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Tunisie : dix ans après la révolution, le politique toujours démuni devant la question sociale 

Résorber la fracture sociale et territoriale, mettre en place une économie solide et des institutions crédibles : les dirigeants post-2011 ont échoué à traiter les faiblesses structurelles du modèle tunisien. Mais la colère monte en puissance dans tout le pays
Un Tunisien attend près d’un graffiti représentant les silhouettes d’un homme se métamorphosant en oiseau symbolisant la liberté, place Mohamed Bouazizi, au centre de la ville de Sidi Bouzid le 27 octobre 2020, berceau de la révolution tunisienne de 2011 (AFP)
Un Tunisien attend près d’un graffiti représentant les silhouettes d’un homme se métamorphosant en oiseau symbolisant la liberté, place Mohamed Bouazizi, au centre de la ville de Sidi Bouzid le 27 octobre 2020, berceau de la révolution tunisienne de 2011 (AFP)
Par Thierry Brésillon à TUNIS, Tunisie

« La Tunisie est en train de vivre la phase la plus délicate et la plus dangereuse qu’elle a connue depuis l’indépendance », a lancé le président de la République Kais Saied, le 7 décembre devant des parlementaires du groupe démocrate, qu’il recevait au Palais de Carthage. 

Dix ans après le geste de protestation désespérée de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, le 17 décembre, qui a enclenché un processus de mutation politique spectaculaire et prometteur en Tunisie et dans le monde arabe, tous les signaux d’alerte sont au rouge. 

Finances publiques, activité économique, situation sociale, vie institutionnelle, partis politiques… pas un secteur n’échappe à la crise et pas une solution n’apparaît l’horizon. Les effets économiques de la pandémie n’arrangent rien, mais les raisons sont profondes : aucune des faiblesses structurelles du modèle tunisien n’a été traitée.

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À commencer par la fracture sociale et territoriale produite par les modalités de construction de l’État tunisien et son orientation économique extravertie, c’est-à-dire essentiellement déterminée par sa dépendance à l’extérieur.

C’est de la Tunisie rurale qu’était partie la secousse contre le régime corrompu, autocratique et violent de Ben Ali, avant de gagner les périphéries urbaines et finalement de mobiliser les élites citadines. 

C’est de ces mêmes régions que des jeunes manifestants étaient venus camper, en janvier et en février 2011, devant les bureaux du Premier ministre à la Kasbah pour faire céder les dernières résistances de l’ancien pouvoir. 

Mais la reprise du mouvement par les partis et le syndicat UGTT, sa canalisation vers l’élection d’une Constituante avaient laissé pendante la question sociale et renvoyé dans leurs régions les Tunisiens des marges.

À la puissance destituante de l’irruption du peuple dans la vie politique, succédait la phase instituante portée par des acteurs dont la priorité était de réformer le régime et d’accéder au pouvoir. Les subalternes sont retournés à leur invisibilité en échange de la promesse que la liberté permettrait de remédier à l’injustice sociale. Comment ? Personne n’avait réellement de réponse.

Une conflictualité sociale chronique

Tandis que sur la scène politique, les acteurs se sont déchirés sur les questions identitaires, manœuvrent pour se partager le pouvoir, cette fameuse « question sociale » ne cesse revenir. Fragmentée, spasmodique, parfois instrumentalisée dans les joutes politiques.

Chaque région a sa problématique. L’investissement public et les prix agricoles dans le nord-ouest, le modèle extractiviste du phosphate à Gafsa, la destruction par l’industrie chimique de l’écosystème de l’oasis maritime à Gabès et de l’économie qu’elle soutenait, la redistribution des revenus du pétrole à Tataouine, etc. 

Depuis le début de l’année 2020, l’Observatoire social tunisien a dénombré pas moins de 6 500 mouvements de protestation, dont plus d’un millier pour le seul mois de novembre

L’emploi, l’eau, la qualité des services publics, la pollution alimentent une conflictualité sociale chronique. Depuis le début de l’année 2020, l’Observatoire social tunisien a dénombré pas moins de 6 500 moumevements de protestation, dont plus d’un millier pour le seul mois de novembre.

En octobre 2013, Mohamed Ghariani, dernier secrétaire général du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, le parti du pouvoir durant l’ancien régime) nous confiait : « Nous avions trouvé une voie économique et sociale qui fonctionne. Il n’y a pas d’alternative. » 

Le régime qu’il avait servi s’est pourtant effondré parce que la frustration sociale de son modèle économique était devenue insupportable pour la majorité des Tunisiens et dépassait les capacités de régulation du pouvoir politique. Et pourtant, aucune stratégie économique nouvelle n’est venue le démentir depuis dix ans.

