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Ce que Frantz Fanon peut nous apprendre sur la guerre coloniale de l’Occident à Gaza

L’analyse de l’écrivain pionnier de l’anticolonialisme est toujours d’actualité dans la guerre actuelle à Gaza. Les parallèles avec la guerre de libération de l’Algérie et la conduite de l’Occident aujourd’hui sont nombreux
Frantz Fanon a écrit que la violence n’était pas inhérente aux Noirs mais avait été provoquée en eux par l’injustice de la domination coloniale (STF/AFP)

Dans son ouvrage phare Les Damnés de la Terre, Frantz Fanon aurait pu parler de Gaza lorsqu’il affirme que « dans les luttes armées, il y a ce qu’on pourrait appeler le point de non-retour. C’est presque toujours la répression énorme englobant tous les secteurs du peuple colonisé qui le réalise. »

En Israël, à Gaza et en Cisjordanie, ce point est atteint.

Sur tous les fronts, de Gaza à la mer Rouge, l’Occident est désormais dévoilé comme une machine à tuer hors-la-loi, terrorisé à l’idée de perdre le contrôle de la situation. Le génocide, la famine et la guerre, défendus par un double langage diplomatique d’un niveau olympique, représentent ses seules réponses au fait que le Sud global et les nations du Moyen-Orient (sinon leurs dirigeants) ne veulent plus vivre sous l’hégémonie américaine.  

Jean-Paul Sartre, dans sa préface à l’essai de Frantz Fanon, a écrit à propos du colonialisme occidental : « Notre machiavélisme a peu de prises sur ce monde fort éveillé qui a dépisté l’un après l’autre nos mensonges. Le colon n’a qu’un recours : la force, quand il lui en reste ; l’indigène n’a qu’un choix : la servitude ou la souveraineté. »

Frantz Fanon était un penseur révolutionnaire et un psychiatre spécialiste du racisme colonial et de son impact psychique sur les colonisés et les colonisateurs. Avec Sartre, il écrivait sur la défaite imminente de la France en Algérie après sept années de guerre brutale.

Il peut sembler absurde, quatre mois seulement après le début de cette guerre, de considérer que l’empire anglo-saxon mené par les États-Unis est lui aussi confronté à la défaite. Les guerres en Ukraine et à Gaza ont mis en évidence les limites de la puissance occidentale et son approche totalement hypocrite du droit international et des lois de la guerre. La Russie est accusée de crimes de guerre en Ukraine, tandis que la guerre génocidaire d’Israël à Gaza est soutenue par tous les moyens nécessaires, même face à la décision provisoire de la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye contre Israël pour son génocide en cours.

À la suite de l’ordonnance historique de la CIJ, la décision prise par les États-Unis, le Royaume-Uni et une série de leurs alliés, principalement européens, de suspendre leur financement de l’agence pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) est une manœuvre éhontée visant à affamer les Palestiniens et à forcer le Hamas à se rendre, ce dernier étant proscrit comme groupe terroriste par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne.

Suspension sans scrupule du financement de l’UNRWA

Avec la suspension du financement de l’UNRWA – la principale structure d’aide aux Palestiniens – à la suite d’allégations israéliennes non prouvées, Israël pense avoir remporté un grand prix auprès de ses alliés occidentaux, ce qui ne fera qu’aggraver la situation catastrophique de la bande de Gaza.

Si, en théorie, Israël et ses alliés ont un avantage écrasant sur le Hamas et ses alliés dans la région, compte tenu de la puissance de feu militaire et du terrorisme financier qui sont déployés contre ces derniers, la situation est moins rose qu’il n’y paraît pour l’axe occidental.

Chacune de ces escalades mène à une conflagration générale s’étendant de la mer Rouge au Liban et à la mer Baltique. Ce n’est peut-être pas ce que souhaitent Joe Biden ou Rushi Sunak […]. Pourtant, toutes leurs actions nous entraînent dans cette direction

Comme l’a récemment expliqué le macroéconomiste Philip Pilkington, le blocus imposé par les Houthis aux navires à destination d’Israël qui traversent la mer Rouge, depuis novembre, est le premier de l’histoire à être imposé sans la présence d’une marine militaire.

