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Turquie : la gestion des municipalités AKP mise en cause

Les soupçons de détournement de l’argent public par le parti au pouvoir se multiplient dans les mairies remportées au printemps par l’opposition. Des allégations réfutées par l’AKP
Un employé municipal marche dans le centre touristique de Sultanahmet, à Istanbul, en janvier 2016 (AFP)

Les images ont fait le tour des réseaux sociaux début septembre : des centaines de véhicules, alignés les uns à côté des autres, sur l’immense esplanade bétonnée de Yenikapı, à Istanbul. Étaient exposées ainsi une partie des 1 717 voitures de fonction utilisées par les cadres de la municipalité du grand Istanbul jusqu’en juin dernier, sans compter les 874 autres affectées à la direction municipale des eaux et les 124 véhicules utilisés par la régie des transports.

Traduction : « Exposition du gaspillage à Yenikapi ! Exposition du gaspillage et des détournements pendant le mandat de l’AKP à la mairie d’Istanbul. »

Avec cette action spectaculaire présentée comme une « exposition du gaspillage », l’équipe du nouveau maire, Ekrem İmamoğlu, élu à la tête d’Istanbul le 23 juin dernier, entendait dénoncer les dépenses pharaoniques de ses prédécesseurs de l’AKP (Parti de la justice et du développement), le parti du président Recep Tayyip Erdoğan.

« Nous avons rendu 730 véhicules qui étaient en trop. Au moins une centaine d’entre eux étaient des véhicules de marques coûteuses », a déclaré Ekrem İmamoğlu au cours d’une interview sur Haber Global, le 17 septembre.

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« Le gaspillage était au moins de 50 millions de livres turques [8 millions d’euros] par an. Deux cent cinquante millions [40 millions euros] sur cinq ans. Savez-vous ce que cela signifie ? Cela veut dire 125 crèches. Cela veut dire treize ou quatorze écoles pour nos enfants », a-t-il poursuivi.

Dans plusieurs départements, affirment les proches d’İmamoğlu, le nombre de véhicules de fonction était trois fois supérieur au nombre de cadres. Une partie de cette flotte aurait bénéficié à des proches de l’AKP, sans lien avec l’administration d’Istanbul. Entre 2015 et 2018, la facture annuelle des contrats de location a quasiment doublé, selon les chiffres du budget.

Sur la période 2011-2018, la municipalité aurait dépensé plus de 2,1 milliards de livres turques [337 millions euros] pour ses véhicules, selon le journaliste Murat Ağırel, du quotidien nationaliste Yeni Cag Yeni Çağ, qui enquête sur les affaires politico-financières.

Les dépenses de carburant ont également été jugées excessives : c’est la Cour des comptes turque (Sayıştay) qui le mentionne dans son rapport annuel en 2018.

Une affaire de famille

Les médias pro-gouvernementaux ont dénoncé à l’unisson « un mensonge d’İmamoğlu », en soulignant la présence de voitures et de camions de service pour tromper les administrés.

Le quotidien Sabah, dont le propriétaire est un homme d’affaires étroitement lié au président, a affirmé, document à l’appui, que le nouveau maire, sitôt élu, avait lancé un appel d’offres pour plus de 16 millions de livres turques (2,5 millions d’euros) pour louer de nouveaux véhicules.

Le député AKP d’Istanbul Tevfik Göksü, proche du président Erdoğan, a évoqué « un show politique destiné à faire oublier les licenciements injustes de personnel de la municipalité d’Istanbul » depuis les élections.

Mais les contrats de location, révélés le 5 septembre, recelaient une autre surprise. Selon l’enquête de Murat Ağırel, plus de la moitié du parc de véhicules était loué à une seule compagnie, Platform Turizm, détenue par Adem Altunsoy. Celui-ci n’est autre que le gendre de Nuri Albayrak, lui-même à la tête, avec ses frères, d’une puissante holding familiale étroitement liée au président Erdoğan et propriétaire du quotidien islamiste Yeni Safak.

Platform Turizm aurait obtenu, par exemple, en 2018, un marché public pour plus de 100 millions de livres turques portant sur 450 chauffeurs et 2 155 véhicules, un montant jugé supérieur aux usages. De 2011 à 2018, Platform Turizm aurait obtenu environ 1,35 milliard de livres turques [217 millions euros] de contrats avec la mairie d’Istanbul, toujours selon l’enquête de Murat Ağırel.

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​​​​​​Depuis sa prise de fonction, le nouveau maire d’Istanbul a dénoncé les pratiques de ses prédécesseurs sur les logements, les soupçons d’emplois fictifs, le financement par les deniers publics de clubs sportifs ou de programmes télévisés. Il a également promis de remettre de l’ordre dans la liste des fondations subventionnées par la municipalité.