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Tout le monde a fait mine de redécouvrir les inégalités régionales après le 14 janvier 2011, mais aucune politique ne s’est attaquée à ses causes structurelles, en dehors de quelques réallocations budgétaires. 

Depuis, les gouvernements successifs absorbent la colère sociale en distribuant des emplois improductifs dans les « chantiers de développement » et les « sociétés de jardinage ». Le secteur public, de l’aveu de la compagnie aérienne nationale Tunisair, a pour mission de résorber le chômage, et malgré les demandes du FMI, la masse salariale de l’État ne cesse d’augmenter.

Les bailleurs comblent les déficits publics de plus en plus élevés (la dette publique est passé de 42 à 78 % du PIB de 2011 à 2020, dont les deux tiers auprès de l’extérieur). 

Mais le marasme durable du tourisme, les réticences des investisseurs étrangers, la dégradation de la note souveraine de la Tunisie de stable à négative, qui ferme de facto l’accès de la Tunisie aux marchés financiers, rapprochent dangereusement cette gestion de la question sociale de son heure de vérité.

Une mobilisation sociale en mutation 

Dans ces conditions, les protestations sociales ont pris progressivement une autre tournure. 

À la sollicitation désespérée d’une intervention de l’État, dont l’immolation de Mohamed Bouazizi était l’archétype, à la multitude de petits sit-in locaux, a commencé à se substituer une autre demande : qu’une partie des revenus tirées des ressources extraites d’une région soient consacrée au développement régional, sans attendre une hypothétique redistribution saupoudrée par l’État central. 

C’est le modèle adopté par les manifestants de Tataouine qui avaient bloqué la vanne pétrolière d’El Kamour au printemps 2018 et qui viennent d’arracher un nouvel accord au gouvernement.

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Ce régionalisme des ressources, cette « kamourisation » du mouvement social, a fait des émules depuis que le 9 novembre, le chef du gouvernement Hichem Mechichi a annoncé la tenue d’une série de conseils ministériels consacrés aux régions, afin de mettre en œuvre les accords déjà conclus par les gouvernements précédents.

Décriée comme une dislocation de l’État par les élites de la capitale, cette tendance est la réponse au régionalisme inavoué du modèle économique, qui assigne les régions de l’intérieur et du Sud la vocation de fournir en ressources bon marché le littoral industriel.

Une autre mutation du mouvement social se produit, c’est le dépassement, certes, laborieux de la fragmentation locale des protestations. Une tendance que l’on observe en particulier à Gabès, où s’est accumulé depuis 2012 l’expérience d’un mode mobilisation horizontale et informelle, sous le label Stop Pollution, pour revendiquer la délocalisation du complexe industriel installé aux portes de la ville. 

Alors que depuis le 13 novembre, les sit-in se multiplient dans le gouvernorat, le 3 décembre, la formation d’une coalition des protestations locales a été annoncée par une des figures de Stop Pollution, Khayredine Debbaya. 

« Le cadre dont nous rêvions pour coordonner toutes les luttes du gouvernorat est enfin né », se réjouissait-il alors. « Le gouvernement ne va pas examiner chaque situation locale », expliquait-il aux protestataires, mais traiter de l’ensemble de la région. « C’est le moment de dépasser nos divisions et d’unifier nos luttes ! »

Les habitants clament des slogans antipollution et antigouvernementaux lors d’une manifestation contre la pollution causée par les usines dans la région tunisienne de Gabès, le 30 juin 2017 (AFP)
Les habitants clament des slogans antipollution et antigouvernementaux lors d’une manifestation contre la pollution causée par les usines dans la région tunisienne de Gabès, le 30 juin 2017 (AFP)

Mais cette convergence ne doit pas simplement surmonter les petites rivalités locales. Elle doit aussi s’imposer face à la volonté de l’UGTT de monopoliser la représentation de la question sociale, alors même que l’organisation est débordée par les mobilisations de catégories qu’elle ne représente pas, puisqu’elle est, pour l’essentiel, le syndicat du secteur public. 

Slim Tissaoui, conseiller aux affaires sociales auprès du chef du gouvernement et ancien syndicaliste, n’a pas hésité à accuser le mouvement des « coordinations », telles que celle de Gabès, de « ramener la Tunisie à l’âge de la pierre ».