Cette stratégie de résistance a changé la donne. Les États-Unis et leurs alliés y ont réagi en menant des frappes aériennes contre des cibles yéménites et en abattant des drones houthis. Plutôt que de reculer, la réponse du mouvement yéménite a été la défiance et la mobilisation massive de millions de ses partisans sur les boulevards de Sanaa et d’autres villes.

Cela souligne un problème plus large, également mis en évidence par l’attaque de drone fin janvier contre une base américaine à la frontière entre la Syrie et la Jordanie. Les principales forces qui combattent les États-Unis et Israël sont des acteurs non étatiques hautement motivés, plutôt que les dictatures affaiblies que l’axe de l’empire occidental a attaquées par le passé.

La force d’invasion du président américain George W. Bush a réussi à s’emparer de Bagdad en quelques semaines en 2003, déclarant la mission accomplie le 1er mai 2003 (mais sans parvenir à sécuriser le pays dans les années qui ont suivi). Il a fallu environ sept mois à l’OTAN pour traquer Mouammar Kadhafi en Libye, avant que les forces rebelles ne l’assassinent dans un fossé en 2011. En revanche, le Hezbollah, acteur non étatique, a tenu Israël en échec au Liban pendant plus d’un mois en 2006.

Philip Pilkington, créateur du podcast Multipolarity, a également affirmé fin janvier que le soutien de l’Occident à l’Ukraine avait atteint un point critique, ce qui explique certains des discours les plus alarmistes émanant des capitales occidentales. « L’Occident se trouve actuellement dans une position très précaire. L’effort de guerre qui a mobilisé d’énormes ressources en faveur de l’Ukraine est sur le point de se désintégrer ».

Lassitude face à la guerre en Ukraine

Les républicains aux États-Unis conditionnent un soutien accru à l’Ukraine à leurs appels en faveur d’une politique frontalière plus stricte, tandis que l’engagement européen de 50 milliards d’euros envers l’Ukraine risque de disparaître dans le trou noir budgétaire de Kyiv.

« La situation politique aux États-Unis devient brûlante et s’oriente vers une crise constitutionnelle potentielle », écrit Philip Pilkington. « Et tout cela se déroule dans un contexte d’élections extrêmement controversées et déstabilisantes se profilant à l’horizon du pays en novembre prochain. »

Au Royaume-Uni, des tensions entre le gouvernement conservateur de Rishi Sunak et le ministère de la Défense apparaissent également face à la stratégie britannique vis-à-vis de la guerre en Ukraine et des enjeux plus larges. Le chef d’état-major sortant, Sir Patrick Sanders, a même évoqué la perspective d’un retour de la conscription face à l’imminence d’un conflit mondial.

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Le discours du chef d’état-major était si critique à l’égard de la capacité militaire réduite du Royaume-Uni que le ministère de la Défense a refusé de le communiquer aux médias. Un attaché de presse a confirmé au groupe de médias britannique Sky que le discours de Sir Patrick Sanders « n’a[vait] pas été et ne sera[ait] pas » rendu public.

Tobias Ellwood, ancien ministre britannique de la Défense et fervent partisan de la guerre, a déclaré à Sky qu’« il y a[vait] une atmosphère de 1939 dans le monde en ce moment ». Reflet d’une vision occidentale commune à travers le prisme de la défaite, il a ajouté : « Ces États autoritaires se réarment. Il y a une réticence de l’Occident à prendre des risques pour y faire face, et nos institutions internationales, telles que les Nations unies, ne sont pas en mesure de tenir ces nations dévoyées responsables. »

Si Tobias Ellwood considère que l’Occident est réticent à prendre des risques, le reste du monde voit les États-Unis et leurs alliés se déchaîner, défier la CIJ, affamer les civils assiégés à Gaza et bombarder l’un des pays les plus pauvres de la planète.

