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Le barrage éthiopien de la Renaissance, source d’une Nakba pour l’Égypte

Le barrage de la Renaissance pourrait déplacer des millions d’Égyptiens et Sissi devrait être tenu entièrement responsable de ce désastre national
Vue aérienne du niveau d’eau au barrage de la Renaissance à Goba, en Éthiopie, le 20 juillet (AFP)

Le désastre n’a pas frappé soudainement, il a ruisselé.

Dans un premier temps, l’Éthiopie a nié ce que les 100 millions d’Égyptiens vivant en aval du Nil redoutaient par-dessus tout : que le remplissage du réservoir du barrage de la Renaissance ait commencé.

Le 15 juillet, la télévision nationale éthiopienne a annoncé la nouvelle, avant de se rétracter et de s’en excuser quelques heures plus tard. Le ministre éthiopien de l’Eau, de l’Irrigation et de l’Énergie, Seleshi Bekele, a prétendu initialement que les photographies publiées par Reuters montraient l’eau engendrée par de « fortes pluies ».

Mais après que le Soudan a confirmé que plusieurs de ses stations hydrauliques sur le Nil avaient cessé de fonctionner en raison d’une baisse soudaine du niveau du fleuve, l’Éthiopie a été contrainte de l’admettre. « Félicitations ! Le Nil était un fleuve et ce fleuve est devenu un lac. Il ne s’écoulera plus dans le fleuve. L’Éthiopie pourra se développer autant qu’elle le souhaite grâce à cela. En fait, le Nil est à nous ! »

Chose incroyable, cette fanfaronnade est le fait du ministre des Affaires étrangères lui-même, Gedu Andargachew, abandonnant tout semblant de diplomatie.

Un rêve devenu réalité

Pour l’Éthiopie, ce barrage est l’accomplissement d’un rêve qui remonte à l’empereur Haïlé Sélassié Ier dans les années 1960. Ce projet de 4,6 milliards de dollars « pour les Éthiopiens, par les Éthiopiens » (il a été autofinancé) n’est pas qu’un moyen de fournir de l’électricité à une nation qui en a besoin, ce barrage est la pierre angulaire de la renaissance économique et politique de la nation. Il signifie par ailleurs que l’Éthiopie ne peut plus être malmenée par les puissances coloniales comme elle l’a été par le passé.

Pour l’Éthiopie, ce barrage est l’accomplissement d’un rêve qui remonte à l’empereur Haïlé Sélassié Ier dans les années 1960

Le pays accueille le siège de l’Union africaine et de la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU. Elle dispose d’une armée puissante et aguerrie. L’inverse exact du chemin parcouru par l’Égypte, passée de puissance régionale à pays sinistré, foulée du pied par Abdelfattah al-Sissi.

Sous la présidence de Sissi, la dette nationale égyptienne a presque triplé depuis 2014, d’environ 112 milliards de dollars à environ 321 milliards de dollars. Un rapport de l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques de l’Égypte a montré que la pauvreté atteignait 32,5 % en 2019, contre 27,8 % en 2015, tandis que l’extrême pauvreté s’élevait à 6,2 % contre 5,3 % sur la même période.

Sa population, qui a déjà passé la barre des 100 millions, augmente d’un million tous les six mois, un taux qui, selon les prévisions de l’ONU, conduira à des pénuries d’eau d’ici cinq ans, même sans le barrage.

L’eau qui atteint l’Égypte provient d’Éthiopie à 80 %. Une étude de la société géologique américaine publiée en mai 2017 prévoyait que le pays souffrirait d’une pénurie de 25 % de sa quote-part annuelle d’eau si le réservoir était rempli en cinq à sept ans.

« Si le barrage est rempli dans les trois prochaines années comme le souhaitent les Éthiopiens, le niveau du Nil en Égypte sera tellement bas que les tuyaux des pompes seront pour beaucoup exposés », a déclaré à MEE une source égyptienne haut placée, qui a participé aux négociations.

« Si le niveau du Nil descend autant, les eaux de la mer pénétreront dans le delta, la région la plus fertile d’Égypte, ce qui signifie une salinisation des sols du delta qui ne conviendrait pas à beaucoup de cultures », a jouté la source.

Un déclin extrême

En 2018, Reuters a publié un article affirmant que 17 % des terres agricoles de l’Égypte seraient détruites si l’Éthiopie remplissait le réservoir en six ans ; et 51 % si elle le remplissait en l’espace de trois ans. Les spécialistes égyptiens s’attendent à ce que 75 % des fermes piscicoles soient détruites.

