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EXCLUSIF : Les projets secrets d’une unité de propagande britannique visent les musulmans français

Un contrat consulté par MEE montre que la France compte parmi les pays ciblés par l’Unité de recherche, communication et information du Home Office pour influencer l’opinion publique musulmane dans le cadre d’un programme secret de lutte contre l’extrémisme
Un homme lit le Coran dans une mosquée du Havre, dans le nord de la France, en mai 2018 (AFP)
Par Ian Cobain à LONDRES, Royaume-Uni et Hassina Mechaï

Une obscure unité de propagande du gouvernement britannique qui confie en privé qu’elle s’efforce de « modifier les comportements et attitudes » des musulmans britanniques a élaboré un projet pour commencer à opérer en France.

L’Unité de recherche, communication et information (RICU), qui fait partie du Home Office (ministère de l’Intérieur britannique), produit des films, des contenus pour les réseaux sociaux, des sites web, des brochures et des reportages destinés à influencer l’opinion publique tout en dissimulant le rôle du gouvernement britannique dans leur création.

Aujourd’hui, des documents examinés par Middle East Eye montrent que la RICU a attribué un contrat à un consortium de sociétés de communication ayant démontré sa capacité à opérer en France.

Le contrat stipule clairement que si ces sociétés doivent être en mesure d’influencer l’opinion publique musulmane française dans le cadre d’un programme secret de lutte contre l’extrémisme, l’objectif ultime du programme est d’encourager les autorités françaises à développer leurs propres initiatives de propagande sur le modèle RICU.

« La RICU-I [RICU International] s’attend à constater la preuve d’une volonté politique accrue de lutter contre le terrorisme, ainsi qu’une reconnaissance et une volonté d’agir conformément aux priorités du Royaume-Uni », énoncent les documents.

Ces documents n’indiquent pas clairement si les opérations de la RICU en France ont véritablement commencé ou si le programme est en cours d’élaboration dans l’espoir de s’assurer la coopération française à l’avenir.

Cependant, ils apportent un éclairage sur la situation dans d’autres pays au Moyen-Orient, en Europe et en Asie où la RICU est déjà à l’œuvre.

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L’année dernière, MEE a révélé que l’unité a participé à des projets faisant appel au rap et aux graffitis pour tenter d’influencer les idées et les comportements des jeunes en Tunisie, au Maroc et au Liban.

Les documents montrent que fin 2018, des opérations de la RICU étaient en cours en Jordanie, en Algérie et au Pakistan. L’unité a également organisé un certain nombre d’événements en Finlande et aux Pays-Bas.

Toujours selon les documents, le consortium qui a remporté le contrat devait démontrer sa capacité à opérer dans au moins quatre pays en plus de la France : la Belgique, le Kenya, le Bangladesh et l’Indonésie.

Les documents ne révèlent pas les détails des opérations prévues pour chaque pays, sinon pour préciser que ces dernières impliquent le développement de stratégies sur les réseaux sociaux, la production vidéo, le développement web, la rédaction de blogs, des « contenus sponsorisés sur Facebook, Twitter et Snapchat », la distribution de flyers dans les écoles et « le maintien d’un flux de communications, de produits et de matériels ».

Un rôle de premier plan

Le rôle majeur joué par la RICU dans un certain nombre de projets de communication stratégique au niveau de l’Union européenne est déjà connu.

L’année dernière, MEE a établi que la RICU travaillait avec le British Council sur un projet financé par l’Union européenne, en se servant de ce que l’on appelle des « organisations tampons » pour mener une campagne sur les réseaux sociaux et de musique rap intitulée Ala Khatrek Tounsi (Parce que tu es Tunisien) afin de promouvoir un sens de l’identité nationale tunisienne au sein de la jeunesse du pays.

L’UE finance le travail de la RICU en Tunisie, au Liban et au Maroc par le biais d’un programme de lutte contre l’extrémisme appelé « Renforcement de la résilience ».

Les participants à un rassemblement « Musulmans contre le terrorisme » en 2017, marquant les deux années écoulées depuis les attentats de Paris (AFP)
Les participants à un rassemblement « Musulmans contre le terrorisme » en 2017, marquant les deux années écoulées depuis les attentats de Paris (AFP)

En 2017, Hans Das, chef de l’unité Terrorisme et radicalisation de la Commission européenne, avait également révélé des informations concernant l’implication de la RICU dans les activités de lutte contre l’extrémisme au niveau européen. Il avait déclaré lors d’une conférence que l’unité gérait un réseau de communications stratégiques et apportait « soutien et conseil aux autres États membres ».

