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La Turquie courtise Washington alors que croît la désillusion envers la Russie

Pour Ankara, le besoin d’assistance des États-Unis pour lutter contre le coronavirus est une opportunité pour tenter d’améliorer des relations bilatérales tendues
Un avion militaire turc transportant du matériel médical pour aider à combattre le COVID-19 aux États-Unis est déchargé sur la base militaire aérienne d’Andrews, dans le Maryland, le 28 avril 2020 (AFP)
Par Ragip Soylu à ANKARA, Turquie

Les crises peuvent créer des opportunités. Pour le gouvernement turc, c’est le cas de la pandémie actuelle de COVID-19, qu’il voit comme une chance de réparer les relations endommagées avec son allié de l’OTAN, les États-Unis.

Ces dernières semaines, alors que le coronavirus s’est propagé dans les deux pays ainsi que dans une grande partie du reste du monde, Ankara a pris plusieurs mesures soigneusement planifiées pour rétablir les ponts avec Washington.

La Turquie a d’abord signalé son intention de normaliser les relations bilatérales en mars, lorsqu’elle a vendu et livré un demi-million de tests de dépistage aux États-Unis.

Puis, en avril, des responsables turcs ont annoncé que leur pays avait reporté de plusieurs mois l’activation des systèmes de missiles S-400 de fabrication russe en raison de la pandémie.

Cela a constitué un changement de cap majeur pour Ankara, dans la mesure où les responsables turcs insistent depuis longtemps sur le fait qu’ils poursuivront le déploiement de ces systèmes très controversés pour protéger l’espace aérien de la Turquie, alors même que la décision est passible de sanctions aux États-Unis.

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Washington considère en effet l’achat d’armes russes par un allié de l’OTAN comme une menace pour la sécurité – et l’acquisition par Ankara des S-400 a déjà eu des répercussions majeures. L’année dernière, les États-Unis ont expulsé la Turquie du programme d’avions de chasse de cinquième génération F-35 et ont suspendu la livraison des appareils déjà achetés.

Fin avril, toutefois, le président Recep Tayyip Erdoğan a accordé une dérogation spéciale pour fournir des pièces de respirateurs à la société américaine Ford, qui a l’intention, dans les prochains mois, de produire des milliers de ces appareils médicaux nécessaires pour le traitement des personnes atteintes du COVID-19.

Et le 28 avril, la Turquie a fait don d’un demi-million de masques de protection et d’autres équipements médicaux à Washington sous prétexte de faire preuve de solidarité avec un allié.

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Certains observateurs à Ankara ont été surpris par ces mesures, en particulier la décision du président turc de fournir le matériel médical à titre d’aide plutôt que de le vendre, comme convenu initialement.

Erdoğan lui-même a révélé les intentions sous-jacentes à ces mesures dans une lettre adressée au président américain Donald Trump, qui a été envoyée à Washington à bord du cargo turc transportant l’aide en avril.

Il a déclaré que « l’atmosphère positive » créée par la coopération contre le COVID-19 aiderait les deux pays à « faire avancer » les relations turco-américaines.

« Les développements récents dans notre région, en particulier en Syrie et en Libye, ont une fois de plus démontré l’importance de soutenir pleinement l’alliance et la coopération turco-américaines », a écrit le chef de l’État turc.

Un responsable turc a déclaré à Middle East Eye sous couvert d’anonymat que les calculs d’Ankara avaient changé depuis que des affrontements avaient eu lien entre militaires turcs et forces gouvernementales syriennes dans la province d’Idleb, où près de 60 soldats turcs ont été tués en février.

« Les développements récents dans notre région, en particulier en Syrie et en Libye, ont une fois de plus démontré l’importance de soutenir pleinement l’alliance et la coopération turco-américaines »

- Recep Tayyip Erdoğan

C’est alors, a déclaré le responsable, que la Turquie a commencé à douter de son partenariat en Syrie avec la Russie, principal allié du président Bachar al-Assad.

« Les Russes, au lieu de mettre fin aux attaques syriennes dans la zone gardée par les stations d’observation turques, dont la sécurité était garantie par l’accord d’Astana, nous ont demandé de nous retirer et de céder le territoire à Damas », a indiqué la source.

« Ils nous ont même demandé de quitter la région d’Afrin, alléguant que puisque la Turquie avait nettoyé la zone [de la milice kurde] des YPG, il n’était pas nécessaire que nous y demeurions. »

Le sentiment à Ankara est que la Russie a aidé ou fermé les yeux sur une attaque de l’armée de l’air syrienne contre les forces turques en février, qui a tué 33 soldats.