Financée de fait par l’État qui lui reverse les cotisations prélevées à la source, l’UGTT se prévaut de son rôle historique dans la stabilisation politique du pays pour négocier la sanctuarisation du secteur public dans le cadre des réformes économiques. 

L’émergence d’une capacité d’organisation par le bas, dont les priorités ne seraient pas forcément les mêmes que les siennes, remettrait sa position en cause. 

En organisant des grèves générales d’une journée à Béja, le 25 novembre, à Kairouan le 3 décembre, puis à Jendouba le 4 décembre, le lendemain du décès d’un jeune interne tombé dans une cage d’ascenseur à l’hôpital local, la centrale syndicale montre sa capacité de mobilisation et capte le mécontentent social, sans créer toutefois un réel rapport de force avec le gouvernement.

Le Parlement pour cible 

Mais le principal obstacle au traitement de la question sociale, est le politique lui-même, qui n’a pas tenu sa promesse de février 2011 : traduire le changement de régime en progrès social. 

Il y a dix ans, l’incendie allumé à Sidi Bouzid s’était propagé dans un tissu social saturé d’humiliations et d’injustices avant de converger avec d’autres frustrations, notamment politiques en raison la restriction des libertés, vers l’institution qui était la fois l’instrument et le symbole du régime : le ministère de l’Intérieur. 

Cette fois-ci, c’est vers la classe politique et plus précisément le Parlement que les colères se dirigent.

Ce qui aurait dû être l’atelier des transformations du pays est devenu le symbole de l’impuissance, de la compromission et de la dégradation de la vie publique, comme l’illustrent les deux derniers scandales en date. 

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Le rapport de la Cour des comptes sur les dernières élections a confirmé des crimes électoraux (des financements étrangers notamment) qui devraient, selon la loi, justifier la transmission du dossier à la justice et l’annulation des listes concernées, en l’occurrence, celles des deux principaux partis : Qalb Tounes et Ennahdha, et la tenue de nouvelles élections pour renouveler les sièges vacants.

Ce rapport est soit une bombe atomique, puisque de nouvelles élections feraient voler en éclat la configuration politique actuelle et renforcerait probablement le Parti destourien libre, soit une arme chimique puisque, s’il restait sans conséquence juridique, il dissoudrait le crédit des institutions garantes de la qualité démocratique, l’instance supérieure indépendante des élections, la justice et le Parlement bien sûr.

Dans ce climat déjà délétère, la coalition al-Karama a choisi d’ajouter le chiffon rouge de la question des droits des femmes.

En tenant des propos outranciers sur les mères célibataires lors de la discussion du budget, le 4 décembre, Mohamed Affes a relancé les passions identitaires et le 7 décembre, les députés de son groupe ont pris physiquement à partie des députés du groupe démocrate lors d’une commission consacrée ces déclarations, blessant l’un d’eux au visage.

Le dialogue national proposé par l’UGTT pour aborder toutes les questions non résolues depuis 2011 permettra-t-il, s’il a lieu, de résorber cette crise systémique, ou bien offrira seulement un cadre à la stabilisation momentanée de nouveaux équilibres politiques ?

Alors que la tension sociale monte en puissance, que le discrédit des institutions s’aggrave, des conflits tribaux autour de l’utilisation de terres collectives éclatent dans le sud, continuant à dramatiser la situation.

Depuis quelques semaines, les appels à la dissolution du Parlement se multiplient d’horizons divers et Kais Saied est appelé à recourir l’article 80 de la Constitution, qui lui donne des pouvoirs exceptionnels. 

Mais ces appels à un quasi coup d’État ont peu de chance d’être suivis d’effets. La Constitution rend la dissolution très difficile, et même impossible en cas d’application de l’article 80.

Le chef de l’État, en recevant les députés du groupe démocrate après les incidents du 7 décembre, a lourdement insisté sur sa volonté de respecter la Constitution malgré la montée des périls, écartant pour le moment le spectre d’une rupture. 

Le dialogue national proposé par l’UGTT pour aborder toutes les questions non résolues depuis 2011 permettra-t-il, s’il a lieu, de résorber cette crise systémique, ou bien offrira seulement un cadre à la stabilisation momentanée de nouveaux équilibres politiques, ajournant une fois de plus la question cruciale : comment mettre en prise le fonctionnement démocratique et la question sociale ? 

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