Les États-Unis et la Grande-Bretagne mènent une guerre en mer Rouge en frappant le Yémen pour contrer le blocus naval de ce dernier à l’encontre des navires liés à Israël. À la suite de ces frappes, les Houthis ont déclaré leur intention de prendre pour cible les navires britanniques et américains.

Les responsables politiques britanniques et américains ont beau nier que les Houthis agissent en soutien aux Palestiniens de Gaza, c’est bien ainsi que le reste du monde voit les choses. Grâce aux réseaux sociaux, les déclarations des Yéménites ne peuvent pas être bloquées.

Risques d’escalade

Chaque jour apporte de nouveaux risques d’escalade. Les sénateurs américains exercent désormais des pressions sur le président Joe Biden pour qu’il attaque l’Iran, à la suite de la mort de trois soldats américains dans une base située en Jordanie à la frontière syrienne, lors d’une attaque de drone revendiquée par une milice irakienne.

Par son soutien à l’Ukraine, et potentiellement même par son entrée en guerre, l’Occident prépare la Troisième Guerre mondiale. La Russie se bat à sa propre frontière et Poutine peut présenter la guerre comme un combat existentiel contre son ennemi éternel, l’Occident, que les Russes semblent actuellement en train de remporter.

« Le colonisé […] rit un bon coup chaque fois qu’il se découvre animal dans les paroles de l’autre. Car il sait qu’il n’est pas un animal. Et précisément, dans le même temps qu’il découvre son humanité, il commence à fourbir ses armes pour la faire triompher »

- Frantz Fanon

Chacune de ces escalades mène à une conflagration générale s’étendant de la mer Rouge au Liban et à la mer Baltique. Ce n’est peut-être pas ce que souhaitent Joe Biden ou Rushi Sunak en cette année électorale, marquée par la lassitude des électeurs à l’égard de la guerre et par une majorité en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza. Pourtant, toutes leurs actions nous entraînent dans cette direction.

Les puissances occidentales sont impliquées dans des conflits à des milliers de kilomètres de chez elles, comme elles l’étaient à l’époque de Frantz Fanon en Algérie, au Congo et en Indochine. Aujourd’hui, la classe politique occidentale s’est ralliée à l’Ukraine et à Israël, mais pour des millions de personnes, ces guerres ne valent plus la peine d’être menées.

Pour reprendre les termes du porte-parole des Houthis, Mohammed al-Bukhaiti : « La guerre d’aujourd’hui oppose le Yémen, qui lutte pour mettre fin aux crimes de génocide, à la coalition américaine et britannique [qui] soutient les auteurs de ces crimes. Chaque parti ou individu dans ce monde a deux choix sans troisième option... de quel côté vous tenez-vous en regardant ces crimes ? »

Fanon, dans ses écrits il y a 63 ans, était de cet avis : « Le monde colonial est un monde manichéiste. […] Parfois ce manichéisme va jusqu’au bout de sa logique et déshumanise le colonisé. À proprement parler, il l’animalise. […] L’indigène est déclaré imperméable à l’éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est […] l’ennemi des valeurs. En ce sens, il est le mal absolu. »

« Le colonisé sait tout cela et rit un bon coup chaque fois qu’il se découvre animal dans les paroles de l’autre. Car il sait qu’il n’est pas un animal. Et précisément, dans le même temps qu’il découvre son humanité, il commence à fourbir ses armes pour la faire triompher. »

Joe Gill a vécu et travaillé en tant que journaliste à Oman, à Londres, au Venezuela et aux États-Unis, pour des journaux tels que le Financial Times, Brand Republic, Morning Star et le Caracas Daily Journal. Il a poursuivi des études de maîtrise en politique de l’économie mondiale à la London School of Economics. @gill_joe

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

Joe Gill has worked as a journalist in London, Oman, Venezuela and the US, for newspapers including Financial Times, Morning Star and Middle East Eye. His Masters was in Politics of the World Economy at the London School of Economics. Twitter @gill_joe
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