoli », explique à MEE Wolfram Lacher, chercheur principal à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité. « Quand la menace disparaîtra, l’alliance se disloquera. »

Dans un café de la ville, un ancien combattant de Tripoli de 25 ans raconte qu’il a cessé de se battre il y a cinq ans mais qu’il est toujours en contact étroit avec des amis en première ligne.

« Cette jeune génération est mentalement détruite », souligne-t-il en décrivant comment les milices ont accès aux pharmacies et comment les combattants sont accros à un cocktail de tramadol pour la douleur et d’ecstasy pour l’adrénaline, qui a pour fonction de « tout faire oublier ». On trouve aussi de la cocaïne, mais elle est chère. Fumer du haschisch et boire de l’alcool fait maison a toujours été la pratique la plus courante, constate-t-il. 

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Il poursuit : « Ils ne comprennent pas ce que signifient les règles de la famille ou de la rue. Ils se fichent du respect. Ils prennent exemple sur les jeux vidéo de combat comme PUBG – une sorte de Fortnite – dans lesquels des équipes s’entretuent, puis ils les appliquent au vrai champ de bataille. »

Avec le resserrement sécuritaire à la frontière entre l’Espagne et le Maroc et le conflit en cours en Libye, le trafic de drogue a explosé.

La Force Rada, puissante milice salafiste, gère un centre de réhabilitation étroitement sécurisé basé sur les terrains de l’aéroport de Mitiga où elle arrête souvent sans procès les personnes considérées comme des dealers ou des toxicomanes.

Ils sont intégrés dans un programme de réhabilitation qui comprend une formation dans des métiers tels que la menuiserie et les séminaires religieux. Parmi les pensionnaires de Tripoli, ce programme controversé, dans un lieu où des abus de détenus ont été signalés, est souvent salué mais s’est révélé difficile à évaluer.

De jeunes Libyens déguisés en « martyrs de la révolution » participent à un défilé pour l’anniversaire du début des manifestations contre Kadhafi (AFP)

La diffusion des services psychologiques, dans une culture où la maladie mentale est souvent stigmatisée, est de mieux en mieux acceptée alors que le conflit se poursuit.

Le docteur Anwar Farjalla, psychiatre à la clinique privée Psy Care, exerce depuis les années 1980. La police lui confiait alors des affaires pénales à l’hôpital psychiatrique Al-Razi. « De nombreux patients avaient tenté de s’introduire dans l’enceinte de Bab al-Azizia, [la caserne fortifiée] de Kadhafi », se souvient-il. « Certains voulaient le tuer, d’autres pensaient qu’il était un prophète, alors que d’autres voulaient lui montrer quelque chose. »

Maintenant, il traite principalement des jeunes dans la vingtaine, bien que parmi les patients du centre se trouvent aussi des mères et des grands-parents. « Les conflits chroniques, le manque d’emplois, d’argent, de services, le fait que les gens soient sans-abri, la violence domestique… tout cela peut contribuer à la dépression et à l’insécurité. »

Simulacre d’exécutions

Un des patients hospitalisés de Zintan a été traité avec succès pour un trouble anxieux généralisé. Le personnel de Psy Care a déclaré qu’après son départ, il avait été enlevé par des criminels dans le quartier d’Abou Salim et soumis à la torture pour obtenir une rançon.

Selon le Dr Khawater Ghnemi, qui travaille à la clinique avec le Dr Farjalla, cet homme avait été agressé sexuellement, brûlé avec des cigarettes et affamé. « Quand il a finalement été libéré, il est revenu chez nous parce que nous étions un endroit sûr », résume-t-elle.

« Les milices seront là jusqu’au jour du jugement dernier »

- Mohamed, 31 ans

Mohamed, 31 ans, est un homme d’affaires équilibré qui, comme ses collègues, veut quitter la Libye et rejoindre son frère et sa sœur, qui travaillent en Allemagne. Il explique qu’il souffre d’hypertension, à l’instar de sa sœur cadette, décédée d’une crise cardiaque à 21 ans.

Mohamed raconte que récemment, lors d’une soirée où, avec quinze amis, ils avaient organisé une fête dans une ferme de la banlieue de Tripoli, une milice masquée les a attaqués. En quarante minutes, les assaillants les ont forcés à se mettre à terre, ont simulé des exécutions et leur ont volé leurs téléphones portables, leurs ordinateurs et leurs clés de voiture.

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« Ensuite, un miracle s’est produit », se souvient-il, tremblant. « Un homme est arrivé dans un 4x4 et s’est assis à côté de nous. Il nous a dit que nous étions de bons gars et que ses hommes n’étaient pas censés nous traiter de la sorte. Il a obligé la milice à tout nous rendre. J’ai survécu. Ce fut un rebondissement incroyable. »

Il a couru chez lui et s’est enfermé dans sa chambre, dans un état de grande anxiété. Il n’a pas parlé de l’attaque à ses amis ni informé sa famille et se sent désormais incapable de rester en Libye.

« Malheureusement, la Libye est dans une impasse », se désole-t-il. « Les milices seront là jusqu’au jour du jugement dernier. Je souhaite le meilleur à mon pays, mais cela ne signifie pas que le mal n’existe pas. »

Traduit de l’anglais (original).

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