Ces dernières années, la RICU a confié en privé que ses travaux au Royaume-Uni étaient menés « à une échelle et à un rythme industriels ». Parmi les projets secrets qui ont déjà été dévoilés figurent :

  • la mise en place d’une organisation qui a organisé des entretiens en face à face avec des étudiants d’université sans révéler qu’elle représentait le gouvernement.

  • la publication de courts métrages et d’images sur Twitter, Facebook et Instagram sans reconnaître la participation du gouvernement britannique.

  • la distribution de flyers dans 760 000 foyers dans des régions du Royaume-Uni où la population musulmane est importante, sans qu’aucun des destinataires ne soit informé qu’ils avaient été publiés et distribués au nom du gouvernement.

  • la mise en place d’une agence de relations publiques chargée de transmettre des articles aux journalistes, sans révéler de quelque manière que ce soit que l’agence était gérée et financée conformément à un contrat passé avec le gouvernement.

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Certaines des communications sont rendues publiques par le biais de groupes de la société civile, mais la RICU a mentionné en privé qu’elle conservait le contrôle éditorial.

Plus tôt cette année, la RICU a gagné une bataille judiciaire qui lui permet de ne pas être contrainte, en vertu de la loi sur la liberté d’information, de divulguer comment elle cherche à influencer les arts en Grande-Bretagne.

La RICU a été créée en 2007 au sein du Bureau de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme du Home Office britannique. Un certain nombre de personnes impliquées dans sa création et sa direction disent avoir été inspirées par une unité de propagande britannique de l’époque de la guerre froide, le « Département de recherche de renseignements ».

Bien que la RICU contribue à mettre en œuvre le programme controversé du gouvernement britannique contre la radicalisation, connu sous le nom de « Prevent », ses messages s’adressent non seulement aux individus risquant d’être entraînés dans l’extrémisme, mais à la population musulmane du pays dans son ensemble.

« Publics Prevent »

D’autres documents consultés par MEE précisent que la RICU utilise les termes « public cible principal » ou « publics Prevent », qu’il définit comme des musulmans âgés de 15 à 39 ans, en particulier les hommes.

Les documents consultés par MEE ont été rédigés par une petite équipe de fonctionnaires, avec l’aide d’un ancien officier de l’armée britannique spécialisé dans les « opérations de renseignements » militaires en Afghanistan.

L’un d’eux affirme que la RICU est l’unité de communication stratégique la plus avancée au monde : « Aucun autre pays ne dispose actuellement de capacités aussi développées que celles de la RICU ».

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Dans leur ensemble, ces documents montrent clairement que la RICU ne mène pas seulement des opérations de propagande en dehors du Royaume-Uni, mais souhaite également persuader ses alliés de s’engager plus avant dans de telles opérations.

Un document indique que le principal objectif du contractant du secteur privé effectuant les travaux « fournit à RICU-International l’architecture de réalisation et la capacité de renforcer la capacité de ses partenaires en matière de communication stratégique, au Royaume-Uni et à l’étranger ».

Il y est précisé : « L’objectif principal de la réalisation de ces activités de communication est d’accroître la volonté, la confiance et la capacité de nos partenaires à fournir ces communications de manière indépendante. »

Bien que les méthodes de la RICU aient été développées pour être utilisées au Royaume-Uni et « conçues itérativement sur plusieurs années », le Home Office « considère que cette approche repose sur un ensemble de principes stratégiques fondamentaux pouvant être appliqués dans d’autres contextes ».

Cependant, l’objectif ultime des opérations de la RICU à l’étranger semble être de renforcer ses activités au Royaume-Uni : les contractuels du secteur privé ont été informés que leurs opérations devront « avoir un impact dans les zones prioritaires du Royaume-Uni ».

« Un cache-sexe pour ne pas parler des causes de l’extrémisme »

Plusieurs activistes travaillant au sein des communautés musulmanes ont rapporté à MEE avoir été surpris d’apprendre les projets du gouvernement britannique en matière de campagnes contre la radicalisation en France, et confié leur inquiétude quant au fait que de telles initiatives puissent aliéner davantage des communautés déjà observées de près et suspectées.