Plusieurs conversations téléphoniques tendues entre Erdoğan et le président russe Vladimir Poutine ont par la suite révélé que Moscou était plus intéressé par la mise à la disposition du gouvernement syrien de l’autoroute M5 reliant Damas à Alep et de la M4 voisine que du sort de millions de réfugiés piégés près de la frontière turque.

Ankara, à l’époque, était en revanche profondément préoccupé par la possibilité que des centaines de milliers de réfugiés entrent en Turquie. Un million de Syriens ont été déplacés vers la frontière par les attaques du gouvernement syrien à Idleb, où ils ont rejoint de nombreux autres déplacés.

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Les deux dirigeants ont provisoirement convenu d’un cessez-le-feu début mars, établissant une patrouille conjointe sur l’autoroute M4 qui traverse le sud d’Idleb. Toutefois, l’accord n’a pas abordé des problèmes plus vastes tels que les postes militaires turcs qui ont été encerclés par les forces d’Assad ou le processus politique, lequel semble être dans l’impasse.

La coopération turco-russe en Libye semble également avoir échoué depuis le sommet de Moscou de janvier durant lequel Poutine n’a pas réussi à convaincre son protégé Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), de respecter un cessez-le-feu.

Au cours de plusieurs discours le mois dernier, Erdoğan a exprimé son espoir que Poutine mette fin aux activités des mercenaires russes du groupe Wagner en Libye, où ils soutiennent le général Haftar dans sa lutte contre l’allié de la Turquie, le Gouvernement d’union nationale (GNA).

Néanmoins, plusieurs sources syriennes ont suggéré qu’en avril, des entreprises privées russes pressaient toujours des Syriens du territoire contrôlé par Damas de se rendre en Libye pour soutenir l’armée de Haftar. La Turquie a également déployé des combattants syriens en Libye pour combattre le général rebelle.

Pas d’autres options

Certains responsables américains, à l’instar de l’envoyé spécial de la coalition combattant le groupe État islamique (EI), James Jeffrey, ont cherché à exploiter la situation à leur avantage en courtisant Ankara, notamment en qualifiant publiquement les soldats turcs tués en Syrie de « martyrs ».

Plus tôt cette année, une source officielle américaine a déclaré à MEE que Washington espérait renouer les liens et se concentrer sur une coopération conjointe contre les menaces régionales émanant de l’Iran.

Le retrait partiel des forces américaines du nord-est de la Syrie l’année dernière a supprimé l’une des principales pierres d’achoppement des relations bilatérales en réduisant au minimum la coopération américaine avec les YPG, qu’Ankara considère comme un groupe terroriste.

« La Turquie n’a guère d’autres options que de travailler avec Washington », a déclaré une source turque proche du gouvernement.

En février, Ankara a demandé au gouvernement américain d’effectuer des patrouilles aériennes dans l’espace aérien turc bordant Idleb et d’y déployer temporairement des systèmes de missiles Patriot. Les responsables américains ont répondu à la demande en proposant un partage de renseignements.

Par ailleurs, avec l’évaporation rapide des réserves de change, la Turquie a également besoin de liquidités pour soutenir la lire en pleine crise du coronavirus.

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Erdoğan s’est entretenu avec Trump sur la question de la mise en place d’un swap consistant essentiellement à accepter des devises étrangères en échange de dollars de la Réserve fédérale américaine. Cette dernière n’a pas encore pris de décision à ce sujet.

Certaines estimations suggèrent que l’économie turque se contractera de 5 % cette année, la baisse des revenus touristiques mettant la banque centrale turque dans une situation difficile. En outre, des milliards de dollars de prêts étrangers devraient arriver à échéance en 2020.

Un point de discorde majeur reste l’activation des S-400. Les responsables turcs affirment que même s’ils ont reporté le processus, ils finiront par activer les systèmes.

Le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu a réitéré en avril une demande turque de création d’un groupe d’étude chargé de chercher des moyens d’utiliser les S-400 en conjonction avec les systèmes d’armes de l’OTAN.

Le Congrès américain a adopté plusieurs lois impliquant des sanctions contre la Turquie en réponse à son acquisition des S-400 et de son opération contre les YPG en Syrie.

Une loi, en particulier, donne spécifiquement mandat à l’administration Trump pour punir la Turquie pour l’adoption du système de fabrication russe : la loi sur la « lutte contre les adversaires des États-Unis par le biais des sanctions (CAATSA).

« Nous continuons de souligner au plus haut niveau que la transaction relative aux S-400 fait l’objet de délibérations en cours sur les sanctions CAATSA et qu’elle reste un obstacle majeur dans les relations bilatérales et à l’OTAN », a déclaré la porte-parole du département d’État américain, Morgan Ortagus, dans un communiqué en réponse à la suggestion de Çavuşoğlu.

« Nous sommes convaincus que le président Erdoğan et ses hauts responsables comprennent notre position. »

Traduit de l’anglais (original).

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