Les spécialistes égyptiens s’attendent à ce que 75 % des fermes piscicoles soient détruites. Cela pourrait conduire au déplacement de jusqu’à 30 millions de personnes, soit un tiers de la population

Cela pourrait conduire au déplacement de jusqu’à 30 millions de personnes, soit un tiers de la population. Si quoi que ce soit mérite le qualificatif d’urgence nationale, c’est le moment présent, alors que le niveau d’eau fertile du Nil commence son long et extrême déclin. Mais le barrage n’est pas apparu du jour au lendemain. Ce n’était pas une surprise.

La construction a débuté pour de bon en 2011. Peu après, Mohamed Morsi est devenu président et il s’en inquiétait à juste titre.

Cherchant un moyen de pression pour les négociations avec Addis-Abeba, Morsi a déclaré que « toutes les options » étaient sur la table en ce qui concernait la réaction de l’Égypte au projet. 

Le Nil a toujours été la principale considération en matière de sécurité nationale pour l’Égypte dans l’histoire moderne. L’Égypte a déclaré la guerre à l’Éthiopie en 1874 lors d’une tentative ratée de contrôler le Nil bleu.

Un câble de l’ambassade américaine daté de 2010 et publié ultérieurement par Wikileaks a révélé que les Égyptiens avaient fait exploser du matériel en route vers l’Éthiopie au milieu des années 1970.

Cette source, dont la fiabilité a été jugée totale par ces officiers du renseignement américain et qui a été en contact avec l’ancien président égyptien Hosni Moubarak et son directeur des renseignements militaires, Omar Souleiman, a déclaré aux Américains : « Il n’y aura pas de guerre. Si une crise survient, nous enverrons un avion bombarder le barrage et le ferons revenir en un jour, c’est aussi simple que ça ».

« Ou nous pouvons envoyer nos forces spéciales bloquer/saboter le barrage. Mais pour l’instant, nous ne nous dirigeons pas vers l’option militaire. Ce sont juste des plans de secours. Regardez en arrière, une opération que l’Égypte a menée dans la seconde moitié des années 1970, en 1976 il me semble, alors que l’Éthiopie tentait de construire un grand barrage. Nous avons fait exploser le matériel en transit par la mer vers l’Éthiopie. Une étude de cas utile. »

Toutefois, Morsi a été ridiculisé par les députés de l’opposition et discrédité par l’armée pour s’être montré ferme.

Le complot de Sissi

Trois jours avant une réunion de crise avec Morsi à propos du barrage, Ayman Nour, l’un des politiques participant à la médiation avec les autres nations africaines à propos des structures envisagées, a été contacté par Sissi lui-même.

Nour a révélé l’année passée que Sissi lui avait appris que Morsi voulait explorer l’option d’une action militaire, mais que l’armée n’était pas préparée à cela, et que l’armée devrait gérer l’ensemble du dossier.

Lorsque Sissi et l’armée ont repris le dossier, ils ont dit aux Éthiopiens que l’Égypte était désormais entre des mains rationnelles et sensées qui allaient négocier

La réunion de Morsi a été sabotée. On a dit à ses conseillers qu’une caméra enregistrait les procédures à des fins de communication interne, alors qu’en fait tout ce qu’ils pensaient aborder de manière confidentielle était diffusé en direct. L’objectif de Sissi était clair : embarrasser son président un mois avant qu’il ne soit évincé.

Nour a déclaré : « Cette réunion faisait partie d’un complot visant à impliquer l’Égypte dans un gros problème vis-à-vis du barrage de la Renaissance. Cela faisait partie des efforts pour prouver l’échec du régime au pouvoir à ce stade. »

Sissi avait une autre raison de freiner une réaction ferme de l’Égypte concernant le barrage. 

Il savait qu’en l’espace d’un mois, lorsqu’il aurait perpétré son putsch, l’Union africaine suspendrait la participation de l’Égypte. La suspension de l’Union africaine – ce qui fut la seule réaction internationale significative à l’égard du coup d’État – n’a duré qu’un an et les bavardages pacifistes de Sissi avec l’Éthiopie ont joué leur rôle pour mettre fin à l’isolement de l’Égypte.

Lorsque Sissi et l’armée ont repris le dossier, ils ont dit aux Éthiopiens que l’Égypte était désormais entre des mains rationnelles et sensées qui allaient négocier. Les jours des islamistes déchaînés étaient terminés, affirmaient-ils.

Mais les négociations n’ont mené nulle part.

Le feu vert

Un accord préliminaire tripartite a été signé en 2015 entre les dirigeants de l’Égypte, du Soudan et de l’Éthiopie.