La mairie versait chaque année plusieurs centaines de millions d’euros de subsides à des organisations parfois controversées telles que la fondation religieuse Ensar, impliquée dans un scandale d’abus sexuels sur mineurs en 2016, ou encore la fondation TÜRGEV, dirigée par des proches du président Erdoğan et soupçonnée de longue date par l’opposition de servir de caisse noire au dirigeant turc.

La fille de Recep Tayyip Erdoğan et épouse du ministre de l’Économie, Esra Albayrak, compte parmi les administrateurs de la fondation caritative TÜRKEN, basée à New York, une émanation d’Ensar et de TÜRGEV qui a reçu plus de 45 millions de dollars de subventions municipales depuis 2015. C’est au siège de cette fondation que le président Erdoğan a accueilli ses visiteurs en marge de l’Assemblée générale de l’ONU à laquelle il participait le 24 septembre.

Quant au fils cadet du président turc, Bilal Erdoğan, il siège au Conseil d’administration de la Fondation des archers (Okçular Vakfi). Cette structure, qui gère un stade et organise chaque année un tournoi de tir à l’arc le jour anniversaire de la conquête de Constantinople, pour faire revivre une ancienne tradition ottomane, a elle aussi été largement dotée par la municipalité AKP.

Elle aurait encore reçu une « aide » de 1,2 million de livres turques (194 000 euros) début 2019, selon des documents publiés par le quotidien nationaliste et critique du gouvernement Sözcü. Ses dirigeants nient toute fraude.  

Les caisses sont vides

Si Istanbul et son budget digne de celui d’un État (23,8 milliards de livres turques soit  3,8 milliards d’euros) concentrent l’attention, d’autres municipalités ont affirmé avoir découvert des anomalies dans leurs comptes au moment de la passation des pouvoirs après les élections du 31 mars dernier.  

C’est notamment le cas de celles de l’est de la Turquie dont les maires du parti pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples) avaient été destitués et remplacés par des préfets nommés par le gouvernement Erdoğan au cours du mandat précédent.

Les caisses sont vides, accusent les maires destitués. Selon eux, les dettes cumulées par les mairies de Diyarbakır, Mardin et Van atteignent 3 milliards de livres turques (486 millions d’euros) entre 2016 et 2019. Les factures impayées d’eau et d’électricité se sont accumulées, entraînant parfois des coupures comme à Mardin, a déclaré l’ancien maire de la ville Ahmet Türk.

Certaines dépenses ont été particulièrement remarquées. À Mardin, une facture de bijouterie de 40 000 livres turques (6 400 euros) a été découverte : des cadeaux envoyés au président Erdoğan ou à ses ministres par l’administrateur nommé par le gouvernement, Mustafa Yaman. Le ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu a démenti avoir reçu de tels cadeaux.

Traduction : « Les dossiers criminels des kayyıms [administrateurs nommés par l’État] : Ils ont prétendu que l’argent de la municipalité était allé à Kandil, nous pouvons vous dire où il est réellement allé. L’ancien kayyım de Mardin a fait don à Recep Tayyip Erdoğan de bijoux en argent d’une valeur de 137 000 livres (24 000 dollars). »

Le préfet nommé à Van se serait, lui, offert des costumes pour un montant de 170 000 livres turques (27 000 euros) et des services de vaisselle pour 48 000 livres turques (7 700 euros), d’après les comptes publiés par le maire HDP déchu.

Celui de Diyarbakır aurait fait installer une salle de bains dans ses bureaux pour 2 millions de livres turques (environ 320 000 euros), d’après les mêmes sources. Et en deux ans, la municipalité de Diyarbakır aurait acheté 1,6 tonne de kadayif, une pâtisserie moyen-orientale. La moitié de ces gâteaux était destinée à la présidence de la République ou au ministère de l’Intérieur, selon les documents publiés par les mairies.

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À travers tout le pays, de nombreuses villes, comme Adana, Konya, Antalya, Bursa, Gaziantep ou encore Sakarya, sont aujourd’hui lourdement endettées. La plupart ont été dirigées pendant longtemps par l’AKP de Recep Tayyip Erdoğan. La capitale Ankara totalise, à elle seule, près de 10 milliards de livres turques (1,6 milliard d’euros) de déficit, selon les chiffres donnés par son nouveau maire, Mansur Yavaş (CHP).

Dans un contexte de récession économique, les largesses budgétaires dont l’opposition accuse le parti présidentiel interrogent. Revigorée par ses récents résultats, cette dernière met en cause une gestion clientéliste par le parti au pouvoir, ce que réfutent les membres de l’AKP.

Depuis le dernier scrutin, les municipalités ont bien reçu le message et s’ouvrent à un peu plus de transparence. La mairie d’Ankara a ainsi organisé un appel d’offres pour des canalisations, en direct sur son site internet. La procédure a été suivie par plus de 300 000 internautes.

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