Les participants à un rassemblement « Musulmans contre le terrorisme » en 2017, marquant les deux années écoulées depuis les attentats de Paris (AFP)
Les participants à un rassemblement « Musulmans contre le terrorisme » en 2017, marquant les deux années écoulées depuis les attentats de Paris (AFP)

Fateh Kimouche, l’éditeur d’Al-Kanz, un blog traitant les sujets qui touchent les musulmans français, s’interroge sur l’efficacité des campagnes de lutte contre la radicalisation.

Il les compare aux efforts menés en France dans les années 1980-1990 pour influencer et intégrer les communautés musulmanes via un réseau national de centres communautaires pour la jeunesse, les Maisons des jeunes et de la culture (MJC).

« Si une personne se radicalise, est-ce que des graffs et du rap vont suffire ? », demande Kimouche à MEE.

« Il faudrait poser la question de la politique étrangère des pays occidentaux. Plutôt que ce genre d’initiatives, pourquoi ne pas cesser de vendre des armes à l’Arabie saoudite ? »

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Houria Bouteldja, activiste franco-algérienne, estime que les musulmans français sont depuis longtemps la cible de politiques étatiques visant à façonner et créer un islam français « modéré ».

Porte-parole du Parti des indigènes de la République (PIR), un parti politique qui fait campagne sur l’anti-racisme, Houria Bouteldja ajoute que l’une des conséquences des campagnes de déradicalisation est la création « de comportements de culpabilité, et d’autocritique » dans les communautés ciblées.

« Le fait que ce soit désormais un programme transnational indique qu’on atteint peut-être un autre échelon qui traduit une inquiétude. La lutte contre la radicalisation est un cache-sexe pour ne pas parler des causes de l’extrémisme », affirme-t-elle à MEE.

« On va passer notre temps à nous critiquer plutôt que de faire des analyses critiques et politiques des États et de leur politique. »

Les « communautés de la diaspora » visées

Pour remplir le contrat, les entreprises doivent « créer des réseaux d’organisations de la société civile » dans les pays où ils opèrent, afin de partager des informations sur la lutte contre la violence et l’extrémisme.

Ces organisations devront « se concentrer sur le travail avec les communautés de la diaspora de chaque pays qui ont le plus d’impact/influence sur le Royaume-Uni ».

Le contrat de gestion des activités de la RICU en France, en Belgique, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord a été remporté par un consortium dirigé par Adam Smith International (ASI), une société d’aide à l’étranger basée à Londres.

Il y a deux ans, les fondateurs d’ASI ont été obligés de se retirer lorsque le gouvernement britannique a gelé de futurs contrats après qu’il a été établi que le contractant utilisait des documents officiels divulgués pour s’assurer un avantage commercial.

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ASI a par la suite été accusé d’avoir permis que l’aide britannique soit versée à des groupes militants en Syrie, ce qu’elle a nié.

Ce contrat à l’étranger serait l’un des trois contrats conclus à la fin de l’année dernière. Un second était destiné à d’autres opérations de la RICU au Royaume-Uni, tandis que le troisième était destiné à un programme d’évaluation.

MEE croit savoir qu’un des membres du consortium dirigé par ASI est une société de communication londonienne, Breakthrough Media, qui collabore étroitement avec la RICU depuis plusieurs années.

L’année dernière, Breakthrough Media a été critiqué en Australie pour avoir mené un certain nombre de campagnes sans préciser qu’il était financé par le gouvernement fédéral.

Par la suite, la société a commencé à opérer en Australie sous un nouveau nom, Zinc Network, qu’elle a également adopté au Royaume-Uni.

Le ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères n’a pas répondu aux sollicitations de MEE.

Le Home Office britannique a confirmé que le contrat avait été attribué à ASI, mais a refusé d’expliquer le travail que la RICU effectuait ou pourrait effectuer à l’avenir en France.

Dans un bref communiqué, le ministère a déclaré : « Nous travaillons avec de nombreux partenaires internationaux en vue de partager des leçons et des expériences afin de soutenir les objectifs du Home Office. »

ASI a seulement admis « mettre en place des systèmes », mais en vertu des termes du contrat avec la RICU, la société n’est pas habilitée à préciser ce qu’elle fait ni où elle opère.

Zinc Network n’a pas répondu aux demandes de commentaires de MEE.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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