Lors de la cérémonie de signature, le Premier ministre éthiopien Haile Mariam Desalegn a déclaré sérieusement : « Je confirme que la construction du barrage de la Renaissance n’endommagera pas nos trois États et surtout [ne nuira pas] au peuple égyptien ». Sissi a répondu : « C’est un accord-cadre et il sera complété. Nous avons choisi la coopération et la confiance dans l’intérêt du développement. »

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Ceci s’est reproduit lorsqu’en 2018, Sissi a demandé au nouveau Premier ministre d’Éthiopie Abiy Ahmed de répéter après lui en arabe : « Par Allah, par Allah, nous ne causerons aucun tort à l’eau de l’Égypte. » Sissi riait et applaudissait tandis qu’Ahmed baragouinait ces mots qu’il ne comprenait pas. Abiy Ahmed ne parle pas arabe.

Toutes ces déclarations cumulées, qu’elle n’avait pas la moindre intention d’appliquer, ont donné à l’Éthiopie le feu vert pour avancer. Cinq années supplémentaires ont été gâchées et ont passé, et le barrage est devenu une réalité sur le terrain.

Peu d’options

Sissi a certes tenté de détourner l’attention ailleurs – par exemple en menaçant d’envoyer des troupes en Libye pour contrecarrer la riposte du gouvernement de Tripoli, armé par la Turquie. Il n’en reste pas moins que le remplissage du barrage est un coup dur porté à l’armée égyptienne qui prétend protéger l’État. L’armée est ignorée, sa véritable impuissance révélée par un voisin africain plus puissant et plus sûr de lui.

Sissi ne peut pas accuser sa rivale régionale, la Turquie, qui est le deuxième plus grand investisseur en Éthiopie. L’allié de l’Égypte, les Émirats arabes unis, joue le même jeu en Éthiopie, avec 3 milliards d’aide et d’investissement. Pour les Émirats arabes unis comme pour la Turquie, amis et ennemis, l’Égypte est passée au second plan de leurs intérêts nationaux.

La seule autre carte que Sissi puisse jouer avec l’Éthiopie est Donald Trump. Le journal américain Foreign Policy a annoncé que plusieurs responsables de l’administration Trump avaient commenté que le gouvernement américain supprimerait les aides destinées à l’Éthiopie si les négociations se retrouvaient encore dans l’impasse. Mais miser sur Trump en cette période de campagne électorale avant le scrutin de novembre est risqué.

Sissi, le président soudanais de l’époque Omar el-Béchir (au centre) et le Premier ministre éthiopien Haile Mariam Desalegn lors d’une réunion à Khartoum, le 23 mars 2015 (AFP)
Sissi, le président soudanais de l’époque Omar el-Béchir (au centre) et le Premier ministre éthiopien Haile Mariam Desalegn lors d’une réunion à Khartoum, le 23 mars 2015 (AFP)

Parvenir à une résolution juste entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte concernant le barrage n’est pas la principale priorité de la politique étrangère américaine. Si le candidat démocrate à la présidentielle Joe Biden succède à Trump, Sissi cessera – au mininum – d’être le « dictateur préféré » du président américain. Biden a promis de conditionner l’aide américaine au comportement de Sissi vis-à-vis des droits de l’homme. Il ne va pas protéger Sissi.

Et il ne faut pas croire non plus l’Éthiopie, qui assure que le barrage provoquera une interruption seulement temporaire du niveau du Nil.

L’Égypte est véritablement confrontée à une crise existentielle. Un pays de plus de 100 millions de personnes ne peut survivre avec des eaux du Nil qui diminuent

L’Éthiopie a notamment assuré à la communauté internationale que le réservoir – qui fera la taille de Londres – sera utilisé uniquement pour la production d’électricité.

J’ai entendu parler d’hommes d’affaires du Golfe qui se sont vu offrir des participations dans des terres près du réservoir – des terres dont la valeur devrait fortement augmenter une fois irriguées par les eaux du réservoir. Le réservoir sera utilisé pour l’irrigation et l’agriculture ainsi que pour la production d’électricité.

L’Égypte est impuissante, elle ne peut stopper le remplissage du barrage et empêcher les Éthiopiens d’utiliser l’eau du réservoir comme ils le souhaitent. Elle est véritablement confrontée à une crise existentielle. Un pays de plus de 100 millions de personnes ne peut survivre avec des eaux du Nil qui diminuent. 

C’est la Nakba de l’Égypte. Elle peut potentiellement déplacer des millions de personnes. Sissi est pleinement responsable de ce désastre national.

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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